Petite Danseuse

La dixième photo représentait une mince silhouette gracieuse à la peau chocolat plutôt claire, en justaucorps bleu très pâle, son visage faisant face à l'appareil tandis qu'elle travaillait ses pointes, ses cheveux frisés remontés en un chignon artistique dévoilant son joli visage en coeur. Semblant âgée d'environ treize ans, elle n'était pas parfaite mais restait très jolie, jeune fille plutôt petite et fine, une mince cicatrice courant sur sa lèvre supérieure à cause d'opérations pour une fente labio-palatine qui lui rendait également la voix un peu différente et spéciale. Au primaire, ils se moquaient d'elle pour cela, elle me l'avait dit, et elle avait peur, au début du collège, que ce soit pareil, mais je lui avais dit que je la protégerais, et elle m'avait rendu la pareille, tandis que nous faisions se côtoyer nos deux mondes, entre lecture, musique et danse : elle était une petite pianiste, une ballerine, j'étais la jeune fille au violon, qui n'osait pas danser, mais elle parvenait à m'entraîner, parfois, entre mille rires et discussions... Elle était mon amie, ma complice, ma confidente, et j'étais la sienne, entre les disputes avec nos parents et son premier amour. Elle était une rose, j'étais une pensée, fleurs différentes mais unies, et d'une certaine manière, on était deux petites étoiles scintillantes pour se guider l'une l'autre, en une amitié aussi douce que les couleurs de ce cliché, entre le bois clair de la salle de danse, les couleurs pastels des vestiaires et le ciel bleu intense par la baie vitrée, et ensemble, on trouvait toujours la deuxième étoile à droite, pour rejoindre le pays imaginaire et parler de nos rêves.

Je me rappelle très bien de ce jour-là, elle m'avait invitée chez elle, et j'avais pu assister à sa leçon de danse : je l'avais trouvée tellement douée ! Sa grâce habituelle transparaissait dans chaque geste, même à l'école, et elle esquissait quelques mouvements pour me faire rire et me montrer, parfois, tentant de m'apprendre les bases, mais c'était la première fois que je la voyais se perdre totalement dans la musique, petit oiseau prêt à s'envoler. Elle disait toujours que c'était ce qu'elle aimait, que ça la calmait, et que l'espace d'un instant, elle pouvait oublier ses soucis, en s'élançant, comme ça, en mille arabesques, apaiser ses émotions, fermer les yeux et trouver un équilibre, quoiqu'il arrive. Un peu comme moi avec le violon, d'une certaine manière, quand rien n'existait plus que les cordes sous mes doigts, la vibration du bois contre moi, les frissons dans mon coeur et les notes qui s'élevaient, emportant mes larmes jusqu'à me laisser un bref moment souriante, même quand ça n'allait pas. Je la regardais, et j'étais heureuse pour elle, fière aussi, fière de l'appeler mon amie, cette jeune fille si agile, si lumineuse. Elle était réellement à sa place, à ce moment-là, dans toutes les danses, que ce soit classique comme cette fois-là, jazz ou plus actuelle, et elle mettait la même passion dans chaque saut et chaque pirouette que dans les discussions qu'on avait, dans lesquelles elle me disait vouloir apprendre certains ballets. Elle était une adolescente avec une âme de fragments d'étoile, et je me rappelle encore lui avoir dit, une fois, quand elle s'interrogeait sur ce que pouvait ressentir un garçon de notre classe pour elle, qu'elle n'avait qu'à y aller et que s'il ne l'aimait pas, alors il ne la méritait pas et ne réalisait pas sa chance. Elle avait trop peur, alors, et on en riait... Quand je lui avais dit que si elle n'y allait pas, j'irais, elle m'avait gentiment frappée avec le livre de mathématiques, puis, étant en récréation, on avait recommencé à travailler les positions, parce que oui, elle voulait vraiment m'apprendre à danser.

