4.1 - Peanut - Emma
Une main sur le cœur, j'adresse un regard peu amical à l'homme qui se tient face à moi. Mes sourcils arrivent à peine à la hauteur de sa clavicule, ce qui m'oblige à lever le menton pour le regarder droit dans les yeux.
— Fichu Rodriguez ! Tu m'as foutu la trouille ! m'exclamé-je.
Mon cœur se fracasse dans ma cage thoracique. Il me faut quelques inspirations pour calmer mon pouls et l'air soucieux de Jake n'arrange rien à mon trouble.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? s'étonne-t-il, les sourcils froncés.
— C'est plutôt à moi de te poser la question. Aux dernières nouvelles j'étudie ici et toi non.
Je prends une intonation légère malgré l'angoisse qui grandit de seconde en seconde et j'essaie de paraître aussi sereine que possible. Le ton amusé que j'emploie aide sûrement à alléger l'atmosphère. Les commissures de sa bouche se soulèvent de quelques millimètres, laissant apparaître de petites fossettes au creux de ses joues.
— Qui sait ? réplique-t-il, moqueur. Je me suis peut-être réinscrit ici dans le seul but de te faire chier ?
— Ça te ressemblerait bien, raillé-je avant d'être prise d'un horrible doute. Tu n'as pas fait ça, hein ?
Il se marre comme à son habitude.
— Peut-être que si ? Ton oncle m'a supplié de garder un œil sur toi, alors me voilà.
Je sais que c'est faux. Frank n'aurait jamais osé me faire ça. Je remue la tête et je soupire.
— Très drôle. Tu as toujours le mot pour rire, à ce que je vois.
— Toujours.
L'air assez fier de sa petite blague, il se redresse pendant que je croise mes bras sur ma poitrine. Ce qui est fou avec Jake, c'est que rien ne semble avoir changé chez lui en trois ans. De son sens de l'humour pourri à son sourire éblouissant, il est le même. Enfin... quasiment, si on ignore ses quelques centimètres supplémentaires, ses épaules élargies et le timbre plus grave et — ô combien sexy — de sa voix. Suave à en donner des frissons
— Alors ? De qui est-ce que tu te caches ? murmure-t-il sur le ton de la confidence.
— Je ne me cache pas.
— Tu m'en diras tant. Tu mens toujours aussi mal. Je ne sais pas ce que tu fuis, mais tu avais l'air bien pressée de quitter le gymnase.
Par réflexe, je tourne la tête derrière moi pour vérifier qu'aucune cheerleader n'emprunte le même chemin que moi. Dans l'immédiat, je n'ai envie de croiser ni mes concurrentes ni les membres de l'équipe. Jake suit la trajectoire de mon regard, puis il se penche dans ma direction. Ses doigts s'accrochent à mon menton et il force mon visage à lui faire face.
— Et ça, c'est nouveau ? lâche-t-il avec sérieux.
— Ce n'est rien.
Sa mâchoire se contracte légèrement, mais je ne lui laisse pas l'occasion d'observer mon hématome de plus près. Je me défais de sa prise, mais ce crétin saisit mon poignet pour m'empêcher de m'éloigner.
— Hé ! riposté-je.
Trop tard. Ses iris d'un turquoise troublant sont déjà posés sur mon avant-bras où deux ecchymoses supplémentaires viennent marbrer ma peau. Je tire rapidement sur ma manche retroussée pour les couvrir, comme si ce geste suffisait à ce qu'il les oublie. Malheureusement, j'ai affaire à Jake, le plus borné de toute notre bande.
— Je dois m'inquiéter ? me lance-t-il sans l'ombre d'un sourire.
Je dégage mon bras, puis je recule encore. Je me suis souvent imaginé nos retrouvailles après mes trois ans passés en France. Je rêvais à la manière dont je lui sauterai dans les bras, à la chaleur de sa peau, à sa façon de me dévorer du regard — on a tous des fantasmes —, et jamais le scénario actuel ne m'avait traversé l'esprit. On est bien loin des effusions de sentiments.
