L'orchestre
La onzième photo représentait un petit groupe d'adolescents, des élèves de lycée de quatorze à dix-sept ans, dont j'étais la benjamine, jeune fille ayant sauté des classes, à "haut potentiel", et dont tu étais un des aînés, quand j'y pense. Quatre filles, trois garçons, vêtus de noir et blanc, chacune de nous en robe, chacun de vous en chemise ou en pull ainsi qu'en pantalon. Ça m'avait bien fait rire, nous voir tous si sérieux, ce soir-là, les étoiles se reflétant dans nos regards, réunis au premier rang, prêts à nous placer sur scène pour jouer, prenant malgré tout ce cliché tous ensemble en une minute volée au programme : d'habitude, chacun s'habillait comme il le voulait, sans code vestimentaire, pour ce qui n'étaient que des répétitions avant le soir du concert... Ce soir-là, les seules touches de couleur que nous possédions tous étaient nos instruments, l'argent de la flûte scintillant dans la lumière, les vernis des violons et du violoncelle se parant de feu, de rouge et d'or, d'automne et de flammes, nos mains libres se trouvant, toi et moi, sans que les autres le sachent forcément. À l'origine, c'était simplement parce qu'on avait marché un peu pour arriver jusqu'à nos places, et que tu marchais trop vite, alors je t'avais retenu par le bras, et tu avais ri, amusé, te moquant doucement de moi, me montrant même, sur l'écran de ton téléphone, une photo venue d'Instagram qui indiquait simplement un enfant courant et une phrase au-dessus - « Wait for me, I have little legs ! » -, mais ensuite, ce geste était resté, simplement parce que tes doigts tremblaient doucement et que je les avais entrelacés aux miens, tout en délicatesse, jusqu'à ce que ce mouvement léger s'arrête.
Puis je les avais relâchés quand on était montés sur scène pour s'asseoir tous, en demi-cercle, de l'instrument le plus grave au plus aigu, donc côte à côte pour nous, tous deux premiers violons, posant nos violons sur nos genoux dans la posture répétée, attendant le début du morceau : c'était à toi de commencer, avec la violoncelliste, notre amie, si jolie dans sa robe blanche, ses cheveux bruns frisés cascadant sur ses épaules, rieuse et concentrée malgré tout. Un seul regard suffisait à vous lancer, en une harmonie parfaite... Puis l'autre fille qui faisait avec nous les premiers violons avait rejoint la mélodie, et quelques mesures plus tard, c'était mon tour. La flûte, les deuxièmes violons, avaient eux aussi trouvé leur place, et on avait continué, faisant questions et réponses, dialoguant en musique, nous lançant des regards en coin, tous, des sourires complices, relevant les yeux de la partition pour les poser sur les visages les uns des autres, sur le public ou baissant un peu les paupières, ignorant le monde entier pour nous enfermer dans une bulle de notes, irisée et gracieuse. On aurait pu s'envoler, oiseaux chantant avec nos instruments, nos doigts glissant sur les cordes fines à la jolie couleur argentée pour former le vibrato, nos archets, en un même mouvement, produisant des notes qui s'élevaient, pures et délicates... C'était un peu comme la danse, en réalité : on devait faire paraître chaque oeuvre facile, malgré les heures et les heures de répétition tous ensemble. Peu à peu, on se perdait dans la musique, et on s'amusait, simplement, discutant sans un mot, tout en émotions, jouant sur les cordes de nos coeurs, en un chant qui n'avait pas besoin de paroles, tandis qu'un sourire se dessinait sur les lèvres de la jeune fille au violoncelle, tes yeux d'onyx étincelant davantage que des étoiles. Les deuxièmes violons étaient appliqués, sans aucune faute, la flûtiste soufflait chaque note avec assurance, elle d'ordinaire si timide, et la dernière violoniste, quant à elle, me semblait plus facile à comprendre. Au fil du temps, nous en étions venus à nous connaître tous un peu mieux, mais les noms n'importaient pas, en ce Royaume de Musique où les mélodies étaient reines, les notes et portées s'entrelaçant en une certaine beauté, et on s'oubliait tous un peu derrière nos instruments, jusqu'au moment où le silence reprenait ses droits, bientôt rompu par le tonnerre d'applaudissements nous faisant nous lever pour saluer. Une révérence, un salut, une fois, deux fois, d'abord tous ensemble puis en nous présentant les uns les autres, puis une dernière fois en groupe avant de quitter la scène... Les acclamations emplissaient tout l'espace.
En regardant à nouveau cette image, je me souviens encore de ta voix, de ton immense sourire, du son des violons, et de la manière dont mon coeur battait avec euphorie, comme chaque fois. J'aime tellement l'orchestre, c'était tellement magique de nous retrouver tous ensemble pour ça ! Le professeur de musique était fier de nous, t'en souviens-tu ? Il faisait toujours mine de se congratuler avant de nous rendre du mérite, et on riait aux éclats, quand tout se terminait... Parfois, je me dis que la vie devrait toujours ressembler à cela : pas de différences, de mépris, d'insultes, de souffrance, pas de regards mauvais ou de silence, seulement la musique, emplissant l'espace et les coeurs, nous unissant dans une bulle irisée, au pays des merveilles. L'orchestre, c'était ça : un refuge, une entente, une manière de se comprendre, sans parler. L'orchestre, c'était des amitiés, un partage, et aussi, toujours, de l'aide en cas de besoin : on se passait les petits blocs de résine qui formaient une fine poudre sur la mèche de nos archets, les aidant à produire le son, on s'accordait nos violons, on se passait les partitions, on chantonnait à l'unisson, pour se rappeler, ça et là, les rythmes que nous exécutions, et parfois, on rectifiait les doigtés afin de produire quelque chose de plus joli, illusion de perfection. Mais l'orchestre, c'était toi et moi aussi : les sourires, les discussions par dizaines, les notes par centaines, les confidences, les émotions, et le soir, quand le soleil descendait, ta gentillesse pour me raccompagner, au moins sur une partie du chemin, l'amitié. L'orchestre, c'était davantage que ce qu'on leur montrait au concert, davantage que ce qui se passait sur scène. L'orchestre, c'était simplement cette photo tous ensemble, souriants, avec nos instruments, créant l'arc-en-ciel, vêtus de noir et blanc. Pendant l'année de cours, c'était un échappatoire loin de nos cours et loin des examens, du BAC blanc, c'était certains de nos meilleurs moments... Et quoi qu'il arrive, je ne l'oublierai jamais.
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