Ça a duré deux ans. Deux ans de délires, de musique, de livres, deux ans d'école, d'exposés, côte à côte, rarement séparées, deux ans de complicité, deux ans à être comme seules au monde, deux ans dans un cocon de plumes très douces et de lumière. On était que des enfants, un peu des petites filles modèles, d'ailleurs, bonnes élèves et fierté... Puis tout s'est brisé. Je me suis retrouvée seule, et ses nouvelles amies se sont amusées à m'insulter, à me ramener plus bas que terre, comme si éparpiller aux quatre vents mon âme et mon bonheur était un jeu, comme si réduire mon coeur en milliers de minuscules morceaux, en fragments de cristal imperceptible, en poussière, les amusait. Elles riaient, je pleurais, et la petite danseuse restait muette. Perles de larmes et perles de sang se mêlaient. Et je les détestais, et je me détestais. Les jours ont laissé place aux semaines, puis aux mois, même si j'ai rencontré une fille qui m'a beaucoup aidée, cette fille qui est devenue ma meilleure amie et qui m'a sauvée. Elle m'a aidée à me relever sans même le savoir, on a continué d'avancer, et j'ai commencé à me réparer. En troisième, à la fin de l'année, pourtant, j'ai reparlé à ma petite danseuse : elle s'est excusée de ne pas être venue avant par peur de ma réaction, de mes nouvelles amies, excusée pour ce qu'elle avait fait, elle m'a serrée dans ses bras et m'a dit qu'elle ne m'oublierait pas, puis elle a terminé comme on devait le faire, je suppose, me prenant la main, le soir du bal, pour m'emmener dans la danse, délaissant son groupe pour rester avec moi. Dans la pénombre éclairée par les faisceaux lumineux colorés, on a dansé, on a ri, on a parlé, moment d'amitié et d'éternité le temps d'une éphémère soirée. Puis on est passées au lycée, et nos chemins se sont séparés, mais cette photo de quand on avait onze et treize ans, je l'ai gardée.

Je me suis faite de nouveaux amis, ma meilleure amie est restée, j'ai trouvé un groupe génial, puis un garçon au violon et un frère de coeur, et ces derniers sont devenus mon équilibre, mon confident et meilleur ami se sentant mieux, lui aussi, quand on était ensemble. Ma vie s'est emplie de rêves, de mélodies, de couleurs, de milliers de mots, d'espoirs, d'un peu d'anxiété quant à l'avenir, bien sûr, mais aussi de jolies amitiés et de mille étincelles. Pourtant, je n'ai jamais réussi à l'oublier, jamais réussi à effacer celle qui était ma petite danseuse, et je ne sais absolument pas ce qu'il en est pour elle. De temps en temps, je regarde encore ses photos, en me demandant si elle pense encore aux deux années qu'on a partagées, à Rose Blanche et Rose Rouge, comme elle le disait, aux spectacles, aux rires, aux quelques larmes et aux promesses... Je me rappelle mille détails, alors que quatre ans ont passé : sa couleur préférée, la déesse grecque qu'elle aimait quand on a fait l'exposé, le nom de son chat, Coeur de Feu, en référence à un livre, sa manière de jouer nerveusement avec un bracelet en particulier, une petite perle sur un fil turquoise, quand on lui demandait de parler en classe, son sourire, sa voix, ses identifiants sur un forum, son gâteau de prédilection, ses rêves, ses espoirs, son écriture plutôt ronde et nos agendas qu'on s'amusait à personnaliser, son bulletin parfait. Une petite danseuse fantôme, encore si présente dans ma tête. Aujourd'hui davantage que d'autres jours, elle me manque, comme celles qu'on était à l'époque, quand on avait onze et treize ans. Je n'aime pas danser, pas en public, mais parfois, seulement parfois, dans ma chambre, portes fermées, loin des regards, je retravaille tout ce qu'elle m'avait montré, pour tenter moi aussi de m'envoler, tout en jouant du violon, en riant. Je n'ai jamais été celle qui dansait bien, mais répéter ce qu'elle m'avait appris - sans doute mal, d'ailleurs - me fait sourire, parfois, ou pleurer, ça dépend. Elle me l'a appris il y a quatre ans, tout a changé, tout est différent, maintenant, et il ne me reste que cette image si pâle, si jolie, que je repose pour ne pas la gâcher en pleurant ou en la froissant. Mais je me souviens d'elle, je ne parviens pas à l'effacer, pas en sachant ce qu'elle a représenté et ce que la perdre a entraîné... Celle que j'étais me manque. Ma petite danseuse me manque. J'ai fait des erreurs, je me suis attachée. Aujourd'hui, elle a dix-sept ans, et je n'arrive pas à l'effacer, alors qu'elle m'a probablement oubliée. Aujourd'hui, elle a dix-sept ans, et je ne fais plus partie de sa vie.

Je ne suis pas vraiment sensée te le souhaitetr, je suppose, mais...
Joyeux anniversaire, Rose Rouge. Je t'aimais beaucoup, tu sais.
Et malgré tout ce qui a pu se passer, merci pour ces deux ans d'amitié.

Ce texte-ci est un peu particulier à mes yeux, étant donné que ce que je décris est totalement réel, pas seulement une inspiration comme la plupart des autres... C'est réellement l'anniversaire de cette fille, aujourd'hui, et comme chaque fois, les souvenirs reviennent. Alors je dirais simplement que ce texte est ma manière de me calmer, de trouver un équilibre comme elle quand elle dansait, et de faire taire le passé et les mois qui ont suivi la fin de notre amitié. Seulement une thérapie, puisque je ne peux pas oublier celle qui était ma complice et ma seule amie. ^^

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