9. Photo N°9 - Opération « Amazing Grenadine »
« Bon, entrez, et soyez discrets. Je ne veux pas que les voisins appellent la police parce qu'il y a du mouvement au lycée un dimanche après-midi... »
Musquet ne faisait pas le fier en entrebâillant la lourde porte du bâtiment à la fine équipe. C'était la première fois qu'il outrepassait à ce point le cadre de ses fonctions. Il assumait. Ces derniers jours, une colère froide l'avait gagné. Contre la cruauté de certains élèves, contre l'injustice dont il se sentait le symbole, contre sa hiérarchie, surtout, qui avait refusé de le suivre, malgré le soutien d'un petit groupe de professeurs mené par sa compagne. La scène s'était passée dans le bureau du directeur. Ce dernier, malgré son air sincèrement désolé, n'en était pas resté moins ferme et intransigeant :
« Oui, je comprends qu'un de nos élèves a essayé de se foutre en l'air hier. J'ai compris ! Et oui, je sais que c'est la faute du jeune Alec Texier. Mais que voulez-vous que j'y fasse ? Personne ne peut affirmer qu'il ait touché à cette foutue boite, et jusqu'à preuve du contraire, c'est lui qui s'est fait agresser et taper dans la cour ! Il n'a fait que répondre avec des mots. J'ai eu une crise de ses parents au téléphone ce matin qui menacent de porter plainte, je ne vais pas convoquer un conseil de discipline pour me ridiculiser encore plus ! Oui, c'est grave. Mais il ne reste que quelques semaines de cours avant que ces gamins dégagent, alors foutez-moi la paix ! À moins de me sortir un élément concret contre lui, l'affaire est close ! »
Le CPE avait beau avoir essayé de peser de tout son poids, il n'avait pas été écouté. Même la menace de poser sa démission n'avait pas ému plus que cela son supérieur. Il y avait plus grave dans la vie, comme son budget de plus en plus dur à tenir ou ses relations délétères avec le rectorat. Abattu, Musquet avait passé sa soirée à se morfondre de son impuissance sur l'oreiller, conscient qu'à par gueuler sur les jeunes, il ne servait pas à grand-chose. Ce fut à ce moment-là que sa compagne, professeur de Philo et de Français de son état, lui chuchota une solution. Celle qui marchait toujours quand c'était la merde et que les adultes étaient dépassés : laisser son fils foutre le bordel.
Alors certes, Gabriel n'était plus lycéen depuis la fin de l'année dernière et il n'avait donc aucune raison de se mêler des affaires du l'établissement, mais il était plutôt très bon ami avec l'élève qui avait manqué de se jeter d'un pont. Cela l'avait motivé à passer plusieurs heures sur Skype avec toute sa bande pour échafauder le plan parfait afin de se venger du salopard, et ce sans porter atteinte à son odieux visage ou à son intégrité. Un plan naturellement basé sur l'art – on ne se refaisait pas – mais qui nécessitait, si ce n'était l'intervention, au moins la bienveillance d'un adulte infiltré.
Renée avait naturellement commencé par engueuler son fils, avant de lui laisser une chance de présenter ses idées et de la convaincre. Comparé à d'autres conneries qu'il avait pu faire, celle-ci semblait assez mesurée. Elle voulait bien en parler à son conjoint, mais si son gosse tenait tant à passer le week-end à Lyon pour foutre le boxon, il devrait se démerder pour se payer son billet.
Ce fut donc ainsi que Gabriel pénétra les portes du lycée le dimanche suivant, en compagnie de toute sa bande. Avec lui, il avait ramené Cléa et Cléo, accompagné de ses deux colocataires sommés de suivre le mouvement sans se plaindre. Mikaël s'en était immédiatement plaint. Suivre le mouvement, il voulait bien, mais si on lui interdisait de grommeler, il prévenait, c'était sûr que ça lui donnerait envie de râler.
