Chapitre 10 | Partie 1 : A man of Constant Sorrow

ARLETTE

Une voix résonna dans l'obscurité. Familière et douce.

—Louis, est-ce que tu peux nous laisser ? Arlette, j'ai à te parler.

—Je vous laisse, je monte.

La lumière apparaissait peu à peu, sortant de la fenêtre en face du comptoir. Des formes se dessinaient dans l'espace. Le tic-tac de l'horloge rythmait le temps. Le salon était vide, les tables étaient encore recouvertes des nappes bleues du service du matin. 

Un vase de verre contenant de l'eau et une branche de lavande était posé sur la table la plus proche. Le corps de Joshua était flou, comme s'il avait du mal à prendre forme, à se densifier dans l'air. Il était face à elle. Ses yeux étaient invisibles, cachés dans l'ombre de son visage. Même sa voix semblait distante et perturbée par des éléments extérieurs.

—Arlette, j'ai réfléchis à propos de ce que tu as dit quand tu as vu le sénateur et Lloyd, à l'inauguration. Il faut que je te parle de ton oncle. J'ai eu beaucoup d'occasions de t'en parler, j'aurais dû le faire plus tôt, mais... En vérité je l'ai bien connu. A la fin de son testament, il te disait...

La voix érayée de l'ombre qu'était Joshua se tut. Il tourna sa tête sans visage vers la lumière des fenêtres. Le bruit des moteurs résonnait au loin, comme si des voitures approchaient. Ce n'étaient pas des moteurs de voitures. C'était le bruit de rotation d'une hélice. Des avions, des chasseurs. 

Sa vision de la pièce se brouilla, vibrante comme une feuille froissée par l'air. Les bruits s'intensifiaient. C'était comme si les avions étaient juste au-dessus de la maison. 

Le visage de Joshua se retourna vers elle, il apparut alors, ses petits yeux pleins d'inquiétude, sa barbe, ses rides creusés. Plus humain que jamais. Il ouvrit la bouche pour parler mais le bruit était trop fort. 

Elle n'entendit rien. Le son entrait dans son crâne et faisait claquer ses dents, il faut garder la bouche ouverte pour ne pas que ses oreilles explosent disait sa mère au loin. Les murs du salon étaient en train de voler en éclat, laissant des faisceaux de lumière transpercer la pièce. 

Joshua se jeta sur elle. Elle sentit la chaleur du corps, les faisceaux qui le traversaient. Un rayon l'atteignit, elle, en plein dans l'épaule et lui arracha un cri silencieux dans le hurlement de la pièce, dans la déflagration de l'espace autour d'elle.

Les bruits cessèrent. Elle se retrouva étendue au sol. Dans le silence total. Elle voyait l'ombre d'un homme qui passait. Loin. Trop loin. Un poids l'écrasait, l'empêchait de respirer. Une masse froide comme la glace qui l'enfonçait dans le parquet.

—Rejoins-moi, Arlette.

Elle sentait que son corps partait en arrière, sans que le sol ne le retienne plus. Elle était plongée dans l'obscurité liquide. Le froid qui lui était tombé dessus l'entourait à présent, et la lumière de la fenêtre disparaissait peu à peu. Elle tombait au fond du lac, parmi les herbes aquatiques et les longues algues qui semblaient s'étirer vers le ciel, au-delà de l'eau. Elle coulait. 

Elle vit une grande croix couverte de flammes de l'autre côté du filme infranchissable de l'eau. C'était une vision étrange et triste. Pourquoi brûlait-elle ? Pourquoi avait-on mis feu à la croix ? Ses questions ne trouvèrent pas d'écho. Quelque chose la tirait vers le fond, silencieusement, lentement. Elle ne pouvait se retourner vers les abysses, mais elle sentait l'eau se refroidir de plus en plus. Les ténèbres brouillaient peu à peu sa vision. 

Quelque chose attrapa soudainement sa main. Elle tourna un peu la tête, incapable de faire un autre mouvement. Joshua était là. Sa barbe et ses cheveux étaient agités au gré des courants. Il mit sa main sur sa poitrine en souriant, comme s'il jurait, puis il la lâcha et s'éloigna, descendant plus bas qu'elle. 

