Frère et soeur

La douzième photo représentait un duo d'amis, une jeune fille, un jeune homme, enlacés, en toute amitié, debout devant l'objectif au milieu d'une chambre peu rangée. Toi et moi, le sourire aux lèvres mais le regard étrangement triste pour qui aurait su regarder, ton bras autour de mes épaules et le mien dans ton dos, au niveau de ta taille, ma tête contre ton épaule, nos mèches brunes entremêlées. On ressemblait vraiment à un frère et une soeur, m'a dit ma meilleure amie quand je lui ai montré le cliché clair, plutôt colorée, nos chevelures chocolat se fondant l'une dans l'autre, nos attitudes pouvant ajouter à cette impression, même si ma peau était un peu plus claire, quoique mate, et mes cheveux, cascadant sur mes épaules, ondulés quand les tiens étaient frisés, et par le coeur, c'était ce qu'on était, c'est ce qu'on est encore. Le plancher était de bois clair, les murs blancs, la lumière entrait par la fenêtre et éclairait la scène, la seule ombre, finalement, se trouvant sur nos vêtements et dans nos prunelles où se noyaient des étoiles dans un océan de tristesse contenue : tu étais triste, fatigué, tu te sentais mal, et moi, je m'inquiétais, tandis qu'on partageait des raisons ; tu portais  un tee-shirt gris foncé, un pantalon clair, moi des leggings noirs, et, par dessus mon tee-shirt émeraude au blason Serpentard, ta veste camouflage trop grande, qui me faisait paraître plus fine encore. Avec du recul, je réalise que notre position, nos autres mains entrelacées, révèle bien ce qui se passait pour nous, mais personne d'autre ne pouvait le savoir, pas même la camarade de classe gentille qui était venue avec moi jusque chez toi. Enfin... Je me perds, je vais trop loin, je ne raconte pas les choses dans l'ordre quand je le devrais. On recommence...

Cette image nuancée, c'était un souvenir, d'un après-midi de mai, une semaine et demie après la fin des vacances de Pâques, et surtout, après une semaine et demie de silence de ta part. Une semaine et demie durant laquelle tu voyais les messages sans y répondre, une semaine et demie durant laquelle on savait tous les deux ce qui te tracassait, et une semaine et demie durant laquelle j'ai passé mon temps présente en classe et pourtant si loin en pensées, à tes côtés. Les jours passaient, sans un mot, et je supportais de moins en moins la situation, étant de moins en moins attentive en cours, de moins en moins patiente, de moins en moins heureuse même si je ne l'admettais devant personne, continuant de rire un peu grâce à nos amis - qu'aurais-je fait sans eux ? J'ai trouvé le temps de m'embrouiller avec une autre fille de la classe, parce qu'elle me reprochait d'être loyale envers toi avant tout, et finalement, j'ai craqué : je ne pouvais pas continuer comme ça, alors j'ai demandé à ton cousin - qui m'a regardée étrangement mais a compris que je m'inquiétais, rien de plus, et m'a donné la réponse en souriant - de me décrire précisément la maison, l'autorisation de mes parents pour aller chez toi, et, accompagnée de notre gentille camarade de classe, prévenue le matin même alors qu'on dessinait ou écrivait plutôt que d'écouter le cours de sciences, j'y suis allée. Sa mère nous a emmenées, plutôt que de traverser le quartier à pied, en début d'après-midi, et on s'est bientôt retrouvées devant la maison décrite, toutes les deux, sous le soleil brûlant qui annonçait l'été, échangeant un regard avant de s'approcher de la porte pour sonner. Elle n'a pas osé appuyer, alors je l'ai fait. Une fois, puis deux, puis trois. Finalement, on a du sonner six fois. Je me doutais que tu n'entendais pas, et je n'avais pas l'intention de repartir sans au moins t'avoir vu. Je me fichais de te parler, mais il fallait que je sois sûre, il fallait que je te voie. Juste pour calmer l'inquiétude qui me serrait le coeur depuis des jours et emplissait ma tête. On devait avoir l'air plutôt folles, toutes les deux, à regarder par un trou de la porte, et à échanger des commentaires sans aucune discrétion. « Quelqu'un arrive pour nous ouvrir ! » « Yep, c'est même l'individu concerné ! »