Malgré les apparences, Gabriel n'était pas l'instigateur du plan « Amazing Grenadine », même s'il en avait dessiné les principaux contours. Cléo était venu le chercher, le soir après l'incident. Une fois Camille confiée à la surveillance de son père, le préparationnaire s'était enfermé dans sa chambre pour réfléchir. Il avait promis une vengeance exceptionnelle. Mais à part balancer le connard d'un pont – ce qui était exclu à cause des conséquences désagréables que cela pouvait entraîner vis-à-vis de la justice –, il ne voyait pas comment faire. Pire encore, il s'était juré de ne pas faire usage de violence, tout du moins physique. Il y avait bien assez goûté comme cela pour avoir envie d'y replonger. Au point mort, il s'était finalement décidé à contacter l'ex de sa sœur pour lui présenter la situation. À l'écoute du résumé de cette impitoyable journée, la gorge de Gabriel s'était serrée et son regard bleu maya s'était assombri. Jamais l'année précédente, avec toute la bande dans les murs, cela n'aurait été possible. Ils n'auraient jamais laissé faire. Sauf que, pour vivre chacun leur vie, c'était comme s'ils avaient abandonné Camille à son sort. Même s'ils n'y étaient pour rien, ils avaient leur petite part de responsabilité. Ce qui justifiait tout à fait l'ouverture d'un groupe Facebook pour discuter avec tous ceux qui se sentaient concernés des suites à donner à l'affaire.
S'asseyant avec toute la troupe devant le mur blanc qui devrait leur servir de toile, Gabriel s'adressa à Cléo et lui demanda s'il était toujours d'accord ? Ce plan nécessitait qu'il donne un peu de sa personne. Le jeune préparationnaire acquiesça. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas d'autres solutions. Et puis, c'était normal. C'était à lui de venger Camille, et donc à lui de prendre les risques. Il fallait que tout soit en place pour le retour en cours lundi de la lycéenne, après une semaine au repos forcé. Il était de toute manière trop tard pour reculer. Cléo donna le top départ :
« On y va ! »
À ces mots, Gabriel sourit et revissa sa casquette rouge sur sa tête, puis sortit de son sac de grandes feuilles sur lesquelles il avait dessiné les différentes étapes pour la réalisation de son œuvre. Enfin, il s'adressa à toute l'équipe pour expliquer une dernière fois ce qu'il avait en tête et distribuer les taches :
« L'idée est de profiter de ce magnifique mur blanc sans fenêtre pour faire passer un message. C'est un truc qui marche assez bien, j'avais déjà essayé en quatrième où j'étais à l'époque, il y en a qui s'en souviennent encore. Moi, je m'occupe en priorité des grandes formes du dessin. Cléa, je te laisse le décor et le fond, lâche-toi, je veux que ça pète bien. Cléo, tu t'occupes de remplir les zones que je t'indique, sans dépasser. Fabien, tu nous réapprovisionnes en flotte, en gâteaux, en matos et tu aides Cléo. Mikaël, tu poses ton cul sur les marches, tu révises tes cours et tu ne fais pas chier... »
Chacun leur tour, répondirent « Roger », la main droite contre leur tempe. Sauf Mika, qui hurla à la place un « Hein ? Mais pourquoi m'avoir fait venir, bordel, si je ne sers à rien ! »
« Tu ne sers pas à rien ! », le consola Cléo en le prenant dans ses bras comme une peluche, avant de le tirer du bras vers les marches où il était destiné à passer l'après-midi. « Tu fais le blond. C'est important, un blond. On a toujours besoin d'un blond dans les parages quand on fait ce genre de conneries. Et notre blond d'origine était trop occupé pour descendre, alors tu le remplaces. Oh, Gaby, regarde, il fait la même tête que l'autre quand il boude ! C'est marrant ! »
Furieux d'être pris pour un gosse doublé d'un imbécile, Mikaël finit tout de même pas s'assoir et sortit de son sac ses cahiers ainsi qu'une gourde avec une paille, comprenant un bon litre de jus de pomme maison. Dans un certain sens, cela ne le dérangeait pas vraiment d'avoir un peu de temps libre pour réviser ni de le faire en extérieur, sous un rayon de soleil.