Elle voulut le rattraper et sentit soudainement l'électricité parcourir son corps, comme un coup de jus dans sa nuque qui descendit dans sa cage thoracique jusqu'à crisper ses doigts. Elle ne coulerait pas. Elle pouvait nager. 

D'un geste du bras droit, elle se retourna vers les profondeurs et vit Joshua qui disparaissait peu à peu, figé dans son sourire, le bras sur la poitrine. Elle nagea vers lui, sentant la pression qui comprimait ses poumons et rendaient ses mouvements de plus en plus difficiles. Elle luttait, tentant de battre des pieds, de donner des coups, mais elle n'avançait plus. Joshua avait disparu.

Elle se réveilla en sursaut, trempée.

Il y avait quatre paillasses à côté d'elle. La pièce était toute en longueur, avec seulement une fenêtre au bout, près de l'échelle en bois. Elle était dans le dortoir des Irlandais. Elle tenta de se relever mais une douleur au bras droit la força à rester allongée. Elle était emprisonnée dans un bandage encore frais, sous sa chemise de nuit. 

La couverture qu'on avait remonté jusqu'à son cou était rugueuse. A côté, sur un tabouret, était posé un béret noir poussiéreux. Celui de Joshua. On l'avait mise dans le lit de Joshua. Cette idée la fit paniquer. Elle sentit son sang se glacer et son cœur se mettre à battre la chamade. La douleur dans son bras refit surface, elle essaya de garder le dos droit pour éviter de trop sentir la plaie qui la tiraillait. Elle ferma les yeux en essayant de rester calme. Joshua était mort. Ce n'était pas un rêve. Il s'était jeté sur elle et avait reçu toutes les balles à sa place. Elle n'avait pas été plongée dans le lac, mais dans son sang. 

Elle n'avait pas entendu les moteurs d'avions de chasse, mais des armes automatiques. Elle se mordit la lèvre inférieure et serra les poings, la douleur irradiant son bras. Joshua était mort. Elle revit son visage souriant se tourner vers les bois, ses cheveux frisotants qu'il gominait le jour de l'inauguration, ses yeux pleins de gentillesse qui la fixaient alors qu'il lui expliquait comment placer un piège dans l'eau. 

Elle réprima les larmes qui montaient au coin de ses yeux et se força à se lever, repoussant violemment la couverture. Elle ne pouvait pas imaginer que Joshua ne serait plus là. Plus ici, avec elle, avec eux à Pinewood.

Elle entendit soudainement quelque chose racler contre le bois juste en-dessous d'elle. Les chevaux. Les lits au premier étage, les bêtes juste en-dessous se souvint-elle. Une porte s'ouvrit et se referma bruyamment. 

Un chien aboya, c'était Le Chien. On l'avait donc mis ici, avec elle. Cela signifiait qu'il n'y avait plus personne à l'auberge. Quelqu'un monta à l'échelle. Arlette hésita un instant à reprendre la couverture qu'elle avait jeté sans penser à ses jambes nues jusqu'aux cuisses, mais elle n'arriva pas à l'atteindre sans bouger son épaule.

Kenneth apparut, le visage grave. Il approcha en baissant la tête, slalomant entre les lits et les affaires entassées dans l'obscurité. Il saisit la couverture et lui tendit en cachant son regard de son béret. La jeune femme se couvrit et il enleva le béret pour s'asseoir sur le tabouret. Il sortit une flasque de la poche de sa veste et lui tendit. Elle en bu une lampée et lui rendit. Elle ne sentit ni l'odeur ni la brûlure de l'alcool.

—Ça fait combien de temps que je suis là ? demanda-t-elle en gardant une expression perdue.

—Un jour et demi. Louis est allé parler au shérif et organiser les obsèques... Tu vas mieux ?

—« Mieux » ? Non. Raconte-moi ce qui s'est passé.

Kenneth prit lui aussi une gorgée de whisky et parla en rangeant la flasque.

—Des types sont venus avec deux voitures, ils ont tiré sur toute la façade de la maison et ont laissé une grande croix en feu dans le pré. Quand on est arrivés, on a vu Louis courir dehors. Tu étais là, avec Joshua... On t'a ramenée ici pour éviter qu'ils ne te trouvent s'ils repassaient. Joshua ne respirait déjà plus quand on est arrivés.

