2.1 -Numéro dix - Emma


Emma

J'ai toujours détesté que de parfaits inconnus braquent leurs yeux sur moi. Les muscles gainés, je fais mon possible pour ne pas trembler. Seules mes mains tremblantes et levées pourraient trahir l'angoisse qui m'enserre le ventre. Je replie mes poings pour masquer la tension et la peur qui se propagent comme un poison dans mes veines. Je continue à faire bonne figure. C'est la devise de toute cheerleader qui se respecte : sourire même dans la douleur de l'effort.

La capitaine de l'équipe placée à l'avant du groupe montre les mouvements à réaliser. Sans l'ombre d'une hésitation, j'exécute à la perfection sa roue avec réception sur pieds joints. Autour de moi, une dizaine de filles nous imitent, elles aussi. Nous enchaînons quelques figures simples jusqu'à ce qu'une se trompe. Un soupir général s'élève dans le gymnase, nous sommes forcées de recommencer depuis le début. Rapidement, le brouhaha remplace l'ordre et la rigueur.

L'espace d'un instant, les prétendantes au titre de nouvelle recrue en profitent pour jauger les faiblesses de leurs voisines. Je n'ai jamais été aussi contente de mon choix. La place au fond de la pièce est assurément la meilleure. D'ici, au moins, je peux avoir toutes mes concurrentes à l'œil. J'attrape ma serviette, puis je me la passe rapidement sur le visage. J'ai les joues en feu. Je range quelques mèches blondes qui se sont échappées de ma queue de cheval lorsqu'une fille positionnée juste devant moi se retourne dans ma direction. Je hausse un sourcil dans sa direction en attendant de savoir ce qu'elle me veut. Cette fille est une peste. Je jurerai l'avoir vue faire un croche-pied à une des étudiantes éliminées, la semaine dernière. Je soutiens son regard assassin et un court duel débute entre nous.

Je hais la compétition.

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a de l'animosité dans l'air. Je n'ai pas le plaisir de connaître cette étudiante. J'ignore tout d'elle, de son nom aux cours qu'elle suit, ce qui ne l'empêche pas pour autant de me détester pour la simple raison que j'ai juste été la plus stable de nous deux durant la réalisation de nos figures. Est-ce que les sélections se déroulent de cette façon dans toutes les universités ? Parce que c'est loin d'être rassurant. J'ai la sensation qu'elle pourrait bien m'assassiner d'ici la fin de la semaine. Ou pire, la fin de la séance.

L'amour du sport, de l'effort, je connais. Le côté concurrentiel ? Il me déstabilise totalement. Lorsque j'étais au lycée, on manquait de volontaires. Je n'ai jamais eu à écraser personne pour intégrer l'équipe. Peut-être que j'aurais dû m'entraîner à encaisser les coups bas au lieu de perdre mon temps à renforcer mes muscles.

J'ignore les messes basses qui emplissent la salle et je me replace, prête à reprendre là où nous en étions. Même si j'ai du mal à l'admettre, il y a un point commun entre ces onze étudiantes de première année présentes sur le tapis et moi. Elles ont passé avec brio la première épreuve de sélection pour rejoindre les cheerleaders des Huskies, nom du club multisport de l'université. Elles méritent toutes d'être sélectionnées.

Onze prétendantes pour deux uniques places. C'en est presque cruel. Ça fera beaucoup de déçues.

La capitaine avait peut-être raison lors de son discours de bienvenue. Faire partie de l'équipe peut ouvrir de nombreuses portes, encore faut-il avoir le courage de tout faire pour réussir à l'intégrer. Il ne s'agit pas d'une simple compétition. Ici, c'est un combat à mort.

Si je veux le poste de flyer, je vais devoir me battre.

Je réprime un soupir avant de reprendre ma place à l'arrière du gymnase. Le temps d'inspirer un grand coup, c'est reparti. Les curieux sont de plus en plus nombreux dans les gradins. L'appréhension forme un nœud serré dans mon estomac. Je n'ai jamais été sujette à la timidité. Ce qui me dérange, c'est cette impression désagréable d'être jaugée, épiée... examinée. L'ensemble de l'équipe officielle s'est rassemblé sur les sièges les plus proches des tapis. Même du fond de la salle, il m'est impossible de manquer leurs coups d'œil insistants. Ils savent aussi bien que moi que nous avons toutes le niveau pour les rejoindre. Ils ne détaillent pas nos gestes. Non. Ils nous étudient, nous. Notre caractère, notre résistance physique et, surtout, mentale.

Cheerleader, c'est être l'image de l'université, c'est incarner l'esprit d'équipe et la détermination. Quelle candidate serait un avantage pour eux et qui serait un poids mort ?

Merde. Je déteste qu'on me juge de cette façon.

Déconcentrée par le regard que me lance une brune du club, je perds le rythme. J'ai une seconde de retard, ce qui me force à courir afin de ne pas louper la figure suivante. Je rattrape les autres tant bien que mal et je ne manque pas la grimace sur son visage. Elle inscrit quelque chose sur son petit carnet rouge et je blêmis. OK, un point en moins pour moi.

Ce n'est pas grave. Ça va le faire.

Les portes du gymnase claquent. Nos têtes se tournent aussitôt vers l'entraîneuse du club, Eva Johnson, une femme athlétique à l'allure autoritaire.