Enfin, la fine équipe put se mettre au travail. L'ambiance oscillait entre tendue et bonne enfant. La faute peut-être à Cléa, qui avait juré de tuer Gabriel s'il refoutait les pieds à Lyon après qu'il ait osé lui fausser compagnie pour une autre lors du vernissage de son exposition, en décembre dernier. La jeune femme avait tout le nécessaire sous la main pour réaliser son plan de vengeance, mais son frère lui avait intimé de n'étranger Gabriel qu'après la fin de l'opération, et pas avant.
L'autre raison de cette tension perceptible était naturellement la présence de Musquet, qui faisait les cent pas entre les artistes en herbe, ce qui avait le don de stresser Gabriel. Et puis, forcément, avoir l'autorisation de faire le con, c'était tout de suite moins drôle que lorsque c'était transgressif. De fait, il était simple de comprendre pourquoi le jeune artiste faisait la moue et ne profitait pas complétement du moment. Les encouragements et exigences du CPE rendaient la chose pire encore :
« Allez, lâche-toi Gabriel. Et sois un peu content, c'est la première et dernière fois que je te dis ça ! »
« Mouais... », grommela le grand adolescent en essayant de se concentrer sur son tracé.
« Quoi, qu'est-ce qui ne va pas encore ? Allez, accouche. »
« Non, non, rien.... C'est juste que... réaliser une fresque artistique qui claque avec de la PUTAIN DE CRAIE INDUSTRIELLE, c'est lourd. Vraiment. »
Ah ça, Musquet n'y pouvait trop rien. Il ne tenait plus tant que ça à pointer à pôle emploi. Du coup, en acceptant d'ouvrir les portes à Gabriel, il avait imposé une condition sine qua non : tout devait pouvoir s'effacer et ne laisser aucune trace. L'installation était temporaire et avait pour but de faire réagir sur le moment, pas de devenir un lieu de pèlerinage. Tapotant sur l'épaule du fils de sa petite amie, l'adulte lui rappela très fermement le contexte de toute cette opération :
« N'oublie pas que je risque ma place en te laissant faire. Et si je te laisse faire, ce n'est certainement pas parce que je cautionne tes conneries, mais parce que le proviseur manque cruellement de couilles. »
« Ouais, bah n'empêche, ça me saoule quand même ! »
Heureusement, malgré les contraintes techniques, l'œuvre avançait plutôt vite. Admirant le résultat, Cléo se recula à plusieurs reprises pour photographier ses camarades au travail à l'œuvre ainsi que l'évolution du mur. L'Operation Amazing Grenadine commençait à prendre forme sous ses yeux. Encore une fois, Gabriel s'était surpassé. Au centre, au premier plan, il avait reproduit à la craie noire le tatouage qu'il avait créé pour Camille. Ce symbole transgenre destructuré et stylisé qui rendait d'autant mieux qu'il s'affichait à la vue de tous. De part et d'autre, deux Camille nus dans un style particulièrement moderne et angulaire, peu détaillé, se faisaient face, dos à dos, de profil. Les traits étaient droits, directs, secs et tranchaient avec les courbes du logo. Le Camille de droite était masculin. Sa virilité jaillissant de ses cuisses et ses cheveux courts laissaient peu de doute à ce sujet. Celui de gauche, au contraire, affichait sa féminité, à travers des cheveux longs et une poitrine, seule ligne arrondie de l'ensemble. Les deux étaient calmes, paisibles, la tête légèrement penchée vers le bas et les yeux presque clos, comme s'ils étaient assoupis. Les couleurs éclataient. Cléo tapissait le fond de rose, de marron ou de jaune, Gabriel repassait ensuite avec le blanc et le gris pour lisser l'ensemble et appliquer ombrages et effets de lumières. Le rouge fut réservé aux lèvres. Le bleu au fond des yeux et aux larmes. Derrière, Cléa avait imaginé un décor fou et onirique, patchwork de toute ce qu'elle avait en tête. Enfin, la partie la plus importante se trouvait isolée dans un coin à droite, dans des proportions plus mesurées. Il fallait qu'elle soit visible, sans pour autant lui donner trop d'importance. Là était toute la subtilité de cette vengeance.
