12.1 - Légende urbaine - Jake

Le duplex de Weston et Charlie est tout neuf. Ils ont emménagé dans ce nouvel immeuble du centre de Seattle trois semaines auparavant. À voir les décorations qui ont envahi les murs depuis ma dernière visite, je constate qu'ils se sont déjà approprié les lieux. Ce nouvel appart est sans conteste plus sympa et plus grand que le précédent qui ne comportait que deux chambres. La porte d'entrée à peine franchie, je remarque sans peine les petites touches apposées par Charlie par-ci par-là. Ce n'est pas Weston qui a opté pour les coussins jaune et orange du canapé.

— Alors, ce genou ? me questionne d'ailleurs ce dernier.

Il me tend la poche de glace que je lui ai demandé de préparer quand j'étais dans la voiture avec Emma.

— Douloureux. J'ai trébuché par maladresse.

Emma passe à côté de moi en me jetant un regard entendu. Je m'attends à ce qu'elle balance mon entraînement secret à tout instant, cependant elle ne prononce pas un mot. En fait, je la trouve bien silencieuse, aujourd'hui. Elle n'a pas dit grand-chose durant le trajet et son silence m'intrigue. Je me laisse tomber sur le canapé et je pose mon pied sur un pouf tout en la suivant du regard. Le salon est vide. Il n'y a que nous quatre.

— Où est Cassie ? demandé-je en plaçant la poche froide sur ma jambe. Bill et elle ne devaient pas venir ?

— Ils ont annulé à la dernière minute, m'informe-t-il. Maddie est malade. Ils ont passé une sale nuit et avec la grossesse, Cassie a du mal à récupérer. Ils préfèrent se reposer.

Je hoche la tête, un brin coupable. Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas pris de leurs nouvelles. En bon oncle, je devrais être plus présent pour mon neveu et ma nièce. Je dégaine mon téléphone pour envoyer un message à mon beau-frère à ce sujet avant que Charlie ne pose un bol de chips devant moi.

— Au fait, il s'est produit un petit miracle avec ta grand-mère, hier.

Une poignée de chips à la main, je me redresse pour l'interroger. Elle bosse depuis peu en tant qu'infirmière dans la maison de retraite médicalisée dans laquelle est soignée Abuela.

— Ah ouais ? De quel genre ?

— Je lui ai montré des photos de Cassie et toi, comme d'habitude, et cette fois-ci, elle t'a reconnu.

Mes yeux s'écarquillent légèrement.

— Sérieux ?

Charlie hoche la tête avec un petit sourire fier. La plupart du temps, ma grand-mère ignore complètement notre existence à ma sœur et moi. Nous avons arrêté de lui rendre visite, car cela la dérange plus qu'autre chose.

— Elle était si contente. Elle disait à tout le monde : "C'est mon Jake. Plus tard, il sera champion de hockey."

Un rire m'échappe, mais au fond, je me sens ému. Abuela est atteinte d'Alzheimer depuis plusieurs années, et les moments où elle se rappelle du passé se comptent sur les doigts d'une main. Savoir qu'elle se souvenait de moi hier, même si ça n'a duré que quelques secondes, me réchauffe le cœur.

— Ça me rassure de savoir qu'elle est entre de bonnes mains.

Ma mère est décédée le jour de ma naissance. À partir de ce jour, Abuela et Cassie n'ont jamais cessé de prendre soin de moi. Mon père dans tout ça ? Si on peut encore l'appeler comme ça... Il a disparu de nos vies presque aussitôt après la mort de ma mère. Il n'était déjà pas le meilleur homme au monde, il a fini par sombrer dans la délinquance et il a fini en taule pour attaque à mains armées. Je crois qu'il est quelque part en prison au sud du pays. Tant mieux pour nous. Quelle vie aurions-nous, Cassie et moi, si notre père était resté à nos côtés ? J'aurais sûrement fini par dealer dans la rue au lieu de faire partie des Krakens. Comme quoi, même quand la situation nous semble mal barrée, la vie nous réserve encore de bonnes surprises.

— Alors, comment ça se passe avec les Huskies ? me demande Weston.

Il débarque avec deux bières qu'il pose sur la table, puis il s'assied sur le dossier du canapé, une jambe pendant dans le vide. Alors qu'il décapsule la première bouteille, Emma le contourne pour rejoindre Charlie dans la pièce voisine.