Il la regardait sans exprimer aucune émotion, comme un soldat qui annonce la mort d'un camarade à sa famille. Elle le fixait en sentant la tristesse faire place à la colère dans son cœur. Lloyd ou Henry. L'un des deux avait tué Joshua, en essayant de la tuer elle. L'un d'eux avait franchi la ligne, avait brisé le pacte invisible qui les liait, qui faisait d'eux des ennemis. Ils n'étaient plus des ennemis. Ils étaient des hommes à abattre. Elle baissa la tête et posa une main sur son bandage. 

C'était elle qui aurait dû mourir. Elle aurait dû prendre toutes ces balles dans son corps et tomber. Mais l'Acadien avait voulu lui parler, il avait voulu lui dire quelque chose. Elle sentit la chair ouverte près de son épaule et passa un doigt dessus. Joshua n'avait pris les armes que pour l'aider, elle. Personne d'autre qu'elle n'aurait dû mourir. Et personne d'autre que les responsables ne devaient en payer le prix. 

Cette dernière idée la tira de son mutisme. Elle leva les yeux vers l'Irlandais. Il la fixait toujours. Il avait dû en voir des gens qui mourraient pour rien. Des balles perdues, des sauvetages héroïques qui finissaient en bain de sang. Il avait dû se réveiller des matins, avec un morceau d'acier dans la chair, écrasé sous le poids d'un mort. Et combien de fois avait-il tiré sur un homme en repensant à ces morts qui lui avaient été chers. La vengeance...

—Qu'est-ce que vous avez fait, Kenneth ?

Il savait ce qu'elle lui demandait. Il tourna rapidement la tête vers l'échelle, certainement pour voir si Shannon ou Chelsea étaient dans les parages, et sortit de sa manche un morceau de papier.

—On attendait d'avoir l'adresse.

—Qui est-ce qui a fait ça alors ?

—Un des hommes des Richter.

Elle fixa le morceau de papier. Elle faillit tendre la main pour le saisir, mais s'arrêta dans son geste. Si elle agissait directement, cela retomberait sur tout le monde. Il valait mieux qu'elle ne s'en mêle pas, pour éviter un autre affrontement direct.

—Et les frères Richter ?

—A ce qui paraît, ils n'étaient pas au courant... C'est pratique de ne pas être au courant, siffla-t-il sarcastiquement.

—Vous avez parlé avec Devin.

— Il a voulu s'excuser au nom de sa famille. Bien sûr Henry n'est pas venu. On leur a laissé croire que c'était toi qui y été restée.

—... Pour ne pas qu'ils continuent à venir..., comprit-elle.

—Maintenant ils vont tous se ruer chez le notaire ou aux pompes funèbres pour demander à voir le corps, et le testament ajouta-t-il.

—C'est pour ça que Louis y est, je vois. Ils vont vouloir s'arracher le droit de propriété.

—Le subterfuge ne tiendra pas longtemps.

Elle resta silencieuse un instant. Est-ce qu'il fallait vraiment le faire, punir ceux qui avaient fait ça. Si Pinewood ne réagissait pas, ses ennemis allaient-ils revenir ? allaient-ils s'enhardir en se disant qu'ils ne trouveraient aucune résistance de sa part ? est-ce que Joshua l'aurait fait ?

—Alors agissez. Ne punissez que les responsables... Pas les frères.

Kenneth qui allait se lever s'arrêta brusquement.

—C'est le moment Arlette, je sais que tu n'aimes pas ça, mais il faut le faire, essaya-t-il de la convaincre.

—Non. Si on s'en prend aux frères, ils viendront ici et réduiront tout en cendres. Si Henry Richter a ne serait-ce qu'une ombre d'honneur, et s'il tient à sa famille, il nous livrera les responsables.

—C'est Devin qui nous a donné l'adresse et le nom. Il n'en a certainement pas parlé à Henry. Tu as une trop haute estime de ce type. Il aurait dû se présenter ici hier et nous amener les responsables en les traînant par les pieds, dit-il en s'approchant.

