Perles de larmes
La neuvième photo représentait un jeune homme à la peau mate, aux cheveux chocolat frisés que les filles jalousaient et dans lesquels on avait qu'une seule envie, jouer, un jeune homme aux traits que j'ai appris à connaître peu à peu, jusqu'à savoir les dessiner par cœur, à la silhouette familière, en un portrait aux mille nuances de brun, de vert, de beige, de bleu et de gris, de noir, de blanc aussi. Elle te représentait, simplement, avec ces bras qui sont devenus mon refuge contre le monde et ces lèvres qui dessinent de rares sourires, parfois faux pour les autres, mais sincères avec moi, qu'ils soient joyeux, complices ou simplement rassurants, avec ces mains aux doigts s'entrelaçant aux miens, cette voix posée qui me calmait, et puis ces vêtements, aussi, avec tout ce qui fait de toi celui que tu es. Elle représentait simplement une personne merveilleuse, au cœur d'or et plutôt intelligent, malgré tous les surnoms que j'ai pu te donner, un adolescent discret, qui aimait lire, parler cinéma ou rire avec ceux qu'il aimait, elle représentait simplement celui qui était devenu mon meilleur ami. Tu étais assis sous un arbre, que je reconnais comme celui du lycée sous lequel on s'installait parfois le midi, pour profiter de l'ombre et de la brise, tes bras autour de moi, d'habitude, comme cette fois-là.
Je ne sais plus lequel de tes potes tenait l'appareil, sans voir ce que ce qu'il venait de capturer voulait dire bien davantage que ce qu'il pensait en riant. Je crois que c'est une des rares images que j'ai de toi, et ça devrait la rendre précieuse, non ? Ça devrait me faire sourire à l'infini ? Mais en regardant à nouveau ce cliché, ma gorge se noue, mon cœur se serre. Non, ce n'est pas une preuve du fait qu'on s'aimait, qu'on s'aime, d'ailleurs, puisque notre attitude l'un envers l'autre n'a pas changé. Ils ne comprenaient pas tout de notre relation, et ils ne savaient pas que tu étais mon nounours, mon confident et mon grand frère de cœur quand j'étais ta confidente, sa petite sœur et ta complice. On était "juste" amis, rien de plus... Mais on se connaissait bien. Très bien. Par cœur, en fait, après ce jour-là. On s'est tout raconté, les rêves, les cauchemars, les peurs et les espoirs, des centaines d'histoires, les sentiments, le passé, le présent, les ténèbres, la lumière, on a vécu des moments de beauté éphémère, des fous rires, on s'est faits des sourires et on s'est créés des souvenirs. Je les fixais au stylo, j'y posais des milliers de mots, tu me lisais des livres, j'en écrivais d'autres qu'on venait de vivre. Et puis... On s'est confiés. Vraiment. Ça va sembler idiot, vu tout ce que j'ai dit qu'on s'était déjà raconté, mais ce que je veux dire, c'est qu'on s'est racontés ce que personne d'autre ne sait. Ce qui me fait pleurer, ce qui m'a brisée, mon secret. Et une fois, juste une fois, le jour où cette photo a été prise, en réalité, je t'ai vu t'effondrer. Et ce jour-là, notre amitié s'est modifiée, renforcée, encore renouée.