Gabriel avait adoré représenter la scène. Un jeune homme aux cheveux noirs et à la peau blanche maltraitait à l'aide d'un fouet le fessier endolori d'une garçon attaché nu, représenté avec des seins énormes et gavé d'hormones féminines à l'entonnoir comme une oie de grains. Les mots « œstrogènes », « lâche » et « Alec » offraient toutes les clés de lecture nécessaire. Le plus beau était que tout cela se volatiliserait une fois vue, la pluie prévue pour le lundi après-midi se chargerait naturellement d'effacer les marques de l'injure. Elle restait quand même signée et assumée. Cléo avait tenu que son propre prénom apparaisse au-dessus de sa tête, avec des cœurs censés prouver son amour et attachement pour la créature qu'il vengeait.
Sur les coups de dix-sept heures, Mikaël s'arrêta dans ses révisions pour proposer un verre à tous les travailleurs. Il avait encore deux thermos frais dans le sac et des verres en plastiques et il était sûr que les autres avaient chaud. Et puis, il fallait bien qu'il serve sérieusement à autre chose dans la vie qu'à suivre partout son coloc enjoué en short, qui de son côté s'amusait comme un petit fou. Pour le coup, même s'il avait plus l'impression de gêner qu'autre chose, Fabien était ravi d'être venu et d'assister en direct à une création gabrielesque. Finalement, tous acceptèrent chaleureusement la proposition du jeune préparationnaire. Mais au moment de servir Cléa, Mikaël ne put masquer l'embarra qui le fit rougir jusqu'au bout des oreilles en découvrant, le nez plongé dans son décolleté, que la jeune femme avait eu la flemme de mettre un soutient gorge. Habitués, ni Gabriel ni Cléo n'avait moufté. Les fous ! Elle était carrément belle. Enfin, pour lui qui ne s'était jamais vraiment posé la question, trop occupé à bosser et à nourrir sa passion débordante pour les sciences depuis son plus jeune âge, cette vision féminine l'émoustillait. S'en était presque perceptible à travers ses vêtements. En tous cas, ce le fut par Gabriel qui l'attrapa d'un coup sec par le haut du dos avant de le tirer quelques mètres sur le côté, contre le mur. Là, le fusillant du regard, il lui murmura à l'oreille des menaces qui firent frissonner et glapir le pauvre étudiant.
« Si tu ne veux pas te retrouver peint sur la fresque en train de te faire latter les couilles à coup de raquette de ping-pong par un des fruits que tu adores boire, t'es prié de regarder ailleurs que dans le col de ma copine. Enfin de mon ex. On se comprend. »
Cléo le lui avait longuement expliqué. Quand il était question de dessin, il fallait toujours prendre Gabriel au sérieux. Hochant frénétiquement la tête sans un mot pour signifier qu'il avait tout à fait compris la consigne, Mikaël sautilla jusqu'à ses marches et se replongea le nez dans un bouquin en grommelant que c'était la dernière fois qu'il était sympa et qu'il proposait à boire sur sa réserve personnelle.
Si l'attitude de Gabriel poussa Cléo à lever les yeux au ciel, elle provoqua le sourire de Cléa. Se passant sa langue sur la lèvre, la jeune femme s'approcha de son ancien petit ami. Alors comme ça, il était encore jaloux ? Cela méritait une petite discussion très sérieuse entre quatre yeux. Si possible dans une salle vide, à l'abris des regards indiscrets. Leur absence dura vingt bonnes minutes. Quand enfin Gabriel revint à son poste, il sifflotait joyeusement, ce qui poussa Cléo, au travail juste à côté de lui, de lui demander ce qu'ils avaient bien pu foutre pendant tout ce temps.
