12.2 - Légende urbaine - Jake
Je me demande à quoi Emma pense. Sûrement pas aux mêmes choses que moi... Mon ego blessé ne supporte pas de savoir qu'elle ne me croit pas capable de donner du plaisir à une femme dans ce temps imparti. Non pas que j'ai quelque chose à lui prouver... mais disons que, d'une certaine façon, j'ai l'impression que mon honneur est en jeu. Et tout le monde dans cet appartement sait que je ne lâche jamais l'affaire avant d'avoir prouvé que j'ai raison. Qu'importe le sujet.
Je m'avance jusqu'à ce que son dos se retrouve collé à mon torse, puis je me penche jusqu'à frôler son oreille. Elle sursaute sans arrêter de fixer le micro-ondes.
— Trois minutes. C'est fou tout ce qu'on peut faire en si peu de temps, hein ? lui lancé-je, joueur.
— Je reste persuadée que c'est du bluff, murmure-t-elle, quasi immobile.
— Je peux demander à quelques femmes de témoigner, si tu veux.
— Non merci. Les souvenirs faussés de nanas bourrées ne m'intéressent pas. À part dans un film porno, personne ne peut jouir aussi vite.
— Parce que tu regardes des films pornos ? répliqué-je du tac au tac.
Prise de cours, elle cligne des yeux et se met à bégayer. La rapidité à laquelle le rose gagne ses joues a quelque chose de fascinant. Je ne m'en lasse pas.
— Quoi ? Je... Là n'est pas la question ! Je dis juste que ce record n'existe que dans ta tête.
— C'est parce que tu n'es pas tombé sur le bon mec.
— Je sais de quoi je parle. Ce n'est pas une question de mec, on parle mythe et légende urbaine là.
— Je suis content de savoir que tu me compares à un être mystique.
En réponse, elle lève les yeux au plafond et j'éclate de rire.
— Tu dois être fier d'avoir un petit copain légendaire tel que moi, non ?
— Dans tes rêves, Jake. D'ailleurs, je serai ravie que tu arrêtes de répandre cette fausse rumeur partout où tu passes.
— Quoi, tu te lasses déjà de notre couple, bébé ? Depuis le temps, tu devrais savoir que t'emmerder est mon jeu favori.
— T'es chiant, tu le sais, ça ? soupire-t-elle.
Le micro-ondes émet un bip sonore. Emma s'empresse d'y récupérer le bol qui s'y trouve, puis elle s'éloigne d'un pas vif. De mon côté, je peine à réprimer mon sourire. Ça y est, j'ai eu ma réponse. Aucun homme ne l'a jamais fait jouir. Pas en moins de trois minutes en tout cas. Je ne sais que faire de cette information, mais elle m'apporte un certain réconfort.
— Jake, qu'est-ce que tu fous ? Tu apportes les verres où je dois venir les chercher moi-même ? crie Weston depuis la salle à manger.
— J'arrive.
J'abandonne Emma dans la cuisine pour aider mon co-équipier à mettre la table. Ce midi, Charlie a commandé le repas, ce qui n'est pas pour me déplaire. Je m'assieds sur le canapé avec West qui consulte les résultats des matchs NHL de la veille pendant que Charlie et Emma finissent de réchauffer les différents plats. Le temps s'écoule, mon ventre gargouille, mais la bouffe, elle, n'arrive toujours pas.
— Bon, qu'est-ce qu'elles fichent ? soupire West. Ça ne prend pas autant de temps de réchauffer un truc déjà cuit. Je vais voir ce qu'il se passe.
Il se lève pendant que je reste là, à grignoter. Au bout d'un laps de temps indéfini passé seul en compagnie du bol de chips désormais vide, je décide d'aller voir ce qui les retient dans la cuisine. Quand je débarque dans la pièce, nos hôtes sont à la recherche d'un décapsuleur et Emma est assise sur le plan de travail, dos à moi.
— Ah, je le savais ! Il y a donc un mec qui te plaît à l'université ! s'exclame Charlie. Pour qu'il ait capté ton intérêt, ça doit être un mec bien.
Weston me jette un regard furtif auquel je réponds par un simple haussement d'épaules. Je n'ai aucune idée de ce dont sa copine parle.
— Il m'intéresse, mais la réciproque n'est pas vraie, corrige aussitôt Emma. Ce n'est pas la peine de chercher de qui il s'agit.
— Donc on ne pourra jamais le rencontrer ? lui demande West, déçu.
— Non. Impossible. Il va falloir vous faire une raison.
