Chapitre 1 | Partie 2: The Wayfaring Stranger

ARLETTE

Un homme entra dans le café. C'était un vieillard voûté, boudiné dans ses vêtements tirés à quatre épingles. Il avait de petits yeux dissimulés sous une épaisse broussaille de sourcils gris. Il referma son parapluie et se dirigea vers elle pour la saluer. 

Elle se leva au dernier moment et tendit la main fébrilement. Était-ce l'homme qu'elle avait eu au téléphone ? Il avait une poigne de fer.

— Maître Brunner je suppose ?

— Exact, Miss Arlette Mangel ? Enchanté. Vous avez fait bon voyage ? Comment trouvez-vous notre beau pays ?

— C'est... très différent de la France, répondit-elle gênée, j'espère m'y habituer rapidement.

L'homme prit un air agacé. Ce n'était qu'une question de forme, qui ne nécessitait pas autant de mots hésitants et mal prononcés.

Elle sentit ses oreilles rougir de honte et baissa les yeux. Il n'aimait pas son accent français, comme beaucoup d'Américains semblait-il. C'était comme s'il y avait quelque chose de fondamentalement mauvais dans la simple négation du mot « Américain » pour certains d'entre eux.

Cela faisait trois jours que la jeune femme faisait de son mieux pour essayer de leur ressembler, de s'adapter à leur prononciation nasale. Mais chaque fois qu'elle entendait un local parler et qu'elle cherchait à lui répondre, elle avait l'impression qu'il n'y avait que la grossièreté de ses intonations françaises qui pouvaient sortir de sa bouche.

Elle avait beau essayer de se rappeler du ton, de la prononciation correcte, chaque fois qu'elle devait prendre la parole, ses mots retombaient dans la platitude monotone de sa langue natale.

L'homme s'assit en face d'elle en posant sa chemise de cuir sur ses genoux. Il n'enleva pas son manteau et laissa son chapeau sur la table, s'apprêtant à repartir immédiatement.

— Hm, oui, très bien, éluda-t-il rapidement. Bon, vous savez chez nous, le temps c'est de l'argent ! et nous en manquons tous ici, je parle du temps ma petite, ne roulez pas des yeux comme ça ! Bon, bien. Une affaire en amène une autre et en tant que notaire vous vous doutez bien que j'en ai encore beaucoup pour aujourd'hui. Parlons donc directement de ce qui vous amène ici. Vous passerez demain à mon office pour signer la paperasse et vous pourrez rejoindre votre prochaine destination aussi vite que possible. Je ne doute pas de votre impatience à découvrir votre nouveau pays et à vous installer plus confortablement.

Surprise, Arlette se contenta de hocher la tête, plus pour assimiler les informations que pour signifier son approbation. Elle avait du mal à suivre le débit de ses paroles en anglais. Mais pourquoi abordait-il ces questions privées ici dans un café, et non dans son bureau à l'abri des regards ? Etait-ce seulement légal ? Ou peut-être avait-il peur qu'on les écoute dans son propre cabinet ? Il continua en sortant quelques papiers de sa chemise.

« J'ai préparé tous les documents pour la vente de l'entrepôt et du bateau de Nantucket comme vous me l'aviez indiqué dans votre lettre. Lorsqu'ils seront vendus et que j'en aurai prélevé ma commission, je vous enverrai l'argent. En ce qui concerne la maison à Richmond, la clef vous attend déjà là-bas. Le maire s'en occupera. Je vous remettrai vos droits de propriété après la signature. Vous allez acquérir près d'un cinquième du comté en forêts et lacs, félicitations.

Le domaine a été nommé Pinewood en raison des pins argentés qu'on trouve encore dans ses hauteurs et qui en font un terrain très prisé. Lorsque le maire de Richmond vous fera visiter, vous verrez certainement la vieille villa de vacances de Pinewood, qui n'a pas été occupée depuis au moins une dizaine d'années. Vétuste et insalubre, totalement inhabitable si vous voulez mon avis.

Il y a aussi cinq mille hectares de terrain, dont trois étangs, un lac, trois rivières, dont une prenant sa source sur votre montagne, le Mont Curtis. Votre oncle a aussi laissé une lettre scellée, soixante mille dollars américains et une horloge, qu'il tenait absolument à vous léguer. »

Le souffle coupé, Arlette tenta d'intervenir, elle essaya de répéter les chiffres qu'elle venait d'entendre. « Votre montagne ». Était-ce simplement possible ? Posséder une montagne... Le notaire balaya sa surprise en levant la main pour l'empêcher de prendre la parole, comme si sa voix lui était réellement insupportable.