C'est pour cette raison que l'image que je tiens entre mes doigts ce soir, sous les étoiles muettes, ne me fait pas sourire : tu étais perdu dans certains souvenirs. Ils ne le voient pas forcément et c'est normal, tu me serrais contre toi, et j'étais blottie au creux de tes bras, assez pour qu'en apparence, on forme un joli couple. Mais moi, je m'en souviens. Je sens encore la brise sur ma peau, portant ton parfum, et ta main dans la mienne, le tissu de ton blouson contre mon bras, ton bracelet en métal sous mes doigts, tes cheveux dans mon cou, se mêlant aux miens, cascadant sur nos épaules. Mille détails qu'une image ne peut pas capturer, et qui pourtant continuent d'exister, ne serait-ce que dans mes pensées. Je vois encore les murs colorés du lycée, les autres silhouettes floues qui passaient plus loin, l'herbe tendre et verte, le gris du chemin, l'éclat du soleil pendant qu'on restait tous les deux, à l'ombre, et je vois encore ton visage qui cette fois, n'était plus impassible, avec tes yeux étrangement brillants. Je ne t'avais jamais vu comme cela, et pourtant, combien de fois je t'ai observé ? Tu sais bien, c'est ma manière de me rassurer, et de savoir taire mes doutes sur ce que les autres peuvent penser de moi ou ce que mes proches peuvent éprouver : discerner le moindre petit détail, un sourire, un battement de cils, une larme solitaire. J'entends encore le bruissement des feuilles, les battements de ton cœur contre mon oreille, et surtout ta voix. Ta voix qui vibrait, porteuse de colère, de dégoût de toi-même, ta voix qui s'envolait comme tu as failli le faire, ta voix qui me décrivait tout, ta voix plus tranchante que le couteau que tu avais lancé, repoussé, malgré cette terrible pensée, ta voix qui s'était brisée. Tu n'avais pas pleuré, c'était une partie de ton histoire : tu renfermais ce que tu ressentais, et c'est une habitude que tu ne parviens plus à perdre. Garder les masques. Ta voix qui s'était adoucie en parlant de ceux que tu aimais, qui était devenue petit rire en me touchant la joue quand je t'avais demandé pour qui tu étais sûr de t'être attaché. Il y avait tes amis, aussi, évidemment, mais ça m'avait émue, vraiment. J'avais resserré notre étreinte, je t'avais livré aussi mon passé, et finalement, après les perles de larmes scintillantes, j'avais cessé de parler.
Et on était restés là, en silence, après que tu m'aies fait une de tes rares promesses. Moi, le soir même, je t'avais écrit un texte... Chacun sa manière de s'exprimer, on avait seulement voulu dire à l'autre que l'on comprenait. Qu'on était là et qu'on serait là, toujours. Notre amitié continuerait après le lycée, quoique en disent les adultes, parce qu'on avait simplement trop entrelacé nos vies, entre ombre et lumière, et qu'on était comme ces médaillons du Yin et du Yang qui se complètent parfaitement, entre ivoire et jais, qui se mêlent pour former un unique motif d'harmonie. J'étais la seule à connaître cette part de toi, et toi, t'étais le seul à savoir repousser les fantômes simplement d'un regard, d'un sourire, et, les mauvais jours, d'une étreinte ou d'une délicate pression de tes doigts sur les miens. Cette photo, aujourd'hui, des semaines, des mois après, m'est aussi douce qu'amère : aucun de nous d'eux n'a le pouvoir de changer le passé de l'autre, peu importe à quel point je voudrais remonter le temps et à quel point tu es en colère contre ceux qui m'ont brisée, mais on a tous les deux le pouvoir de se réparer l'un l'autre, et on peut repousser ces perles de larmes qui roulent sur mes joues, dans mon cou, sur le dos de mes mains et sur le bout de tes doigts, s'accrochent à tes cheveux, comme celles qui ornent tes cils, brillent dans tes prunelles, sur tes paupières, et coulent, solitaires, échappées, pour se perdre dans tes mèches frisées ou au creux de mon épaule. Mieux valent des perles de larmes que des perles de sang, simplement...
Cette image, je ne peux pas la regarder en souriant, mais si ma gorge se noue en la voyant, elle me rappellera toujours le serment silencieux que j'ai fait ce jour-là, ce serment que je renferme dans l'écrin de mon âme, de mon esprit et de mon cœur comme le plus précieux des diamants : je ne peux pas changer ce qui s'est passé avant, mais je peux veiller, maintenant, et tu sais déjà que je serai là quoiqu'il arrive, si ça ne va pas. Tu m'as dit la même chose, on sera là, même si on doit courir l'un chez l'autre ou s'envoyer des messages et parler toute la nuit, jusqu'à ce que le ciel pâlisse ou s'embrase, que les étoiles s'éteignent, pour chasser les nuages, faire cesser la pluie, ramener le soleil dans nos vies, les astres dans nos prunelles et décrocher la lune, croissant délicat, en guise de sourire. Ce n'est pas compliqué, il suffit de ne pas se trahir et s'abandonner... Ce cliché qui ne représente rien de particulier aux yeux des autres sinon une étreinte amoureuse, c'est une manière d'exprimer tout ça, en demi-teinte de tout ce qu'on ferait pour s'offrir l'arc-en-ciel, et en trois mots, c'est simplement un moyen de réaffirmer ce qu'on s'est promis : on sera là. Je serai là.
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