— Mais... qui te dit que tu ne l'intéresses pas ? reprend Charlie, pensive.
— Ça se saurait si c'était le cas. Je crois que je ne lui plais pas physiquement.
— Tu veux dire que tu n'es pas son style de fille ?
— Je n'en sais rien. Ce que je veux dire c'est que, lorsqu'il nous est arrivé d'être proche, genre collé l'un à l'autre... Il ne s'est rien passé.
Alors qu'elle gesticule pour essayer d'expliquer la situation à Charlie, je croise les bras sur mon torse. J'ai beau réfléchir, je ne vois pas de qui elle parle. Putain, il y a un mec qui lui plaît sur le campus ? Comment j'ai fait pour rater ça ? Qui est-ce ? Jeremy ? Benny ? Non. Un footballeur ?
— Il est peut-être timide, la rassure Charlie.
— Oh, crois-moi, il ne l'est pas. Ce mec n'a aucune pudeur.
— Oh non, je ne veux pas entendre parler de ça, râle Weston en se bouchant les oreilles. Merde quoi, dans ma tête, t'as encore 10 ans.
— Ouais, bah va falloir te faire à l'idée que ce n'est plus le cas, riposte-t-elle.
Je ne peux que compatir avec West. Quelque part, je me sens trahi. Elle aurait dû m'en parler.
— Je refuse d'entendre la suite, moi aussi. On peut aller bouffer, plutôt ? Je crève de faim.
— Jake, tu sais de qui elle parle ? me lance mon coéquipier.
— Aucune idée. Il y a bien deux ou trois mecs qui lui tournent autour, mais je n'ai rien noté de plus. Et crois-moi, je fais mon possible pour la garder à l'œil.
Emma se tourne pour m'adresser un regard blasé. Je soutiens son regard sans savoir quoi dire ou faire. Je suis trop abasourdi par la nouvelle. En tout cas, si elle flirte avec ce mec, il semblerait que ce con ne sache pas lui donner de plaisir. Si je le croise, un de ces jours, je ne manquerai pas de le lui rappeler.
— Ignore-les, Emma, reprend Charlie. Donc... comment tu peux avoir la certitude que ce mec n'est pas attiré par toi ?
— Je lui ai fait des avances du genre rentre-dedans. Et il ne s'est rien passé. Il avait la possibilité de m'embrasser, mais il ne l'a pas fait.
— Ce mec a intérêt à garder sa langue dans sa bouche, lance Weston avant de se boucher à nouveau les oreilles.
— Ce n'est pas son genre, soupire Emma. Je le vois avec une fille différente chaque semaine.
— Et c'est ce genre d'homme qui t'attire ? se lamente-t-il, dans un mélange de déception et d'étonnement. Il ne te mérite pas s'il passe son temps à changer de lit.
— Il n'est pas comme ça, il...
Mais West ne la laisse pas finir sa phrase.
— Crois-moi, Emma, je côtoie pas mal des coureurs de jupons. Tu ne peux rien bâtir avec un gars tel que lui. Regarde Jake. J'ai beau l'adorer, qui voudrait d'une relation avec lui ?
— Hé, je te signale que je suis à deux mètres de toi, Ducon, sifflé-je.
— Ouais, eh bien, puisque tu es là, aide-moi à faire comprendre à Emma qu'il faut qu'elle cherche l'amour ailleurs.
— Je ne vous demande pas votre accord, là !
Visiblement lasse de cette discussion, cette dernière se laisse glisser sur le sol. Elle s'empresse de quitter la salle à manger pendant que Charlie nous fusille du regard, Weston et moi.
— Franchement, vous êtes lourds. Laissez-la tranquille. Ce n'est pas parce que vous vous comportez comme de vieux cons qu'elle n'a pas le droit de profiter de sa jeunesse.
— Hé, je ne suis pas vieux, moi ! m'exclamé-je.
Weston me décoche une tape à l'arrière du crâne.
— Moi non plus, je te signale.
— Emma vient à peine de revenir à Seattle, vous allez lui donner déjà envie de repartir. Pour une fois qu'elle s'ouvre sans qu'on la force à parler...
Charlie marque une pause avant de reprendre.
— Après ce qu'elle a subi dans son ancien lycée, ce n'est pas vraiment malin de votre part.
Je fronce les sourcils sans comprendre
— De quoi est-ce que tu parles, exactement ?
Weston soupire, il jette un coup d'œil en direction de la porte pour vérifier qu'Emma ne surprenne pas notre conversation. Il échange un regard avec Charlie avant de me répondre à voix basse.