— Disons que je fais ce que je peux avec ce que j'ai. Malcolm est content, c'est déjà ça.

West arque un sourcil.

— Ils sont si mauvais que ça ?

— Je n'ai pas dit ça. Ils ont du potentiel, mais disons qu'ils ne savent pas l'exploiter. On dirait qu'ils sont juste là pour se marrer et passer un bon moment.

— Ça me rappelle tes débuts...

— C'est pas faux, ricané-je. Mais, il faut avouer qu'ils sont un peu bordéliques. Entre Dean qui rate une passe sur deux, Benny qui patine comme si ses pieds étaient englués l'un à l'autre, tu m'étonnes que leur coach soit débordé.

— Malcolm doit adorer t'avoir à ses côtés. Avec ton œil de pro, ça doit lui changer.

Weston éclate de rire avant d'avaler la moitié de sa boisson d'une traite, puis il reprend, plus sérieux.

— Tu ne trouves pas ça frustrant d'être de l'autre côté ? D'entraîner plutôt que de jouer ?

Je reste silencieux un instant, réfléchissant à sa question. Je ne peux pas décemment lui avouer que pour ne pas devenir cinglé, j'ai choisi de recommencer à patiner avant d'obtenir le feu vert de mon docteur.

— Si, je ne vais pas mentir. Quand je les vois patiner, je n'ai qu'une envie : sauter sur la glace et leur montrer comment faire. Mais, je me dis que si j'arrive à leur transmettre ne serait-ce qu'un dixième de ce que j'ai appris en NHL, alors ça vaut peut-être le coup.

Weston hoche la tête, compréhensif.

— C'est vrai que t'as toujours été le genre à vouloir enseigner. Tu te souviens de la fois où tu as voulu apprendre à Emma à aller aussi vite que toi ?

Je souris à l'évocation de ce souvenir.

— Oui, et ça s'est soldé par une énorme chute et le plexiglas explosé. J'ai cru qu'Oliver allait faire une crise cardiaque.

Weston rit de bon cœur avant de lever sa bière vers moi.

— T'avais de la chance que je sois là pour réparer tes conneries.

Je lève un sourcil, prêt à lancer une pique.

— Réparer, hein ? Est-ce que je dois te rappeler que tu as explosé exactement la même vitre le soir même pendant notre match amical ?

— Hé, je n'y peux rien si un mec de l'équipe adverse m'a bousculé ! Tu devrais être reconnaissant, ce soir-là, j'ai sauvé l'honneur de l'équipe en marquant le but qui a fait la différence.

— L'honneur, tu parles... me moqué-je. J'en ai marqué deux.

Weston se redresse, un sourire incrédule sur les lèvres.

— Hé, tu veux jouer à ça ? Je te signale que tu as été viré du match avant la fin. Demande pardon à genoux et peut-être que tu auras le droit de manger le bon poulet grillé qu'on a commandé.

— C'est mort, mec. Je ne me mets jamais à genoux devant personne. Même pas devant une femme, répliqué-je avec un sourire suffisant.

Charlie éclate de rire depuis le couloir et elle finit par s'arrêter à côté de moi.

— Comment ça ? Du genre jamais jamais ? me demande-t-elle, étonnée.

— Jamais, confirmé-je en croisant les bras derrière ma nuque.

— Je plains tes conquêtes. Vos nuits doivent être bien tristes.

— T'inquiète pas, il n'y a jamais eu de plaintes de leur part.

Charlie rigole en s'asseyant sur les genoux de Weston et ce dernier se met à jouer des sourcils dans ma direction. Je sens le pire arriver.

— Alors pourquoi est-ce qu'elles te surnomment toutes "trois minutes" ? reprend-il.

Je dégaine un doigt d'honneur à son intention, mais en réalité, je ne peux m'empêcher de rire. Je ne me rappelle même plus qui a trouvé ce surnom débile.

— Trois minutes ? C'est le temps que tu dures au lit ? raille Emma en approchant à son tour.

Le ton sarcastique qu'elle emploie pique mon ego. Je me tourne vers elle, non sans une certaine fierté.

— Non. Pour ta gouverne, c'est la vitesse à laquelle je peux faire jouir une femme.

