2.2 - Numéro dix - Emma


Madame Johnson nous attribue les différents rôles et j'obtiens, à ma grande joie, celui du flyer. Tandis que je me prépare, uchote à la numéro huit, mais je doute que ce soit un message de paix et d'amour. Leurs sourires en coin n'annoncent rien de bon, mais je choisis de ne pas y prêter attention. Je suis trop occupée à essayer de comprendre le lien entre Jake et cette cheerleader.

La musique de la routine démarre avant que j'aie le temps d'en savoir plus. La déception fait rougir mes joues. Je détourne aussi vite la tête pour fixer le dossard numéro deux, devant moi. Les pensées embrouillées, j'enchaîne les mouvements tant bien que mal. Je me fiche de ce que fout Jake. Ça ne m'atteint pas. Le fait qu'il soit barré cinq minutes avant que je débarque chez sa sœur, la semaine dernière, alors qu'on ne s'est pas vus durant trois longues années, ne me touche pas. Je n'en ai rien à faire. En tout cas, je m'en persuade suffisamment pour garder les idées claires. Mes premiers pas sont hésitants, mais je finis par trouver mon rythme. Je peux le faire. Je suis venue ici pour sortir du lot, pour montrer ce dont je suis capable. Je refuse de passer le reste de ma vie dans l'ombre des autres.

Les bases se placent, prêtes à me soulever. Layla échange un rapide clin d'œil avec sa copine tandis que je me hisse en haut de la pyramide. Je gaine les muscles de mon ventre pour rester bien droite. Alors que je suis en l'air, je ne tarde pas à sentir un léger tressaillement sous mes pieds. Puis, un deuxième. Mes appuis flanchent. C'est la numéro huit qui relâche sa prise. Rien de flagrant, juste de quoi me faire vaciller et... tomber.

Un battement de cœur plus tard, je suis allongée sur le sol, l'épaule endolorie. Par chance, les autres filles ont réussi à amortir ma chute sans que je ne me blesse grièvement. Mon pouls frappe fort contre mes tempes. J'aurais pu me rompre le cou. Je me relève, les genoux tremblants, avant de pivoter vers Layla. Un discret sourire me prouve que je n'avais rien imaginé. C'était intentionnel.

— C'est quoi ton problème ? lui lancé-je, la voix éraillée par la colère.

— Quoi ? Je n'y peux rien si tu n'as aucun équilibre.

Je ravale la bile qui me monte à la gorge tandis que quelques rires fusent autour de nous. Pas une candidate ne rétablit la vérité quant aux raisons de ma chute, mais je suis sûre qu'elles sont toutes au courant. Ici, c'est chacun pour soi. Si elles arrivent à me faire éliminer, cela leur donnera une chance supplémentaire d'intégrer le club.

Mme Johnson s'approche. Mes joues rougissent de honte lorsque son regard sévère s'attarde sur moi.

— Tout le monde est entier ? Bon, on va conclure l'entraînement pour aujourd'hui avant que l'une de vous finisse à l'hôpital. On se retrouve mercredi matin pour les exercices avec l'équipe au complet.

Les onze candidates acquiescent avant de s'éparpiller dans le gymnase. Moi, je reste là à fixer mes pieds. Ma peau brûle partout où leurs regards moqueurs se sont posés. Je me sens sale. Nulle. Minable. Même après avoir donné le meilleur de moi-même.

Parfois, j'aimerais juste pouvoir hurler toutes ces choses qui me dévorent de l'intérieur. Crier à quel point cette vie est injuste, à quel point je fais de mon mieux... Mais rien ne sort. De toute façon, qui écouterait ? Qui en a quelque chose à foutre, putain, de ce que la pauvre Emma Leroy ressent ?

Après ce qui me semble une éternité, je lève le menton avec le peu de fierté qu'il me reste et je marche droit jusqu'aux vestiaires. Je ne sais pas pourquoi je persiste à garder la tête haute. Il n'y a plus grand monde dans les parages pour voir que je ne me suis pas effondrée. Même le mec qui ressemblait à Jake s'est volatilisé. Lorsque j'atteins enfin le couloir, je découvre à quelques mètres de moi la brune au carnet rouge. Elle est adossée au mur, son sac de cours posé entre ses pieds.

— Hé, numéro dix ! m'interpelle-t-elle.

Perplexe, je réponds à son appel par un regard suspicieux tandis que sa coéquipière, une fille avec de longues tresses noires, demeure muette.

— Je t'ai vue tomber de la pyramide, reprend-elle. Ça avait l'air douloureux.

Elle rigole et je l'imite dans l'espoir de minimiser l'incident. Paraître faible ne m'aidera pas.

— Ce n'était rien. J'ai connu pire.

Ma piètre tentative de dédramatisation semble fonctionner, en tout cas. Elle cesse de ricaner, ce qui est déjà une victoire en soi. La seconde, elle, ne prononce toujours pas un mot, comme si elle n'en avait pas l'autorisation.