— Des filles jalouses lui ont fait vivre un enfer. Elles l'ont obligée à boire pendant une fête et... disons que ça a failli très mal tourner. Elles se sont mises à la dénuder.
— Elle n'a quand même pas été...
— Non. Heureusement. Elles n'en ont pas eu le temps. Emma a fait un malaise et quelqu'un a fini par appeler les secours.
— Ça a dû être traumatisant, mumuré-je.
— Pas assez, à mon goût. Le mois suivant, ça a recommencé. Cette fois, c'était pire. Elle a fait un coma éthylique. Elle tenait à intégrer ce groupe de filles au point d'être prête à tout pour être acceptée. Ses parents l'ont changé de lycée pour sa dernière année et les choses se sont calmées, mais maintenant, on se montre plus vigilant.
— Ce sont des erreurs de jeunesse. Ça arrive à tout le monde. J'ai moi-même enchaîné les conneries quand j'étais ado, lui rappelé-je.
— Peut-être bien, mais tu la connais. Elle est gentille et influençable. Elle fait confiance bien trop facilement.
Je hoche la tête, pensif. Je ne me doutais pas un seul instant de ce qu'avait vécu Emma des dernières années. Je prends conscience qu'il y a beaucoup de choses que j'ignore. Je comprends mieux l'inquiétude de West et Frank à son sujet. Ils craignent qu'elle soit retombée dans ce genre d'engrenage.
— Ne t'inquiète pas, j'ai toujours un œil sur elle.
Nous quittons la cuisine pour rejoindre la salle à manger, mais Emma ne s'y trouve pas. Je me propose d'aller la chercher et je la trouve assise sur une chaise à bascule sur le balcon. Les mains dans les poches, je m'approche de la rambarde en silence.
— Pourquoi tout le monde a l'air de savoir des trucs sur toi que j'ignore ? lui demandé-je après un long silence.
— Chacun a ses secrets, je suppose.
Un rictus triste recouvre mes lèvres.
— À une époque, tu n'en avais aucun pour moi.
Elle rit à voix basse, mais ses épaules se secouent à peine.
— Tu veux dire quand j'avais douze ans, que je mettais des t-shirts roses fluos parce que j'étais sûre d'avoir la classe ?
— Exactement. Je crois que cette Emma-là me manque.
— Cette Emma-là n'existe plus, lâche-t-elle dans un soupir. Ce temps est révolu.
— Tu crois ?
— Je suppose.
— Nos longues conversations me manquent aussi. Je me rappelle que je m'asseyais près de toi pendant des heures pour entendre ce que tu avais sur le cœur.
— Menteur, je sais que tu n'écoutais pas vraiment.
Elle remarque mon regard outré posé sur elle, puis elle poursuit avec un début de sourire.
— Je ne peux pas t'en vouloir. Je me serais aussi lassée, à ta place. À l'époque, j'étais un véritable moulin à paroles.
Je reporte mon regard sur le paysage urbain qui s'étire devant nous. Un léger pincement dans la poitrine me fait froncer les sourcils.
— Je dois bien reconnaître que tu as raison sur un point, murmuré-je finalement.
— Lequel ?
— Tu as changé. C'est à peine si on entend ta voix, désormais.
Je marque une pause, les mains vissées sur la barre en métal. Je me souviens de cette petite blondinette au sourire si grand qu'il lui mangeait la moitié du visage. Celle qui avait tendance à être trop collante, mais à qui on ne pouvait rien refuser tellement elle était adorable.
J'observe ce visage autrefois familier du coin de l'œil. Emma n'est plus Emma, elle n'arrête pas de me le répéter depuis des jours et c'est la première fois que je le comprends vraiment. Parce qu'elle a raison, je n'écoutais pas vraiment. Je ne la voyais pas vraiment.
Et maintenant que je la regarde, je m'en veux d'avoir loupé la tristesse sur ses traits... Qu'est-ce que j'ai raté d'autre ?
— Quelque part, ça me peine, soufflé-je. Je me demande ce qui est arrivé à cette petite fille souriante pour qu'elle perde sa joie de vivre.
— J'imagine qu'elle a rencontré trop de monstres.
— Quel genre de monstre ?
Elle baisse la tête et se met à fixer ses chaussures. Sa voix se fait si faible à présent que je suis obligé de tendre l'oreille pour comprendre.
— Le genre qui t'attire dans les ténèbres et te force à y rester.
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