Elle le saisit par le bras malgré sa fébrilité et le retint, plongeant son regard dans le sien. Il avait une fois de plus cette détermination macabre dans les yeux. Cette soif que seul le sang pouvait assouvir. Il s'assit au bord du lit sans la quitter des yeux et reposa son bras. Il se reprit, plus lentement, en s'approchant encore.

—Devin n'en a donné qu'un. Un nom. Il y avait au moins quatre personnes dans ces voitures pour tirer comme ça. Ils nous jettent un os à ronger, c'est tout. On n'aura pas tous les responsables avec ce bout de papier seulement, et personne ne les dénoncera plus. Il faut-

—Non. Je ne veux plus que des gens innocents meurent. Joshua...

Elle n'arrivait pas à terminer sa phrase. Elle baissa la tête, incapable de contenir ses larmes plus longtemps. Il était maintenant si proche qu'elle pouvait sentir son souffle. Il la prit entre ses bras un instant.

—Tu es encore sous le choc, et tu viens juste de vous réveiller... Dit-il avant de s'écarter brusquement.

Reprenant son expression froide, il se leva et continua :

« Mais si tu veux diriger des troupes, si tu dois commander des hommes, tu ne peux pas être aussi faible et laisser tes émotions prendre le dessus. Les femmes qui commandent doivent se plier aux mêmes règles que les hommes.

—Je ne pleure pas parce que je suis une femme, répondit-elle sèchement, je pleure parce que je répugne à la mort. Ne joues pas à ce jeu-là avec moi. Ne pleures-tu pas lorsque tu regardes ton reflet dans l'étang ? Ne vis-tu plus avec les fantômes de tous ceux que tu as vu mourir ou précipité dans la mort ? Est-ce que tu ne pleureras pas quand tu verras le visage de Joshua remonter du fond de l'étang, parmi les autres ?

Le visage de l'homme sembla se figer dans une expression étrange. Ses yeux bleus s'étaient transformés en deux morceaux de glace, percés de minuscules trous noirs.

— Ça ne me fait plus rien de voir les visages. Tu ne sais pas combien l'étang en est rempli... Je les vois et je plonge me baigner parmi eux... La France, Belfast, New York. Tu dois le savoir maintenant, on n'a jamais lâché les armes. On a servi dans toutes les guerres. Joshua aussi. Il savait dans quoi il s'engageait quand il est parti dans chacune d'elles. Pinewood n'en est qu'une de plus. On a tous voulu trouver la paix, et on doit encore se battre... La seule chose qu'on puisse faire pour lui c'est le venger, pour qu'il parte pour de bon.

—Pourquoi n'êtes-vous pas partis quand vous avez vu les gangs venir alors, et quand Lloyd est venu ? Tu aurais pu l'éviter cette nouvelle guerre, pour toi, Paddy et les autres, ceux qui ont des enfants à protéger, non ?

Il revint vers elle.

—Parce qu'on est des soldats, Arlette. On nous offre un endroit où vivre, un travail, du respect, et tu crois qu'on va abandonner ça ? On est un clan maintenant. On est les gens de Pinewood. Et plus ils s'en prennent à nous, plus on est fiers d'être d'ici.

La porte de la grange s'était ouverte en bas. Mickey et Paddy entrèrent précipitamment et sortirent les armes cachées dans le foin. Arlette retira la couverture et s'appuya sur son bras valide pour se mettre debout. Elle sentit qu'elle s'était levée trop vite et se rattrapa contre le toit en pente pour ne pas faire s'écrouler. Il la regarda faire sans intervenir.

—Je dois y aller.

—Ne touchez pas aux frères, répéta-t-elle, assez fort pour qu'on l'entende en bas.

Il la saisit rapidement par son bras blessé et la força à s'asseoir. Elle tomba sur le lit, et sentit la douleur incendier son épaule jusqu'à sa nuque. Il la regarda droit dans les yeux et lui fit un signe de la tête.

—Restez à l'intérieur, patronne. On va s'occuper de ce type.

Elle le regarda partir sans plus émettre de protestation. Que pouvait-elle faire de plus ? Elle ferma les yeux.


Pas trop le temps de vous proposer une fois de plus des commentaires et des explications historiques, mais j'espère que vous avez apprécié ce chapitre.

https://youtu.be/a1-0T2sk0Eg

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top