« Bah... », hésita le châtain à voix basse, avant de hausser les épaules et de tout révéler. « Elle m'a choppé par le cou et m'a traîné dans une classe pour que je lui bouffe le minou... Sérieusement, t'as déjà essayé de te rebeller contre ta sœur quand elle a son regard de folle, toi ? »
Impassible, Cléo prit plusieurs secondes avant de répondre qu'il ne se sentait pas concerné par cette question :
« Ma sœur ne m'a JAMAIS demandé de lui bouffer le minou ! »
Ce à quoi il rajouta simplement une dernière petite phrase, en chuchotant pour que surtout elle ne l'entende pas.
« Heureusement pour mes genoux, d'ailleurs... »
Du coup, ce rapprochement improbable avait de quoi surprendre. Alors que l'heure avançait et qu'il était presque dix-neuf heures, Cléo s'autorisa une question à son camarade :
« Est-ce que ça veut dire que vous êtes à nouveau ensemble ? »
Haussant les épaules, Gabriel ne se détourna pas de son ouvrage. Simplement, il répondit :
« J'en sais foutre rien ! Peut-être ! Au moins pour la semaine. Après, faut voir le temps que ça dure... »
Enfin, vingt minutes plus tard, la fresque fut terminée. Chacun s'était appliqué avec soin. L'artiste avait même exigé à plusieurs reprises qu'on recommence les parties qui ne le satisfaisaient pas. Le résultat, que Cléo photographia une dernière fois avec son appareil, était à la hauteur de leurs espérances. Une ode à Camille et à sa différence avec un petit quelque chose qui rendrait fou de rage le connard qui avait osé s'en prendre à elle. Gabriel n'était pas du tout mécontent de son boulot. Bien que globalement de l'avis de l'artiste, Cléo ne pouvait s'empêcher de douter, ce qu'il exprima à travers une simple question :
« Tu crois que ça va marcher ? »
Tout sourire, Gabriel répondit par l'affirmative :
« Aucun doute ! C'est fait pour. Enfin, si tu ne te débines pas. Après, c'est ton choix... »
« Je sais... »
Le lendemain matin, la réalisation fit grand bruit dès l'ouverture des portes. Tout le lycée se mut pour l'observer, des élèves aux professeurs en passant par le personnel administratif. Se frayant un chemin à travers ses camarades, Camille resta bouche bée, incapable de savoir si elle devait se montrer admirative et touchée devant cette œuvre à sa gloire que presque tout le monde trouvait magnifique, ou furieuse que ses amis – seuls eux pouvaient être derrière ça – aient eu le culot de faire un truc aussi osé à l'intérieur même du lycée dans son dos – elle était doublement représentée nue – pendant son repos forcé. Retrouver en énorme le tatouage qui s'affichait d'habitude uniquement sur son épaule lui tira tout de même une larme, et la représentation d'Alec en mauvaise posture au moins un sourire. Cléo lui avait promis une vengeance. Elle s'en foutait complétement, à présent. Cette semaine passée enfermée seule dans sa chambre avec pour principale compagnie les allées et venues de son père lui avait permis de se poser et de réfléchir. Après un passage à la pharmacie, elle avait pu reprendre son traitement. Elle avait agi sous un coup de folie injustifié. Le calme revenu dans son esprit s'était accompagné d'une certaine clairvoyance à propos des évènements passés et de sa crise. Elle aimait Cléo, et c'était tout ce qui comptait. Elle était prête à avancer et à se foutre du reste du monde. Son seul objectif à présent était d'au plus vite obtenir son bac pour enfin passer à autre chose et profiter des vacances.
Mais là, se tenant au milieu d'un lycée qui semblait fêter son retour devant une œuvre à la gloire de son combat et de sa personnalité, elle se devait de se l'avouer. Certaines choses la rendaient heureuse et méritaient d'être vécu.