— Tu me le dirais si quelqu'un t'emmerde ? insiste-t-il.
Le son de sa voix, non plus, je ne l'avais pas anticipé. Dans mes souvenirs, il avait un timbre un peu plus jeune. Comment est-ce que quelques octaves en moins peuvent me faire un tel effet ? Je me mords les lèvres pour masquer mon trouble tandis qu'il poursuit.
— Parce que si c'est le cas...
— Ce n'est rien d'important, le coupé-je. Tu te fais bien des bleus en jouant au hockey et personne ne s'inquiète, non ?
— Sauf qu'aux dernières nouvelles, tu ne joues pas au hockey. Tu détestes même tout ce qui est en rapport avec le sport.
— Preuve qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.
Des voix me parviennent de l'autre côté du gymnase, j'ai l'impression d'entendre Layla et Alina parler. Une alarme s'active dans mon cerveau. Je n'ai pas envie que ces pestes me trouvent en pleine discussion avec l'un des sportifs le plus adulé de tout Seattle. Et encore moins depuis que je connais l'intérêt d'Andréa pour Jake. Si ça s'ébruitait, mes chances de rejoindre l'équipe fondraient comme la neige au soleil.
— Bon, Jake, je prendrais bien le temps de discuter avec toi, mais le moment est mal choisi.
— Tu t'en vas déjà ? J'imagine que ça veut dire que tu ne comptes pas me répondre ?
— Que veux-tu, j'aime ménager le suspense.
Il esquisse un pas sur le côté pour me bloquer la route avant de se mettre à grimacer lorsqu'il est forcé de prendre appui sur sa jambe blessée.
Il se racle la gorge pour ne pas avoir l'air de souffrir le martyr, mais la petite larme qui mouille son œil vient de le trahir.
— Donc, j'étais en train de dire : de qui est-ce que tu te caches ?
Si je n'étais pas effectivement en pleine tentative de fuite, j'aurais trouvé son comportement adorable.
— T'es lourd, Jake.
Les dents serrées, il soutient mon regard sans ciller. Je me retiens de rire. Je vois bien qu'il a mal, mais ce crétin de Rodriguez refusera de le reconnaître. Ah les hommes et leur fierté mal placée...
— J'imagine que tu veux tes béquilles ? soupiré-je.
— Ce serait sympa, en effet.
Je secoue la tête, blasée, puis je m'exécute. Mon but était de m'éloigner en vitesse du gymnase et me voilà en train de jouer le bon samaritain. Ma bonté d'âme me perdra. Je rebrousse chemin pour récupérer ce qu'il me demande et dès qu'il se trouve dans une position plus stable, il se déplace de manière à me coincer entre le mur et lui.
— Tu n'as pas répondu à ma question.
— Je ne fuis personne, Jake. Je me suis pris un être humain en pleine face à l'entraînement. Je t'assure que cinquante kilos sur la tête, ça fait mal.
— À l'entraînement ? répète-t-il avec un sourcil haussé. Attends, tu es devenue cheerleader ?
— Nuance, j'essaie d'être cheerleader. Pour l'instant, j'ai seulement passé la première épreuve de sélection.
— C'est... étonnant. Depuis quand tu aimes ça ? Dans mes souvenirs, tu détestais tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une activité physique. Je me rappelle que tu avais chialé, une fois, pendant trente minutes parce qu'il fallait marcher pour rejoindre la fête foraine à pied.
Quelque chose dans son attitude me vexe. Je ne m'attendais pas à des félicitations ou à de l'admiration, cependant son manque de réaction me fait l'effet d'un seau d'eau froide. Comme si je n'étais pas à la hauteur d'un tel sport.
— J'avais douze ans et une énorme ampoule au pied, Jake. Ça remonte à longtemps.
— C'est comme si c'était hier pour moi.
— Si tu veux jouer sur ce terrain, j'ai accumulé des centaines d'anecdotes sur toi en six ans. On peut commencer à les lister quand tu veux.
