10. Photo N°10 - Camille et Cléo


Cléo,

Mon Cléo, Cléochou, Cléclé...

Mon connard de merde que j'aime,

J'ai essayé de t'appeler ce matin, mais cela devait encore être la nuit pour toi. Alors à la place, j'ai décidé de t'écrire. Partant sur un e-mail, j'ai finalement opté pour une lettre manuscrite que je scannerai et t'enverrai. Depuis qu'on se connait, j'ai trop peu pris le temps de me poser et de réfléchir. Là, seule devant le papier blanc, je peux enfin. Je respire. C'est fou tout ce que je n'ai pas pu dire, et dont les idées me viennent en tête. C'est fou aussi comme je t'aime, plus de deux ans après m'être abandonnée pour la première fois dans tes bras. Je ne peux pas le nier. J'ai changé. Toi aussi. Pour le mieux.

Mais avant tout cela, la raison de mon coup de fil. JE L'AI ! Mention Très Bien ! Si tu savais à quel point cela me rend heureuse ! Enfin, pas d'avoir eu mon bac avec les honneurs. Ça, quand même, j'ai bossé pour et je ne suis pas encore trop conne. Mais ce précieux sésame représente surtout le début d'une nouvelle vie pour moi ! Enfin, terminé le lycée, je n'en pouvais plus ! Même si les toutes dernières semaines ont été étrangement plus agréables que les précédentes. Un autre a récupéré mon titre de paria. Je n'ai pleuré ni sur le rejet de ses potes qui avaient peur d'être mêlés à ses conneries, ni sur son renvoi. Mes larmes, je les ai gardées pour le mur sur lequel vous aviez dessiné. La pluie est arrivée, les couleurs se sont mélangées puis dissipées, et tous sont passés à autre chose.

Dès l'année prochaine, je serai donc en prépa. Dans la même que toi, avec juste un an de moins. Enfin qui sait, si tu foires tes concours et retentes ta chance encore une fois, peut-être finirons nous un jour dans la même classe !

En attendant, je suis passé à la coloc hier. Fabien et Mikaël ont l'air ravi que je vienne m'installer avec vous. Pour rire, ton barbu a dit que cela fera un peu de présence féminine ! Comme à son habitude, Mika a un peu râlé. Depuis qu'il a fini les cours, il est intenable et se fait chier comme ce n'est pas permis. Le fait de ne plus avoir d'excuses pour grogner le mets de mauvaise humeur ! Mais il s'est montré gentleman et a tenu à porter mes paquets dans ta chambre. Notre chambre, en fait. J'ai encore un peu de mal à m'y faire.

Pour mon père aussi, c'est dur. Il ne s'attendait pas à ce que son oisillon quitte aussi tôt le nid. Mais il s'est résolu à m'écouter. Vu tout le boulot qui m'attend, il est plus sage que j'aille habiter près de la prépa pour ne pas perdre de temps en transport. Et vu qu'il n'était pas question qu'il me laisse seul ou en internat, il ne pouvait que me confier à toi. Il te fait confiance et sait que tu sauras veiller sur son bébé, comme tu l'as toujours fait avec passion depuis la première fois que tu m'as embrassée. Je me fais juste un peu de soucis pour lui. Même si nous ne serons qu'à quelques kilomètres l'un de l'autre, il n'a jamais été seul depuis qu'il a épousé maman. Il n'a que moi, et j'ai l'impression de le laisser derrière. Je m'en veux et me sens égoïste. Même s'il cherche à me rassurer en disant que ce n'est rien et qu'il continuera à me préparer mon traitement et à manger dans des Tupperwares, je sens qu'il va horriblement se faire chier l'année prochaine. Peut-être qu'en passant à la colocation m'apporter des choses toutes les semaines, il croisera la mère de Mika ? C'est bien parce que son mari l'a quittée il y a des années qu'elle se comporte ainsi comme une poularde enragée avec son gosse ! Deux célibataires n'ayant que les gosses en tête, si Mika et moi voulons avoir un peu d'air, il faut absolument qu'on les fasse se rencontrer !

Tu peux être rassuré quand même : tes colos me chouchoutent déjà. Je suis sûr qu'on va s'éclater cette année tous les quatre, lorsqu'on ne travaillera pas comme des ânes. Jeux vidéo, pizza, et pour nous deux, sexe à volonté ! D'ailleurs, à ce sujet, tu ne crois pas qu'il serait tant qu'on dépucelle Mikaël ? Je veux dire, ce n'est plus un petit bébé de première année de prépa maintenant. C'est un grand bébé qui passe en deuxième année ! Si tu veux, tu lui diras que je veux bien faire la fille ! J'en suis quand même un peu une, même si ce que j'ai entre les jambes risque de lui faire un poil peur... Ce qu'ils peuvent être craintif, ces puceaux hétéros cisgenres !

