Murs blancs
La septième photo représentait une petite salle, immaculée. Murs blancs, plafond de ciel enneigé, sol semblant tissé de plumes d'anges. Trois meubles seulement, dans la pièce qui paraissait isolée du monde, laissant à ce lieu une atmosphère épurée, mais également un peu froide, un peu distante : un lit de bois clair, une petite table et une chaise. Rien de passionnant, rien d'extraordinaire, pour n'importe qui observant le décor, l'arrière-plan de cette image repêchée dans l'une des boîtes, et pourtant, pourtant... Je viens de passer dix longues minutes, ce cliché entre les doigts, à contempler, le coeur serré, ce fragment du passé. Deux personnages, seulement, main dans la main, ajoutaient un peu de couleur dans cet endroit, accompagnés d'une fleur solitaire offrant ses pétales aux regards de ceux qui ne pouvaient pas même la voir : toi et moi. Je peux te décrire chaque détail, à présent, même si j'ai rangé ce papier glacé nuancé pour ne pas le gâcher, essayant de ne pas m'effondrer. Je me rappelle un peu trop bien de ce jour comme de ceux qui l'ont précédé, et si le dénouement ne m'a pas brisée, je crois n'avoir jamais eu aussi peur. Je me demande souvent ce que tu peux avoir ressenti, tandis que le soulagement me submergeait à m'en faire pleurer et sourire à la fois au rythme des notes d'un concerto pour violoncelle ou d'un aria d'une des suites de Bach pour violon. Ma musique ne m'a pas quittée, tout ce temps, mais je ne l'écoutais pas vraiment. Une seule chose comptait, que tu restes. J'aurais été perdue sans toi.
Assise sur mon lit, le carré coloré posé sur mon oreiller, je revois cette chambre d'hôpital, et je te revois dans ce lit, tes cheveux bruns frisés lâchés formant un éventail délicat autour de ton visage pâle, aux yeux clos me donnant envie de sangloter, ainsi que ta main aux doigts fins, glacée entre les miennes. Combien de jours et de nuits se sont écoulés ainsi, je l'ai oublié, avec seulement, pour rompre le silence, les sons réguliers des machines et la musique classique, combien de soirées ai-je passées à veiller, ainsi, à te parler, disant des mots que tu ne percevais jamais, tentant d'imaginer un futur sans toi sans parvenir à le créer ? L'infirmière ne disait rien, posant parfois à mon intention un repas quand je ne bougeais pas aux heures vouées à déjeuner, préférant rester auprès de moi, et, muette, elle prenait simplement soin de moi, parce que je n'y pensais pas. Rien d'autre ne comptait que te voir rouvrir les yeux, me sourire à nouveau et vivre. Je ne crois pas que tu puisses réaliser à quel point tu m'es devenu indispensable, et à quel point ta disparition m'aurait brisée, mais c'était la réalité. Je ne pouvais que te murmurer des dizaines, des centaines, des milliers de mots, parler de nos souvenirs pour continuer de rêver, de m'échapper, et espérer qu'on continue d'en créer. J'avais eu tellement peur, mon coeur tombant avec toi quand tu t'étais effondré, les notes dégringolant, vives, rapides...
Je t'en avais voulu, sur le coup, de n'avoir rien dit, de n'avoir rien montré, et d'avoir seulement prétexté être fatigué quand tu savais que c'était plus grave, je t'en avais voulu, mais bien vite, c'était l'envie de pleurer qui m'avait submergée. Pas de colère, seulement de la tristesse, de la peur, de la détresse. De la solitude, très vite, aussi, et l'impression que tu allais me laisser seule ici... Et je ne pouvais m'empêcher de me répéter que ça ne pouvait pas se terminer là, parce que tu m'avais promis, promis de ne pas m'abandonner, promis qu'on allait continuer d'avancer dans cette vie. Tu ne briserais pas ton serment, tu resterais, j'étais obligée d'y croire pour ne pas sombrer, me raccrochant à ta main froide sur les draps blancs qui, de la pureté, étaient devenus synonymes d'incertitude et de douleur. Parfois, dans le couloir, d'autres silhouettes passaient, marchant lentement comme des âmes en peine ou étendues sur des brancards, anges tombés des nuages, sans que je ne voie les visages et les expressions, laissant dans ma mémoire des visions fugaces, floues à travers le verre et mes larmes, aussi. Des visiteurs ou des patients, selon les moments, tandis que les minutes, les secondes et les heures passaient lentement, les portes s'ouvrant et se refermant. Je me rappelle avoir écouté le dernier des concertos des Quatre Saisons de Vivaldi, celui de l'hiver, en me disant que le poème qui l'accompagnait décrivait bien la souffrance glacée qui m'entourait.