« Maintenant je dois vous poser une question sur l'avenir des terres que vous allez posséder, Miss Mangel. Vous devez comprendre qu'il n'est pas habituel qu'une affaire de propriété soit réglée si loin de la terre elle-même. Si vous aviez une idée précise du type d'exploitation que vous allez pratiquer sur votre terrain après votre arrivée, les procédures administratives dans votre comté d'adoption seraient plus simples... »

La jeune femme prit un moment avant de réaliser qu'il y avait là-dedans une question nécessitant une réponse rapide. Elle se sentait emportée dans un tourbillon de d'informations abstraites.

Combien représentaient cinq mille hectares de terrain, est-ce qu'on pouvait en dessiner les limites en regardant l'horizon ? Est-ce qu'il lui faudrait utiliser une longue-vue du haut de la montagne pour apercevoir sa maison ? Et combien représentait soixante mille dollars en francs ? Est-ce qu'elle était riche ? Est-ce que c'était assez pour vivre une année ? Elle n'en avait aucune idée.

Elle se reprit soudainement, alors que les yeux du notaire la fixaient avec impatience.

— Je... Je ne suis pas familière de... La coupe du bois dans les forêts...

D'un revers de la main, l'homme chassa cette pensée et répondit d'un ton agacé :

— Exploitation forestière. Tâchez d'apprendre un minimum de vocabulaire. Vous ne devez pas être moins renseignée que votre oncle, croyez moi. En quinze ans, il n'a jamais construit la moindre scierie. A son décès, les acheteurs potentiels se sont rués à ma porte dès qu'ils ont vu que l'héritage était géré depuis Boston.

Votre oncle était un marin, il n'avait aucune notion de tout ce qui touche aux arbres ou à la chasse, il a acheté ces terres en pensant en faire un nouveau Yellowstone, une sorte de réserve je crois. Mais vous, Miss, vous venez d'une région boisée me semble-t-il, non ? Cela fait de vous une personne plus compétente que lui, par défaut je le conçois, mais plus compétente tout de même.

— Je ne suis pas familière de la gestion en général, Maître. Je ne sais même pas...

— Très bien, la coupa-t-il, nous dirons que vous cherchez des associés pour entreprendre l'exploitation...

— Ne peut-on pas vendre le terrain comme l'entrepôt et le bateau ?

Le notaire allait ajouter quelque chose mais il se figea brusquement. Il la fixa avec surprise. Est-ce qu'elle avait fait une faute de grammaire ? S'était-elle trompée dans la prononciation d'un mot, lui faisant dire une absurdité ?

— Est-ce que vous vous rendez compte de la valeur de ce terrain ? Vous allez le vendre pour une poignée de dollars à cause de la crise et le prochain à le posséder en fera l'une des plus grandes fortunes de la région. Et surtout en ces temps difficiles, posséder un bien c'est toujours avoir une barque de sauvetage avec soi. Votre oncle a été spécifique dans son héritage. Vous pouvez faire ce qu'il vous plaît du bateau et de l'entrepôt, mais les forêts appartiennent aux Mangel et il veut que ce nom reste sur ces terres. Est-ce que vous n'allez pas respecter les dernières volontés de votre oncle ?

— Je... oui, je verrai bien, il y aura surement des gens qui savent s'occuper de ces choses-là sur place.

Rassuré, le vieil homme baissa la tête et lui tendit un papier.

— Oui... Vous trouverez certainement quelqu'un pour s'en occuper... Fort bien. Voici le règlement des droits de succession comme convenu. Si vous voyez une quelconque rature, veuillez me le signaler tout de suite avant que je ne le fasse corriger définitivement.

Elle survola rapidement le document et réalisa que l'anglais manuscrit lui était totalement illisible. Gênée, elle décida de lui faire confiance et lui rendit la feuille.

Tout cela était si rapide, elle se redemanda si c'était réellement légal. Elle lui aurait bien posé la question, mais elle avait envie de partir, de ne plus avoir à parler à cet homme, de passer à l'étape suivante.

— C'est bon, ça ira. Quand pourrai-je partir ?

— Il y a un train pour Portland qui part demain en fin d'après-midi. Vous y arriverez dans la matinée de mercredi et un chauffeur vous y attendra pour vous amener directement chez vous. Quelle heure est-il ? déjà cinq heure ? Je vous laisse, on se voit demain matin à dix heure pour la signature.

Le petit homme se leva, la salua en lui serrant la main à nouveau et sortit sans lui accorder un regard. Est-ce que les affaires étaient toujours aussi expéditives avec les Américains ?

Arlette regarda autour d'elle et réalisa que toute la salle avait gardé son atmosphère lourde et somnolente. Les clients étaient toujours affalés dans leurs sièges, le barman essuyait inlassablement les mêmes tasses en regardant par la fenêtre d'un œil vide.

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