En parlant de cul, Margot a réussi à convaincre Kenna de prendre un verre avec nous un soir ! Un verre un peu alcoolisé, histoire de faire monter la température... Il veut bien essayer des choses pour lui faire plaisir et ne pas mourir idiot, et j'ai tellement parlé de toi en bien que t'es réquisitionné. Miam. Sérieux, s'il aime bien avec toi, j'veux l'prendre aussi ! Que j'ai pas gardé mon gode ceinture cent pourcent naturel entre les jambes pour rien ! Même si vous ne vous connaissez pas encore, je suis sûr que tu vas l'adorer. Moi aussi, au début, j'avais des doutes et des préjugés, je lui prêtais de mauvaises attentions. Mais Margot avait raison. C'est un type bien, tout simplement, et il l'a prouvé en s'occupant d'elle, en souriant et en me soutenant au lycée, sans rien attendre d'autre en retour que mon amitié. Jusqu'au bout, s'impliquant dans ton plan dès que sa copine lui en a parlé. Si vous vous appréciez, il faut vraiment qu'on fasse ce que Margot a proposé : une petite semaine tous les quatre dans les landes. Cela nous fera respirer avant la rentrée.

Voilà, ça, c'était pour la bonne nouvelle. J'aurais tellement voulu te l'annoncer en criant comme une folle au téléphone ! Mais il faut que je m'y fasse, dès qu'il est question de ta sœur, tu te fais manipuler par le bout du nez ! Je n'en reviens pas qu'elle ait réussi à te convaincre aussi facilement de passer quelques jours au Canada à la recherche d'un appartement pour l'année prochaine alors que tu te remets à peine de ta côte fêlée. Enfin, vu ce que tu m'as mis juste avant de partir, je pense que tu allais plutôt bien. J'en ai encore des frissons dans les jambes. On recommence quand tu veux. Ou quand je veux. C'est-à-dire dès ta descente d'avion, dès que je t'aurais sauté dessus.

J'en ai parlé hier à Gabriel, du désir d'émancipation de Cléa. Je crois qu'il ne s'en est toujours pas remis ! Se faire jeter comme une chaussette sale quelques semaines à peine après avoir accepté de se remettre avec elle malgré la distance Paris-Lyon ! Et d'un coup, c'est elle qui lui balance que Paris-Montréal, ça n'allait pas le faire et qu'il valait mieux qu'ils restent bons amis très intimes. Même s'il dit le contraire, je suis sûr que cet idiot en a pleuré. Là, pour le coup, elle s'est bien vengée ! Comme femme, je l'admire, ta sœur. Elle arrive à avoir la classe, à s'assumer et à briller sans avoir à rester dans l'ombre des hommes. Même si continuer ses études dans une école d'art au Canada ressemble un peu à un coup de folie, je suis sûre qu'elle avait planifié son coup depuis des mois ! Sinon, elle n'aurait jamais été acceptée. Mais du coup, hier, Gabriel m'a annoncé qu'il s'en foutait, preuve le connaissant qu'il est fou furieux et qu'il finira par la récupérer, même si ça prend des années. En revanche, en attendant, si j'avais un conseil pour les demoiselles parisiennes, c'est de se planquer. Ce coquin m'a balancé avant de se déconnecter qu'il allait bien en profiter !

... Je te jure Cléo, si un jour, tu me fais un coup pareil, je te coupe les couilles et j'en fais du hachis. Tu sais que j'en suis capable. Quand il est question de couper des couilles, je suis toujours sérieuse...

... Enfin, pour les miennes, on va attendre encore un peu. Je ne suis pas pressée de me faire une vaginoplastie. Je ne suis même pas sûre d'en avoir envie. Je veux dire... C'est une question d'identité. Qui suis-je ? Après ma folie sur le pont, j'ai passé beaucoup de temps à y réfléchir. Sur mon bulletin d'inscription en prépa, je me suis résolu à ajouter une case « autre » à côté du genre. Je ne veux pas de nom à ce que je suis. Le genre n'est pas une case. C'est une échelle. On peut se situer tout au bout, à gauche comme à droite, comme au milieu, ou n'importe où ailleurs. À trop chercher à s'enfermer à travers le regard des autres, on en oublie de s'observer soi-même. Ni homme, ni femme, j'appartiens à mon troisième genre à moi, qui n'appartient qu'à moi, avec un corps et un esprit féminin, mais avec un petit quelque chose de masculin, trahissant un passé, une histoire, une identité. Ce Camille que Maxime chérissait. Son frère qu'elle aimait, qui cherchait à s'envoler, et que je ne pourrais jamais effacer, pas même d'un coup de bistouri.