Ta mère venait souvent, m'adressant un triste sourire chaque fois qu'elle me trouvait encore assise là, et tes amis, aussi, passaient chaque soir après le lycée pour me tenir un peu compagnie, te veiller et poser les leçons récupérées près d'élèves de la classe. J'avais décidé de ne pas m'en aller, alors je restais, et je continuais de travailler, n'allant à l'école que pour les contrôles, décrochant malgré tout la première place, les meilleures notes et les prix d'excellence alors que j'aurais seulement voulu les étoiles pour les refaire briller dans tes prunelles. Une semaine entière est passée, puis une deuxième, et une troisième, trois semaines durant lesquelles en esprit, des dizaines de fois, j'ai rejoué la dernière scène que j'avais de toi, avant, scrutant les détails à la recherche d'indices que je n'avais pas vus, de petites choses qui m'auraient fait pressentir ce qui allait arriver. Les aiguilles d'argent de ta montre continuaient de tourner, les notes de s'écouler. Après réflexion, je me trouvais tellement aveugle... En revoyant la photo, je me rappelle les fleurs que nos amis apportaient pour mettre un peu de couleur, chaque fois un fragment d'arc-en-ciel, et les murs blancs que j'avais frappés sous la colère avant de m'effondrer, si fort que je m'étonne que le sang ne les ait pas tachés. La souffrance physique n'était rien par rapport à celle qui me déchirait le coeur, en écho au tien. Tu avais résisté le plus longtemps possible, tu ne m'avais prévenue qu'au moment de t'effondrer, parce qu'en sortant du cours, je m'inquiétais de te voir plus faible, alors tu m'as chuchoté que tu respirais mal, parlé d'une douleur à la poitrine, avant de tomber. Et le pire, ce que j'ai découvert ensuite, c'est que ton problème, il ne t'arrivait pas pour la première fois. Sur le coup je t'ai détesté, je t'ai détesté autant que j'ai pu t'aimer. J'avais mal, bordel, et je me suis sentie... Trahie.
Je ne souhaite à personne de revivre trois semaines le même souvenir, en se demandant si les choses redeviendront comme avant, si le problème est grave et si elle s'apprête à perdre son meilleur ami. Je ne souhaite à personne de rester assise, le jour et la nuit, quand le soleil d'or brille ou laisse sa place à une lune et des constellations d'argentées, sur la soie azurée ou le velours bleuté si foncé de la voûte céleste, près de ce lit, en chantonnant pour elle-même, peinée, des chansons que tous deux aiment bien, des chansons qu'elle a pu lui faire écouter, de vidéos qu'elle lui a montrées, ou en écoutant d'autres mélodies de musique classique qu'elle avait promis de lui montrer, glissant un écouteur dans son oreille et posant l'autre sur l'oreiller, comme pour partager les morceaux, comme s'il était là. Je ne souhaite à personne de sentir l'espoir peu à peu s'estomper et son coeur se briser, comme un fragile objet de cristal qu'on s'amuse à lancer au sol puis à piétiner, anéantissant en poussière les derniers éclats irisés. Je ne souhaite à personne cette chambre d'hôpital... Mais je souhaite à tous ceux qui vivent cette attente, sous les étoiles filantes qui passaient de l'autre côté de la fenêtre, de vivre ce moment magique où on hésite à croire les doigts qui s'entrelacent délicatement aux nôtres, les paupières qui se relèvent pour laisser voir à nouveau les prunelles dans lesquelles on aime tant se noyer. Ton regard, la douce caresse de ta main sur ma peau et l'esquisse de sourire que tu m'as adressée valaient tellement plus que toutes les richesses du monde ! Je retrouvais mon univers, je renouais avec la joie. Et je n'ai rien montré, mais à ce moment-là, j'avais seulement envie de te prendre dans mes bras, de ne plus jamais te laisser me faire ça, de te serrer contre moi, d'entendre ta voix.
Il ne devait pas être loin de minuit quand un petit mouvement m'a alertée, quand j'ai retrouvé ton regard clair et doux, celui que tu m'avais toujours adressé, parfois espiègle, parfois plus sérieux, et si j'avais réussi à convaincre l'infirmière de rester, je ne craignais rien davantage que l'idée de voir la magie disparaître, comme les jolis atours de Cendrillon aux douze coups de l'horloge, pour ne plus me laisser qu'avec le devoir de faire face à une amère réalité. Mais tu m'as souri, à peine, et ce simple sourire m'a rassurée, comme chaque fois, jouant un peu de vibrato avec mon coeur tandis que mes yeux se paraient d'océan et d'étoiles : tu ne le savais pas, tu ne le sais toujours pas, et tu ne le sauras que le jour où l'on relira toutes ces pages que je note pour me rappeler des images, dans des années, mais c'était comme si tu m'avais donné l'autorisation de déposer le fardeau d'Atlas, m'enlevant des épaules le poids du monde, dissipant les nuages bas qui, porteurs d'orages et de pleurs, n'attendaient qu'une erreur pour déchirer le ciel de centaines d'éclairs et laisser tomber la pluie accompagnant nos larmes. Quand on discutait, tu me disais que j'étais celle qui avait dissipé les ténèbres, à tes yeux, au début de l'année scolaire et de notre amitié, que j'étais un peu la joie de vivre... Quand tu as rouvert les yeux, j'ai compris que tu l'avais emportée avec toi, et que tu venais de me la rendre.
Les messages à nos amis pour effacer la crainte, le sourire de ta mère, les éclats de rire, les mélodies écoutées ou jouées quand ils ont ramené mon violon et le soleil quand tu es revenu : la vie était belle, et j'ai compris à ce moment-là que l'idée de continuer sans toi, sans mon grand frère de coeur, m'était insupportable. Je sais que tu ne peux tout contrôler, mais je veux que tu promettes de me dire quand ça ne va pas, que tu promettes de ne pas le cacher, et que tu promettes de ne plus me mentir. Parce que je ne veux pas te voir partir. Je ne suis pas prête pour ça, moi... Et j'aurais été perdue sans toi.
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