À l'opposé, Alec prit plutôt mal l'affaire. De une, il n'avait rien à voir avec le geste de folie du trans du bahut. Si ce dernier voulait sauter, très bien, il s'en foutait, mais il ne supportait pas qu'on le lui reproche et que les profs et élèves lui fassent la guerre simplement parce qu'il avait été le plus fin et avait gagné la guerre. De deux, cette insulte qui lui était faite sur le mur était doublement insupportable. Déjà parce que l'humiliation était risible, pour ne pas dire ridicule. Ensuite parce qu'il fallait vraiment le prendre pour un demeuré pour penser que cela changerait quoi que ce soit à sa satisfaction personnelle d'avoir confronté et brisé Camille. N'empêche, que même ses potes commencent à eux aussi se foutre de sa gueule, c'était assez désagréable. D'autant plus qu'au milieu d'eux s'était mêlé Kenna, un mec que le lycéen ne supportait pas. Plus populaire avec les filles que lui, plus drôle, adulé par les professeurs et bien plus beau, Kenna était tout ce qu'Alec aurait aimé être, si ses parents ne l'avaient pas fait aussi commun et s'il avait eu un peu plus de personnalité et de courage. Pire, l'adolescent s'était affiché à de nombreuses reprises ces derniers mois avec Camille, faisant profiter de sa popularité au monstre des lieux et rendant son quotidien un peu plus agréable. Alors le voir, là, discuter avec SES potes et leur raconter des détails sur l'œuvre qu'il tenait de source sûre, c'était une provocation des plus inutiles qui se termina par un col attrapé et quelques menaces, du style « dégage pauvre con » et autres « allez, ferme ta gueule, connard. »
Le problème était que Kenna n'était pas seulement plus populaire, plus beau, plus tout. Il était aussi plus fort. Largement, même. En une petite clé de bras, l'affaire fut pliée et Alec se retrouva à fulminer à genoux. Là, le petit ami de Margot s'approcha de son oreille et lui murmura quelques mots. Son rôle à lui, dans toute cette histoire, n'était que de délivrer un message, et il se faisait un plaisir total et incroyable de remplir sa mission.
« Celui qui a fait ça à raison. Tu n'es qu'un lâche, Alec. Pour ta gouverne, sache qu'il t'attendra à dix heures derrière le lycée pour mettre les choses au clair. Il t'en veut pour ce que tu as fait à sa meuf, mais il souhaite aussi te laisser une chance de régler ça dans le calme, entre adultes responsables. »
D'un coup sec, Alec se dégagea. Levant ses deux paumes à côté de sa tête, Kenna se recula d'un pas, comme pour calmer le jeu. Sa tâche était accomplie et il ne tenait pas à se battre. Seul restait son adversaire, poings serrés, à le fixer d'un air particulièrement mauvais.
Lui, lâche ? Alec ne l'acceptait pas. Il était tout sauf lâche. Ses potes le voyaient comme ça ? Ils se trompaient. Le responsable de son humiliation se croyait malin ? Il verrait.
Lorsque la cloche sonna le début de la pause du matin, censée durée quinze minutes, Alec se jeta hors de sa classe et força le passage jusqu'à la porte arrière du lycée, déterminé à mettre les points sur les « i » une bonne fois pour toute. Là, les mains dans les poches de son blouson en cuir marron clair l'attendait un jeune homme aux cheveux noirs et à la peau blanche. Alec reconnut immédiatement son visage. Il avait un an de plus que lui et s'était particulièrement illustré dans le lycée pour avoir foutu un bordel incroyable en première puis pour avoir été nommé couple de l'année à la fête de fin d'année en terminale, succédant ainsi au palmarès à un duo blond et brun. Alec ne se sentait pas particulièrement homophobe, mais il devait l'avouer, il avait presque été soulagé d'apprendre que, cette année, la couronne reviendrait à Margot et Kenna, enfin un couple hétérosexuel « normal ».