La première fois que tu m'as vue, Cléo, j'étais habillée en fille. Je t'ai plu, je le sais, alors que de mon côté, j'étais trop préoccupé ne serait-ce que pour avoir conscience de ta présence. Quelques jours plus tard, tu apprenais que j'étais biologiquement un garçon. Combien auraient fui sans chercher à comprendre ? Toi, tu as choisi une autre voie.

Celle du véritable connard lourd sans principe ni éthique. Ta manière naïve et maladroite de simplement me montrer que tu t'intéressais à moi. Il nous aura fallu tous les deux en chier avant de nous comprendre et de nous rapprocher. Mais le plus important dans tout ça, c'est que tu ne m'as pas jugée. Tu n'as pas fui ma différence. Tu t'es au contraire mis à l'aimer. Était-ce parce que ma monstruosité t'attirait ? Je l'ai cru, pendant longtemps. Je n'arrivais pas à m'enlever de l'esprit que, malgré tes petites attentions, tes baisers et ta douceur, je n'étais qu'un palliatif, qu'une névrose nécessaire pour en chasser une autre. Je t'aimais et pensais bien que tu m'aimais en retour, mais j'étais incapable de ne pas douter. De ne pas me répéter encore et encore « pourquoi » tu m'aimais. Ce que j'étais et représentais.

Je me trompais. Enfin, je pense. Tu n'étais pas attiré par le monstre que je suis, parce que tu ne m'as jamais considérée comme en étant un. Tu l'étais par autre chose que je ne voulais pas entendre, alors que tu me le répétais encore et encore. Mon courage ? Ma personnalité ? Mes lèvres ? Ma douceur ? Mes yeux si bleus qui se marient si bien au gris des tiens ? Il aura fallu que je pette un câble pour le comprendre. Alors même que j'étais incapable de m'accepter pleinement, toi tu l'as fait, sans rien demander d'autre qu'un sourire. Quelle idiote j'ai été de prendre autant de temps à le comprendre. Je me posais des questions car je voulais te plaire, j'ai eu des doutes sur notre couple alors que toi tu le trouvais tout à fait normal. J'ai pleuré alors que tu ne cherchais que mon bonheur. Que veux-tu, si tu es tombé amoureux d'une conne ?

Cette année, tu m'auras aidé à prendre une décision capitale pour que je puisse enfin me sentir bien dans ma peau. Tu m'auras aidée à embrasser mon ambiguïté au lieu de la fuir, à accepter cette dualité au fond de moi, à assumer cette féminité qui me caractérise et que j'ai besoin de montrer et de ressentir. Je croyais que les oiseaux n'étaient libres que lorsqu'ils s'envolaient. Toi, tu m'as ouvert ta cage, symbolisée par tes bras. Ils m'ont rendu plus libre que je ne l'avais jamais été.

Tu as pu t'en rendre compte. Mon corps s'est transformé petit à petit sous l'effet de mon traitement. Je suis plus fine, moins droite, mon visage s'est encore adouci et j'ai enfin des boobs. Bon, ils restent modestes, forcément. Pour arriver à ce que je vise, je n'aurais pas le choix que de passer par la chirurgie. Je te promets de rester mesurée. Pas question de jouer les Lolo Ferrari. Juste de trouver le bon équilibre pour être bien dans ma peau, dans ce corps hybride qui est le mien. Toute la question pour moi était d'accepter pleinement le fait d'être non genré et d'assumer à la fois mon origine masculine et mon orientation psychologique féminine, ce qui me poussait à accorder mon physique à cette réalité.

Aujourd'hui, en me regardant dans une glace, j'arrive à me dire oui. Je ressemble à une femme. J'en suis une, à un petit détail près que tu sembles toujours chérir. Je n'ai plus honte de ce que je suis, de ce que je veux être. J'apprends à aimer mon corps, et c'est une sensation incroyable. Je n'ai même plus peur de le montrer tel qu'il est. Je t'autorise à le photographier autant que tu veux, habillé de mes plus folles tenues et robes ou non. Au quotidien, au naturel ou mise en scène. Nu si tu veux. J'accepte même que tu montres les clichés, que tu les affiches et que nous les revendiquions.

Combien de personnes dans le même cas que moi souffrent ? Du regard des autres et de leur incompréhension ?

Combien souffrent plus encore de leur propre regard et de leur propre incompréhension ? Combien se détestent simplement parce qu'ils ne se comprennent pas, et parce qu'ils n'ont jamais eu autours d'eux des amis, proches et amant pour les aimer et leur apprendre à s'aimer ?