Quand West se rend compte que sa petite protégée est de retour de la cuisine, il se racle la gorge et tente de changer de sujet.

— Hum... Et sinon, les séances chez le kiné, Jake ? Ça donne quoi ?

Mais Emma ne lui porte aucune attention, elle incline la tête vers moi et poursuit la discussion.

— C'est un peu présomptueux, non ?

À côté d'elle, Charlie se tord de rire. Je hausse les épaules.

— Je dirais plutôt que c'est réaliste.

— Jake... me rappelle à l'ordre Weston. Stop.

— Quoi ?

Il secoue la tête d'un air réprobateur pendant qu'Emma dépose un plateau de petits snacks sur la table basse. Mon regard reste accroché à ses traits tandis qu'elle contourne le canapé. Même si elle garde cet air pensif et absent, elle semble plus détendue que dans la voiture.

— Tout va bien ? lui demande notre hôte en haussant un sourcil.

— Oui, pourquoi ? réplique-t-elle, un sourire forcé aux lèvres.

Peu convaincu, West plisse les yeux avant de se pencher dans ma direction pour m'interroger pendant qu'elle s'installe à l'extrémité du canapé.

— T'as une idée de ce qui lui arrive ? Elle a l'air à mille lieues d'ici.

Je joue avec une cacahuète que je fais rouler entre mes doigts avant de la jeter dans ma bouche.

— Rien de grave. Elle stresse un peu pour ses sélections de cheerleaders.

Charlie incline la tête en direction d'Emma qui tapote distraitement l'accoudoir du canapé.

— Les épreuves de sélection se passent bien ? Combien est-ce qu'il t'en reste ?

Emma hésite avant de répondre. Elle me jette un regard furtif, comme pour s'assurer de mon silence au sujet du bizutage qu'elle subit. Je remue la tête pour lui signifier que je ne parlerai pas.

— Officiellement, les épreuves sont terminées, mais on attend la délibération finale. Pour être honnête, la concurrence est rude. Les autres filles sont tout aussi douées. Certaines ont été éliminées injustement.

— Tu vas y arriver, j'en suis sûre. Tu es déterminée et tu as du talent, la rassure Charlie.

J'avale une nouvelle cacahuète, l'air faussement détaché, et je fais mine de balayer le sujet d'un revers de main.

— Je n'arrête pas de lui répéter : s'inquiéter, c'est comme sortir avec un parapluie alors qu'il fait un soleil radieux. À quoi bon se stresser pour des gouttes qui ne tomberont peut-être jamais ?

Charlie pouffe de rire.

— Jake Rodriguez, poète à ses heures perdues.

— Ouais, c'est ça, moque-toi, riposté-je avec un sourire narquois. En attendant, ce n'est pas une mince affaire de dérider Miss grimace.

J'adresse un clin d'oeil à Emma dont la bouche se tord en un rictus sinistre, ce qui fait rire à tout le monde.

— Parfait, voilà le sourire qu'on attendait ! me moqué-je.

— Ne me cherche pas, Jake, siffle-t-elle, agacée.

— Ou bien quoi ?

— Emma, laisse cet idiot et viens me donner un coup de main en cuisine, ordonne Charlie en se levant. Et toi, West, va mettre la table au lieu de te marrer.

Ce dernier pousse un soupir exagéré, cependant il obtempère quand même. En quelques secondes, je me retrouve seul dans le salon avec ma poche de glace et ma bière. Bien que mon genou proteste, je décide de les suivre.

— J'ai une jambe en moins, mais j'ai des bras qui fonctionnent. Je peux aider ? lancé-je en débarquant dans la cuisine.

— Si tu veux aider, prends les verres dans le buffet, me propose Charlie avant de disparaître dans la pièce voisine.

Je me traîne jusqu'au meuble en question en essayant de ne pas trop boiter. Emma, elle, se trouve devant le micro-ondes en attendant que la sauce du poulet soit réchauffée. Comme hypnotisée par les chiffres qui défilent sur le minuteur, elle ne bouge pas. J'attrape quatre verres dans le meuble, puis je jette un coup d'œil curieux dans sa direction. Je me place dans son dos et je me mets à regarder le compte à rebours digital. 2 minutes et 59 secondes. C'est le temps qu'il reste.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top