Ouvrant la bouche pour confronter le responsable de sa rage matinale, Alec se vit couper la parole. Cléo l'avait devancé et parlait bien plus fort, d'un ton ferme et décidé :
« Avant, c'était mon mec. Maintenant, c'est ma meuf. Ce qui ne changera jamais, c'est que Camille est mon premier grand amour, peut-être même l'amour de ma vie, et que tu lui as fait du mal. Je voulais voir ton visage de mes propres yeux. Et tu sais quoi ? J'suis déçu. T'es encore plus minable que ce à quoi je m'attendais... »
Les poings le long du corps, Alec s'avança en ricanant jusqu'à la hauteur de son interlocuteur, puis le toisa d'un air particulièrement mauvais. Ils faisaient presque la même taille. Cléo était légèrement plus grand, mais il restait frêle, là où lui, de son côté, pratiquait depuis l'enfance des sports de combats et était une boule de nerfs. Jaugeant les forces en présence – Cléo était venu seul et ses mains, qu'il dégagea de ses poches pour le repousser étaient vides –, Alec éclata de rire. Si lui était lâche, alors l'autre était tout simplement stupide. Se ressaisissant, il lui hurla dessus. Il n'était pas venu ici pour se faire gronder ou s'excuser. Le grand gagnant, c'était lui. Définitivement lui.
« Tu crois vraiment que quelques gribouillis de merde vont m'atteindre ? Tu me crois aussi con que ça ? Genre, le pouvoir de l'art et toutes ces conneries ? Mais il n'y a que des gamins de collège pour être choqué par des trucs aussi pourris ! Abruti ! Je ne sais pas ce que tu avais en tête, mais c'est foiré ! Tu veux me faire parler et m'enregistrer avec ton téléphone ? Débile ! J'ai rien à dire ! Si ce n'est que toi et ton monstre de foire, vous pouvez bien allez-vous faire foutre en couple au bordel le plus proche ! J'en ai rien à battre de vos gueules ! »
À la bile d'Alec, Cléo répondit par un flegme total. Pas un geste, pas un froncement de sourcil, pas même un souffle qui aurait pu faire croire qu'il perdait les pédales. Parfaitement maître de lui, il se contenta de sourire. Un sourire provoquant et radieux. Un sourire inacceptable, qui énerva encore plus son adversaire, qui le pointa du bout du doigt.
« J'te préviens connard, arrête tout de suite où j't'en colle une ! »
« Lâche... », répondit simplement Cléo en tendant la joue. « Camille a plus de couilles que toi ! »
Là, Alec se figea sur place. Seul le bruit des voitures et du vent pouvait se faire entendre. Il n'était pas sûr d'avoir bien entendu. L'œil vif, il dévisagea le taré qui venait de l'insulter.
« Comment ? Répète ce que tu viens de dire ? »
« T'as pas de couilles ! », répéta simplement Cléo, impassible. « Même le jour où elle se les fera enlever, elle continuera à en avoir plus que toi. Parce que tu fais tes coups de pute en douce. T'es même pas foutu de t'expliquer comme un homme. »
La réponse ne se fit pas attendre. Elle ne fut pas verbale. Un simple coup de poing, en plein milieu du bide, auquel le préparationnaire ne réagit pas autrement qu'en se pliant en deux. Mais déjà, Alec lui asséna un autre coup, puis un autre, et encore un autre, jusqu'à ce que son adversaire ne tombe par terre. Là, le lycéen continua sa démonstration avec les pieds, vociférant la mâchoire tendue au passage :
« Pas de couilles ? Et là, tu trouves toujours que je n'ai pas de couilles ? PAUVRE PD DE MERDE ! Même pas foutu de se battre comme un homme et ça vient faire chier les autres ? Je rêve ! Allez, casse-toi maintenant. Tire-toi d'ici. J'ai cours... »
En effet. La cloche sonnant la reprise l'affirmait. Il était l'heure de retourner en classe. À genoux, se tenant le bras et les cheveux complétement décoiffés, Cléo se contenta de sourire, de manière encore plus prononcée. Pire, un rire nerveux avait parcouru son corps, ce qui ne manqua pas de troubler Alec. Déconcerté, le lycéen lâcha même un « quoi ? » incrédule, ce à quoi l'étudiant répondit d'un geste des yeux.