— Allez, fin de l'échauffement. Je vous accorde cinq minutes de pause, puis on passera aux choses sérieuses ! lance-t-elle d'une voix claire et forte. On commencera par les bases, puis on enchaînera avec les figures complexes. Je veux voir ce que vous avez retenu de la routine présentée par la capitaine.

Les autres candidates se regroupent en petits groupes. Elles échangent sûrement leurs impressions sur notre troisième entraînement commun depuis le début des épreuves à la mi-septembre. Je suis du regard quelques personnes qui descendent des gradins pour se joindre à elles et je ressens un vif pincement au cœur. Pas facile de revenir à Seattle après trois années d'absence. J'ai perdu le contact avec mes anciennes amies et les proches que je côtoie n'ont plus l'âge d'être à l'université.

Je rejoins le coin de la pièce, près de ma serviette et de ma bouteille d'eau. Mon cœur bat un peu plus vite, mais je redresse les épaules. Je ne connais encore personne sur le campus et, à l'heure actuelle, je dois bien admettre que je ne me suis jamais sentie aussi seule. Mes parents se sont rencontrés dans cette université. Frank, mon oncle, a débuté sa carrière ici. Weston, Bill, Jake... Ils ont tous réussi à s'intégrer dans une équipe avant de devenir de célèbres hockeyeurs professionnels. Je ne m'attends pas à suivre un destin aussi exceptionnel, mais je refuse d'être celle qui échouera.

Juste une fois dans ma vie, j'aimerais briller, moi aussi.

Alors que mes yeux parcourent l'ensemble du gymnase, une bande de garçons à la carrure bien bâtie vient s'installer en bas de l'estrade. Des hockeyeurs. Je le sais parce que l'un d'eux a apporté son matériel avec lui. Cet air confiant, presque arrogant... Ils me font penser à West et Bill, plus jeunes. Des murmures enthousiastes se répandent sur leur chemin et la boule dans mon ventre grossit de plus belle. Super. Faites que je ne me ridiculise pas devant tous ces gens.

Une poignée de minutes plus tard, Eva, la coach, se tient face à nous. Pour une fois, je suis contente de ne pas être la seule à me sentir mal à l'aise. Sa manière de nous scruter tour à tour avec une attention méticuleuse met les nerfs des postulantes à l'épreuve.

— On y retourne, les filles. Commencez par un Herkie Jump, puis enchaînez avec un front handspring, commande-t-elle.

Vêtue d'un legging noir et d'un débardeur blanc ajusté, je me place pratiquement à la fin de la file indienne, dans l'ordre de nos dossards. Le temps que mes concurrentes passent, mes yeux glissent malgré moi vers le sportif avec la crosse qui vient d'arriver. J'ai passé une partie de ma jeunesse entourée de hockeyeurs et je ne peux m'empêcher de lui jeter des regards curieux. Alors que la troisième candidate s'élance sur le tapis, je tique. Un mec, grand, aux épaules larges, pénètre dans le gymnase avec une paire de béquilles au même instant. Il rejoint les joueurs des Huskies à cloche-pied et tous se lèvent pour le saluer, comme s'il était célèbre. Peut-être qu'il l'est ? En quelques secondes, une espèce d'effervescence se crée autour de lui. Je plisse les paupières pour mieux voir, puis j'écarquille les yeux. Une peau légèrement mate, un genou dans une attelle. Jake ? Quelle chance y a-t-il pour que ce soit une coïncidence ?

Merde. Si c'est bien lui, qu'est-ce qu'il fiche ici ?

— Numéro dix, à ton tour, m'annonce la capitaine.

Mon cœur s'emballe au plus mauvais moment. J'ai besoin de toute ma concentration. Je force mes pupilles à rester visser sur le tapis devant moi, mais j'ai l'impression de me liquéfier sur place. Aujourd'hui, la moindre erreur peut être éliminatoire. Chaque geste doit être aussi précis que possible, mais avec tous ces yeux vissés sur moi — ses yeux vissés sur moi —, j'ai l'impression de perdre mes moyens.

Allez, Emma. Tu maîtrises ces figures. Ce sont des mouvements de base, rien d'autre, tenté-je de me rassurer.

Après quelques pas de course, je m'élance sur le tapis. Heureusement pour moi, mon corps sait exactement ce qu'il doit faire, au contraire de mon cerveau qui n'arrive pas à se faire à la situation. J'enchaîne les deux figures, puis une fois ma démonstration terminée, je retrouve ma place à l'arrière du groupe dans une parfaite indifférence. Je n'ai ébloui personne, mais au moins je ne me suis pas rétamée devant les quarante personnes réunies dans ce gymnase. C'est déjà ça. Pendant que les deux dernières candidates passent, je cherche le sosie de Jake. Il ne me faut pas longtemps pour le trouver, il est en bas des gradins et la brune au carnet rouge est accrochée à son bras. Est-ce qu'ils sortent ensemble ?

Double merde.

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*Flyer : la cheerleader qui est soulevée dans les airs.

* Herkie Jump : Saut avec une jambe tendue et l'autre pliée.

* front handspring : Un saut de main commençant par une course suivie d'un sursaut, puis par une pose des mains au sol.

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