Il se marre, puis hoche la tête.
— C'est bon, t'as gagné. La nouvelle Emma aime le sport, je m'incline. En revanche, ça ne m'explique pas pourquoi tu te faufiles derrière le gymnase à neuf heures du mat.
— Simple raccourci.
— Vraiment ? siffle-t-il, peu convaincu.
— Je suis étudiante ici, ce que tu saurais si tu étais présent quand je suis venue te rendre visite chez ta sœur après ta blessure, ajouté-je, une note de sarcasme dans la voix. C'est normal que je sois là. Toi, en revanche...
— Désolé, j'avais des trucs de prévus. Mais, maintenant, je regrette de ne pas être resté. Je réalise que j'ai raté pas mal d'infos importantes à ton sujet.
— N'en parlons plus... Qu'est-ce qui t'amène sur le campus ?
— J'avais rendez-vous avec Malcolm. Je ne sais pas si Frank t'en a parlé, mais ton oncle a réussi à convaincre le coach des Huskies de me prendre comme assistant, le temps que...
Il désigne son attelle d'un mouvement de la tête.
Mon cœur se serre lorsque j'aperçois sa genouillère. Le temps que sa blessure guérisse. Cassie m'a parlé de cinq mois d'arrêt et connaissant Jake, il doit être bouleversé. Il a toujours été le genre d'homme, à sourire pour contenter tout le monde, même quand son monde s'écroulait.
— Comment tu as fait pour te déplacer jusqu'ici avec ta jambe ? Je sais que ton appart ne se trouve pas loin, mais quand même...
— J'ai beaucoup de potes dans le coin. Tu serais surprise par le nombre de personnes qui se portent volontaires pour te filer un coup de main quand tu peux leur filer des places VIP pour voir les Krakens en échange.
Je le dévisage, étonnée.
— En gros, tu es en train de me dire que tu achètes leurs services ?
— Vois ça comme tu veux. Moi, je vois ça comme un service mutuel.
Jake pivote soudain vers moi, les paupières plissées. Une lueur malicieuse s'illumine dans son regard.
— Mais attends. T'as dix-huit ans, non ?
— Bravo, le génie. Et toi, tu en as vingt-trois si mon compte est bon, mais je ne vois pas en quoi ça nous est utile.
Il ignore ma pique et poursuit.
— ... ce qui veut dire que tu as l'âge d'avoir le permis. Je t'en prie, dis-moi que tu sais conduire !
Je ne devrais pas être aussi heureuse à le voir me regarder comme ça !
— Je te vois venir... murmuré-je en tentant de réprimer ma joie. C'est en effet dans mes compétences, mais je serai curieuse de voir ce que tu comptes me donner en échange. Au cas où tu l'aurais oublié, je peux avoir autant de places VIP que je veux, grâce à Bill et West.
— Je n'en sais rien, qu'est-ce que tu veux ? Tout se négocie, dans la vie. J'ai vraiment besoin d'un chauffeur.
Il s'accoude sur sa béquille, un grand sourire espiègle sur les lèvres. Je bloque une seconde sur le mouvement de sa langue qui glisse d'un coin à l'autre de sa bouche, sur ses pommettes qui se soulèvent, sur son rire insouciant...
Rah, ces foutus papillons !
Trois ans ou pas, on n'oublie jamais son premier amour il faut croire.
J'incline la tête sur le côté, une expression malicieuse sur les joues.
— Qu'est-ce que tu dis de ça ? Un jour, je te demanderai un service que tu n'auras pas le droit de refuser.
— De quel genre ?
— Je n'en sais rien. On a dit donnant-donnant et, dans l'immédiat, je n'ai pas d'inspiration. À moins que tu aies la possibilité de me faire intégrer les cheerleaders d'un claquement de doigts, je...
— Hé, ça je peux le faire ! Je connais une fille, elle s'appelle Andréa.
Ahaha.
Le rire qui s'échappe de ma gorge empeste le sarcasme à plein nez.
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