— C'est un milieu impitoyable. Il faut avoir les épaules solides pour survivre ici.

Je me tiens si près d'elle qu'il m'est impossible, désormais, de ne pas remarquer à quel point elle est belle. Une silhouette allongée, tonique, des formes parfaites... Pas étonnant que Jake lui tourne autour. Les commissures de ses lèvres se soulèvent dans un sourire sans chaleur tandis qu'elle poursuit.

— Tu es douée, mais je suis désolée de briser tes rêves. Tu ne seras jamais acceptée dans l'équipe.

Ma bouche s'entrouvre de stupeur.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Elle se décolle du mur pour me tourner autour tel un fichu vautour qui encercle sa proie avant de la dévorer. Je déglutis en évitant de la regarder. C'est exactement comme ça que je me sens : comme quelqu'un qui va se faire bouffer cru.

— Les qualités sportives ne font pas tout ici. Tu sais ce qu'il te manque ?

Quelque chose change dans son regard. Il est plus froid, plus incisif. D'instinct, je relève le menton pour garder le contact avec ses yeux marron. Même dans cette position, je mesure une demi-tête de moins qu'elle. J'ai toujours été plus petite que la normale, ce qui m'a souvent valu l'étiquette de la fille fragile. Et, merde quoi, je suis tout sauf une fille fragile !

— Vas-y, éclaire-moi, sifflé-je.

— La popularité et la confiance en toi. Je t'observe depuis la rentrée. Tu te débrouilles bien à l'entraînement, mais en dehors, tu longes les murs. Aucune cheerleader de cette équipe n'acceptera qu'une candidate dans ton genre nous rejoigne. N'est-ce pas, Raven ? demande-t-elle à la fille aux longues tresses.

Cette dernière acquiesce plus par automatisme que par volonté, puis la grande poursuit.

— Si tu veux une chance de nous rejoindre, il va falloir nous montrer ce que tu vaux, en dehors du gymnase. Notre capitaine ne sélectionnera jamais une fille qui fait tapisserie sur le campus. Si tu veux un conseil d'amie, démarque-toi.

Elle récupère son sac avant de s'éloigner, son carnet rouge toujours à la main. Je retiens mon souffle tandis que Raven reste plantée devant moi.

— Crois-moi, c'est un mauvais moment à passer. Tout ça sera derrière toi quand tu feras partie intégrante de l'équipe, me rassure-t-elle. On passe toutes par là.

— Encore faut-il survivre aux deux épreuves de sélection à venir, soupiré-je.

— Tu t'en sors bien. Tu fais partie des favorites, pour le moment. Il suffit de rester dans les bonnes grâces de Lydia et d'Andréa.

Facile à dire.

Je plisse les yeux en réfléchissant. Je sais que Lydia est la capitaine de l'équipe, mais l'autre...

— Andréa, c'est...

— Celle qui vient de te parler. Elle est très populaire sur le campus. Il vaut mieux l'avoir comme amie que comme ennemie.

Mon semblant de sourire se volatilise aussi tôt. Je désigne sa coéquipière qui disparaît à l'extrémité du couloir d'un geste de la tête.

— Est-ce que... c'était Jake Rodriguez, le mec, avec elle dans les gradins ?

Je prononce ma tirade d'une seule traite pendant que Raven m'interroge du regard.

— Pourquoi ? Tu le connais ?

La grimace qui remplace l'expression sympathique qu'elle l'avait juste avant ne fait aucun doute. Elle n'apprécie pas ma question.

— On peut dire ça, bredouillé-je.

— Oh merde... Ne me dis pas que tu fais partie de ses conquêtes, toi aussi ?

— Pas vraiment, non.

— Tant que tu n'as pas l'intention d'approfondir davantage ta relation avec ce mec, ça devrait bien se passer entre Andréa et toi.

— Mais...

— Un conseil : tu ne regardes pas Jake, tu ne lui parles pas, tu ne l'approches pas et peut-être que tu pourras espérer survivre aux sélections. Il vaut mieux ne pas se mettre Andréa à dos, donc oublie le.

Triple merde.

J'acquiesce tandis qu'elle tourne les talons à son tour et j'ai l'impression qu'une chape de plomb me tombe dessus. Deux vérités me nouent l'estomac. La première : il va être difficile de se faire une place dans cette université. La deuxième : Jake était là, et il ne m'a même pas remarquée.

L'épaule sensible, ma fierté blessée et le cœur lourd, je fonce dans une cabine des vestiaires pour m'isoler avant de ressortir l'air de rien. Parce qu'être cheerleader, c'est aussi ça : se relever après chaque chute, sourire malgré la douleur, et surtout, ne jamais abandonner.



* Base : La personne qui soutient les flyers pendant les figures aériennes.

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