La jeune fille aux yeux bleus
La première photo représentait une jeune fille, avec des cheveux blonds comme les blés, à la chaude couleur dorée, à la peau pâle parée d'un hâle léger, ses yeux bleus comme les mers du sud grands ouverts et le sourire aux lèvres. Elle avait sa flûte traversière dans les mains et posait, mèches au vent, en robe blanche et veste de jean, sur le balcon de l'école de musique. L'arrière-plan, autant dire le ciel, aurait pu faire croire qu'elle volait, et elle semblait assez vive, assez agile et gracieuse pour déployer ses ailes comme un joli oiseau. Elle parait tellement heureuse sur ce cliché. Je ne m'en rappelais pas... Et elle regardait l'objectif, riant avec la personne qui la photographiait - toi ou moi, je ne sais plus - entre deux oeuvres, musicienne si douce et si enthousiaste face à la vie. Quand on la voyait, on ne pensait pas une seconde que ces prunelles d'océan et de ciel pouvaient ne rien montrer, aucune couleur, l'enfermant dans un monde d'obscurité, et pourtant, c'était la vérité : elle était aveugle. Pourtant, je me dis en y repensant qu'elle avait son propre monde, avec ses nuances imperceptibles pour nous, ses mélodies, et elle n'avait pas besoin de voir les mauvais côtés de cette planète.
Elle avait une assurance certaine, et une telle confiance qu'on avait envie de l'imiter, et qu'être avec elle, simplement, faisait sourire. Douce Prune, si gentille, si posée, si enfantine, curieuse et prête à s'amuser parfois, mais semblant d'autres fois plus âgée que ses quinze ans, trop sérieuse, mature et sage. Je me rappellerai toujours de cette conversation menée entre deux coups d'archet, deux inspirations calmes pour faire vibrer l'air de mille sons mélodieux, parant la brise de visions, entre le rêve et la réalité, quand je lui avais demandé comment c'était d'être aveugle, et si ce n'était pas trop difficile. Elle était restée un moment silencieuse, réfléchissant à la réponse ou plutôt, je pense, à la manière de la formuler, puis s'était assise sur le banc de bois dans la cour du lycée et m'avait fait signe de m'installer près d'elle. Alors elle avait raconté, la pluie et le soleil. Elle avait raconté l'arc-en-ciel, la musique, les voix toutes différentes, les fragrances par milliers, les matières subtiles au toucher qu'elle savait reconnaître, et les saveurs sucrées, salées ou plus acidulées. Elle avait raconté tous ses sens, la caresse du vent, le murmure des vagues, la chaleur du soleil, les parant de couleurs. Puis elle s'était tue, quelques secondes, et avait murmuré ce qui, en y repensant, me paraît être une leçon de vie. Je l'avais compris, je m'en rappelle aujourd'hui. À sa manière, son handicap l'avait grandie... Trois ans ont passé depuis, mais je me rappelle chaque mot de sa phrase si simple, de sa voix si douce, de sa conclusion si mélodieuse. Tout semblait si simple, quand elle le présentait. Et finalement, elle avait raison, parce que ce n'est pas compliqué. Ça prend du temps, simplement.
« Tu me demandes comment c'est d'être aveugle, mais parfois, je me questionne sur qui est le plus aveugle de l'histoire, tu sais. Regarde-les. Ils passent sans se voir vraiment. Moi, je ne peux pas distinguer les visages, mais j'utilise mes autres sens, je fais attention au monde qui m'entoure. Je ressens la fraîcheur de la nuit, j'entends les oiseaux, je goûte les fruits si sucrés qu'ils semblent porter en eux toutes les couleurs, et je sens les milles parfums de mon univers. C'est beau, tout ça, tu sais. Alors non, je ne vois pas, je ne sais pas exactement à quoi tu fais référence quand tu dis violet, bleu, rose, orange, vert ou blanc. Mais je perçois le moindre changement dans une voix, le plus doux sanglot, le plus infime frémissement du bout des doigts, la plus petite larme touchant ma peau. Je fais attention au monde qui m'entoure. Je suis aveugle, mais je vois à ma manière, peut-être mieux que certaines personnes ayant encore leurs deux yeux et pouvant contempler à loisir les paysages et les visages. Si tout le monde voyait les personnes nous entourant, les émotions, et ne s'en fichait pas mais tentait d'aider quand ça ne va pas, ce monde serait plus joyeux... Et moi, je ne peux pas juger sur l'apparence. Je suis peut-être aveugle, mais j'ai appris à voir, avec mon coeur. »
Et elle voyait sans doute mieux que nous, car comme dit Saint-Exupéry, "On ne voit bien qu'avec le coeur, l'essentiel est invisible pour les yeux". Les siens ne voyaient rien, elle a ouvert les miens. C'est fou, la force de caractère, l'amour de la vie et ces rêves d'enfant qu'elle rassemblait dans une silhouette de danseuse et qui se dégage encore d'une simple photo colorée, des années après. Douce Prune, avec toutes ses qualités et ses petites phrases philosophiques parfois, ses éclats de rire, ses mains délicates pour essuyer les larmes. Si elle savait. Cette photo me rappellera toujours la petite aveugle aux prunelles de saphir et surtout, sa leçon. Je veux voir les gens, vraiment. Je ne veux plus faire semblant de les apercevoir et fermer les yeux ou détourner la tête. Je veux voir avec le coeur, moi aussi... Comme elle. Si tout le monde voyait les personnes nous entourant, les émotions, et ne s'en fichait pas mais tentait d'aider quand ça ne va pas, ce monde serait plus joyeux. Je veux des larmes, des éclats de rire, et les milliers de nuances colorées qu'on ne voit qu'avec attention. Je veux la beauté dans les moments ordinaires, dans la joie et la peine. Je veux aimer, mes amis, la vie, moi aussi.
Et toi ? Tu feras tout ça avec moi ?
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