Une plume colorée

La troisième photo représentait une adolescente à la peau mate, aux yeux verts et aux cheveux frisés, âgée d'environ quatorze ans, lançant à l'appareil un regard sérieux, un peu triste aussi, et même si elle était sans doute la plus ancienne des images déjà sorties des boîtes, fragments colorés du passé, je savais bien quand nous l'avions prise. Cette jeune fille, Jeanne, avait été une alliée dans la peine, une amie, et serait toujours un souvenir touchant, me remémorant certaines leçons apprises dans la douleur et la tristesse comme une de mes promesses, étincelle flamboyante au milieu des tébèbres, ancre au milieu d'un monde partant à la dérive, à l'image d'une mer déchaînée aux mille vagues rugissantes sous un ciel nuageux déchiré d'éclairs, et sur le petit carré couvert d'encres nuancées, elle tendait devant elle ses bras pour montrer, au creux de ses mains, une plume colorée. D'autres décoraient son costume, la parant de vert doux et tendre, d'orangé, de rouge, de rose, de bleu et de violet, en un arc-en-ciel délicat auquel se mêlaient blanc et noir, yin et yang, mais celle-ci, jolie offrande, avait quelque chose de particulier : c'était un cadeau, et un moyen de me faire partager un peu de son monde, alors qu'elle savait que je n'appréciais pas le carnaval.

Encore aujourd'hui, cette fête n'est pas celle que je préfère, mais je crois qu'elle m'a appris une chose essentielle, en ces quelques jours de vacances à la côtoyer. Je ne pourrai jamais l'en remercier... Mais je préfère me souvenir de son sourire si doux, n'atteignant pas forcément ses yeux, et de sa voix durant nos discussions sous le saule, profitant de l'ombre fraîche et tendre tout en nous cachant d'un soleil trop vif, aussi rayonnant que brûlant. Je préfère me souvenir de sa gentillesse et de son coeur d'or, même si on le lui avait brisé, ainsi que de son âme si pure qu'on avait déchirée. Je préfère me souvenir de Jeanne, simplement, de cette fille des airs, de ce petit oiseau multicolore, léger, et de ce petit ange. La plupart des gens la voyaient comme une adolescente heureuse, ses prunelles de jade étincelant toujours d'une lueur joyeuse et amusée, son rire étant merveilleusement contagieux, mélodieux et sincère, un rire d'enfant, ses vêtements étant simples mais colorés et jolis, ses robes flottant dans le vent, ses pantalons ornés d'une ou deux broderies, parfois, à peine perceptibles mais qu'elle dessinait du bout des doigts pour se calmer, une chanson toujours présente sur ses lèvres, prête à s'envoler.

Aucun n'avait prêté attention à ses bracelets ou ses manches longues cachant des cicatrices irisées ou des gouttelettes de sang, aucun n'avait vu son masque paisible tomber pour révéler des larmes scintillant dans son regard clair, aucun n'avait écouté les paroles qu'elle créait, agençant les mots et les notes pour associer ensuite les mélodies, aucun d'entre eux n'avait su qu'elle aussi aurait voulu déployer ses ailes... Elle a même fini par le faire. En écrivant cette phrase, je ne peux m'empêcher de retenir mes larmes : c'est injuste. Je me rappelle encore l'amusement dans sa voix pour cacher son désespoir quand elle a haussé les épaules, ce jour-là, pour me dire finalement que le bonheur n'était pas forcément acquis pour tout le monde, avant qu'un groupe de filles qui passait la traite de folle, de pauvre naïve débile en recherche d'attention ou encore de dépressive, prononçant ce mot avec fiel, comme s'il s'agissait d'une insulte. Un mot de dix lettres, qui brûlait et faisait plus mal que les châtiments des dix cercles de l'Enfer. Un mot auquel ces gamines insensibles la réduisaient, parce qu'elles avaient vu ses marques par inadvertance, me raconta Jeanne en passant une main dans ses mèches brunes. Ce n'était pas la première fois, disait la jeune fille aux yeux verts, résignée, elles se lasseraient bientôt, comme elles s'étaient lassées de se moquer d'elle à cause de ses costumes de carnaval.

Alors, ma nouvelle amie m'avait tout raconté, et j'avais compris pourquoi elle aimait cette fête, ne trouvant ensuite ses harceleuses que plus méchantes et idiotes au fur et à mesure que les lèvres fines et rosées s'écartaient, juste un peu, afin de me révéler la vérité, au milieu de ce visage à la peau mate et aux traits fins. Se créer des costumes colorées pour oublier un monde trop gris, rêver un univers pour s'échapper de sa vie, cacher son vrai visage derrière un masque de manière assumée, une fois dans l'année, comme elle cachait ses blessures physiques sous ses pulls et son coeur meurtri derrière un sourire, ou encore s'élancer dans la musique se confondant avec les battements désordonnés de son coeur jusqu'à s'y harmoniser, s'y perdre totalement, écoutant les chants pour ne plus entendre les petites voix de ses démons intérieurs, se mettant à danser pour, quelques heures, oublier son envie dévastatrice de jouer du violon d'une lame sur ses poignets. Le carnaval qui n'était à mes yeux qu'une multitude de sons n'étant pas forcément accordés et de gestes désordonnés était devenu un échappatoire, comme sa passion pour la musique le reste de l'année. Combattre ses démons pour ne pas succomber, peu importait comment, je l'avais fait, je la comprenais...

Après quelques jours de confidences partagées, elle est venue une dernière fois, non pas aux répétitions, plus loin dans ma rue, où je l'avais vue, croisée, approchée et retrouvée, mais en bas de chez moi, juste avant le défilé de Mardi Gras, vêtue d'un simple jean et d'un pull blanc, remontant pourtant ses manches pour me montrer les fines lignes nacrées, si pâles. Elle ne s'était pas recoupée, et souriait sincèrement : j'étais si fière d'elle... Avec amitié, elle a ôté de son cou un fil auquel était rattachée une plume colorée, comme ses rêves, aussi douce que ses étreintes, la plume de la photo, et me l'a tendue. En y repensant, c'était pourtant un adieu... Elle s'est envolée, et je ne l'ai plus jamais revue.

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