Je veux que mon tatouage soit vu, comme il s'est affiché sur le mur du lycée. Qu'il ne soit pas que la destructuration d'un symbole sec et revendicatif, mais la marque d'une complexité qui s'ouvre et va au contact des autres. Je veux que les gens comprennent ce que moi-même j'ai été incapable de comprendre pendant trop longtemps. Que nous sommes tous normaux. Que le problème ne vient pas de notre cerveau ou de notre corps, mais simplement des définitions qu'on s'impose. Je veux être belle, avec un petit quelque chose de beau. Je veux que mon corps brille à travers tes yeux et ton talent. Je veux qu'on le fasse ensemble. Je veux être libre, et partager cette liberté avec le monde entier.

Et pour ceux qui ne sont pas contents, je veux bourrer des pifs, comme l'aurait fait ma sœur.

Je n'arrive toujours pas à écrire certaines choses. Les mots restent bloqués au bout de ma plume. J'aimerais pouvoir hurler que je ne l'ai pas tuée. Que c'était un accident. Que je n'ai pas volé sa vie. Nier tout ce que l'autre salaud m'a envoyé à la tronche et m'a fait perdre les pédales. Parce que je sais que c'est la vérité. Que Maxime m'aimait. Qu'elle aurait tout fait pour me protéger. Qu'elle m'aurait soutenue et qu'elle avait compris, bien avant moi-même, qui j'étais.

Mais même si je ne suis pas encore capable de terminer mon deuil, il y a une chose que je peux faire. Que je dois faire. La rendre fière. Et c'est sans larme et enfin avec un sourire que je le dis, Cléo. Je veux rendre fière ma sœur. Je veux te rendre fier aussi. Comme mon père, comme tous nos amis, anciens et nouveaux. Après ton bac, nous avons gardé proche de nos cœurs certaines personnes qui se sont éloignées de nos yeux. Mais toi avec Fab et Mika, moi avec Kenna, nous nous sommes liés. Nous avons noué de nouvelles amitiés. Nous avons fait des rencontres, et nous en avons pourtant encore tant à faire...

Bon, j'écris, j'écris, et l'heure tourne. Tu devrais bientôt être réveillé, maintenant, je vais essayer de te rappeler. J'ai envie d'entendre le son de ta voix. Je n'en peux plus de trépigner sur place, il faut que je te partage mon bonheur au plus vite ! Et qu'on se perde ensemble dans nos pensées.

Quand tu liras cette lettre, peut-être aura tu envies de rire, de sourire ou de pleurer. Peut-être te retiens-tu et me traites-tu de crétine dans un coin de ta tête.

Alors une dernière chose.

Merci Cléo. Merci de m'aimer. Merci d'exister et d'être le garçon génial que tu es. On ne te le dit sans doute pas assez. Je ne te l'ai pas assez dit. Tu ne te l'es pas assez dit, surtout. Je sais ce qui te ronge. Je sais ce que tu as fait avant de me rencontrer, ce qui t'es arrivé, ce que tu as traversé. Tu n'as que dix-neuf ans, mais tu te comportes toujours comme si tu devais porter sur tes épaules tout le poids du monde. J'admire ton courage. Je veux simplement le porter avec toi. Ensemble. Je t'aime, Cléo. Je t'aime comme je n'ai jamais aimé. Pas d'une passion adolescente folle et ardente, pas d'un attachement ayant traversé les années, pas comme on peut communément aimer.

Je t'aime comme seule Camille peut aimer Cléo. Comme seule moi peux te comprendre. Et même si je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve. Même si un jour on ne se supporte plus et si nous passons tout notre temps à nous engueuler, je t'aime, et je t'aimerai toujours de cette petite lueur. Celle venant du cœur de l'oiseau que tu as sauvé, celui qui se croyait capable de battre des ailes alors qu'il ne savait pas encore voler.

J'ai encore en tête le nom d'un de tes clichés. « Première photo volée de ma femme ». Pour cela, il faudra encore que je réalise quelques démarches administratives afin que l'État accepte ma réalité. Mais j'accepte de l'être. Ta femme, ton époux, ton tout. Quand ? Je ne sais pas. Mais un jour, ça c'est sûr. Parce que je t'aime et t'appartiens, comme tu es mien.

Prends bien soin de toi, mon petit Cléo, occupe-toi bien de ta sœur et ramène-moi de nombreuses photos.

Je t'attendrai avec mon père à l'aéroport à ton retour, je te serrerai alors dans mes bras.

J'ai hâte.

Ton petit ami, ta femme,

Camille.

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Extrait de l'album photo de Cléo

Emplacement n°10

Nom de la photo : « Camille et Cléo »

Effet : couleur naturelle

Lieu : à l'aéroport

Date : lors de mon retour du Canada, en juillet.

Composition : Camille se jette sur moi et m'embrasse fougueusement. J'ai juste eu le temps d'éloigner l'appareil de mon cou et d'appuyer sur le déclencheur pour capturer nos retrouvailles et notre étreinte. Ce baiser un peu fou... Je l'aime tellement fort. Et il me reste tellement de photos à prendre...

Fin

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