« Lève la tête, Baltringue. Dis coucou à ton CPE, c'est plus poli, surtout quand on est sur le point de se faire virer... Ah putain, tu m'as déchiré les cottes... »
Tremblant, Alec obtempéra et se retourna d'un coup. Deux personnes l'observaient depuis le toit plat du lycée. L'un, plutôt jeune, châtain et débraillé, filmait à l'aide d'une petite caméra. L'autre, plus âgé et bien habillé se contenta de regarder sa montre et de sourire sournoisement, avant de s'adresser à son complice.
« C'est bon Gabriel, tu peux couper, je crois que ça sera parfaitement suffisant. »
« Vraiment ? », demanda sincèrement le jeune artiste tout en refermant le clapet du camescope.
« Pendant les heures de cours, les élèves sont sous notre responsabilité. », répondit l'adulte, avant de poursuivre après un doux soupir. « Les deux cloches espacées de quinze minutes font foi. Sécher pour aller tabasser aux abords du lycée un ancien élève venu rendre visite et présenter sa prépa à ses anciens professeurs, qui ne se défend pas et ne porte pas un seul coup, ça mérite largement une exclusion, au moins temporaire, pour faits de violence. Vu qu'on est à la fin de l'année, je suis sûr d'arriver à convaincre le conseil de discipline de faire un exemple et de charger l'addition pour lui imposer une exclusion définitive. Avec tous ses passages dans mon bureau cette l'année, j'ai de quoi monter un beau dossier, il ne sera pas déçu. Et je suis sûr que ta mère, présente au conseil, saura convaincre les autres membres et le proviseur... Tu connais ta mère. Oh, bien sûr, il pourra contester en prétextant que tout cela n'était pas prévu dans le règlement intérieur et que c'était un coup monté, mais le temps que le rectorat lui réponde, ça sera trop tard pour réintégrer sa classe avant le bac... Il est complétement cuit. »
****
Extrait de l'album photo de Cléo
Emplacement n°9
Nom de la photo : « Amazing Grenadine »
Effet : couleur naturelle
Lieu : à l'intérieur de la cour carrée du lycée Voltaire
Date : un dimanche de mai
Composition : la réalisation de Gabriel, épaulé par Cléa, Fabien, Mikaël et moi-même, que j'ai prise en photo, alors que Gabriel était en train de fignoler les derniers détails. Une œuvre temporaire vouée à disparaitre, à l'inverse de cette photo qui en conservera la trace, figée dans le temps. On y voit le tatouage de Camille, lui-même représenté de deux manières, symbole de ses deux facettes, et le message adressé à Alec.
Le nom de la photo, de l'œuvre et de notre plan se nomme « Amazing Grenadine ». Gabriel tenait au mot Amazing. C'est moi qui aie trouvé le grenadine, en lien avec la couleur des lèvres de Camille, dont le rouge-rosé ressort admirablement bien.
Gabriel a eu l'idée de ce plan alors qu'on discutait en groupe et que Margot et son petit ami Kenna venaient de décrire la personnalité de notre cible. J'avais refusé toute violence. Gabriel m'a demandé si cela impliquait que moi aussi, je n'en sois pas victime. Son idée était comme d'habitude folle et tordue. Sur le moment, j'étais sûr que c'était impossible, mais Gabriel a réussi à persuader Musquet de marcher avec nous. Il nous a ouvert les portes afin que nous puissions marquer sur le mur notre attachement à Cam, sans savoir si Alec se laisserait manipuler... C'était un pari, mais somme toute secondaire. Quand je regarde encore cette photo, je me rends compte que c'est bien le sourire de Camille, de loin le plus important dans toute cette affaire...
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