Tu as vu mon regard, par cet espace vide, et tu t'es retourné pour récupérer les clés pour nous ouvrir, mais confidence pour confidence, j'ai cru une seconde que tu n'allais pas ouvrir, face à ces prunelles si calmes, si froides, si vides et tristes que j'ai croisées. Pourtant, à cet instant, j'ai eu l'impression qu'on venait de m'enlever le poids du monde des épaules... Tu nous a ouvert la porte, et on a avancé, toutes les deux, hésitant presque à entrer, ce qui, en y repensant, me fait doucement sourire : après tout ça, comment pouvait-on être aussi timides ? Les chaussures enlevées, on s'est retrouvés au salon, à discuter tous les trois, notre amie fouillant les meubles et toi, abasourdi, la regardant faire, ayant abandonné depuis longtemps l'idée de comprendre, tandis qu'on te racontait le lycée, et que je te donnais les cours et quelques contrôles - rien d'important, juste un prétexte. J'oublie les liens entre les différentes conversations, mais on a parlé du sens de la vie, de mon estime de moi-même désastrueuse, du cours d'histoire, d'art, de musique, de glace, de sorties, des raisons pour lesquelles on était venues chez toi, et finalement, quand elle avait proposé d'aller voir si elle trouvait une pizza, j'ai approuvé notre camarade de classe, en apparence joyeuse et enthousiaste, écartant tes mises en garde - « C'est fermé » - par de petits surnoms qui soulignaient le fait que tu ne sortais pas. Elle y est allée, en chantonnant et sautillant. J'avais simplement besoin de ce moment-là pour te parler, mais je savais déjà. Seuls tous les deux, tu te révélais davantage. Puis elle est revenue, déçue, tes parents sont rentrés, aussi. Le temps avait passé.

Je garde de ces minutes-là un tourbillon flou, coloré : ta mère nous disant bonjour en souriant, nous demandant si on venait vérifier que tu sois encore vivant, en plaisantant, parce qu'on savait tous que tu avais une santé en papier de soie - même si les migraines n'étaient clairement pas ce qui m'inquiétait - et ton père nous saluant aussi, sans que je ne sache trop comment réagir, quelques phrases que j'ai oubliées, notre amie pour rire et parler, puis la manière qu'on avait eue, au bout d'un moment, de s'éclipser en haut des escaliers, dans ta chambre, la porte se refermant sur nous trois. Les livres que tu lisais au début de l'année et que j'ai reconnus aussitôt, étant capable de te faire un ordre chronologique de lecture, ton ordinateur, des modèles d'armes, des cartes et posters de mondes fictifs, des lits complètement bordéliques et quelques vêtements posés dessus, ton univers simplement : elle s'est retournée vers le duo qu'on formait toi et moi, et elle s'est dirigée vers un jean et un haut à capuche sans manches, prenant également tes chaussures, pour commencer à se déguiser avec, tandis que j'enfilais ta veste camouflage trop grande, un bracelet que je n'ai pas eu besoin d'ouvrir pour mettre à mon poignet, et on s'est amusées. Tes vêtements étaient trop grands, pour elle, pour moi, on était plus petites, et j'ai toujours été extrêmement fine, une silhouette d'oiseau ne pesant qu'une plume, alors on riait, et toi, tu nous regardait, comme perdu, retenant parfois ton rire, pendant qu'on prenait des photos, avec tes répliques d'armes, aussi, s'étonnant du poids et évitant de se tordre un poignet en arrière. N'importe qui aurait pu croire qu'il s'agissait d'une simple scène joyeuse et amusante, jusqu'au moment où je me suis approchée de toi, assis au bord de ton lit, avec une moue triste de chaton abandonné, pour qu'on prenne quelques clichés tous les deux et tous les trois.

Puis on a enlevé ces vêtements, à l'exception de la veste que j'ai gardée, comme une douce étreinte à la fragrance familière, et du bracelet de cuir, me donnant, comme tu le disais, un air plus « punk », et elle est partie peu après, pour une de ses activités, nous laissant en duo, beaucoup plus silencieux. Tu riais de mon illogisme, parce qu'alors qu'il y avait deux lits, des chaises, j'avais simplement choisi de m'installer au sol, les jambes repliées d'un côté, mes doigts entrelacés aux tiens. Passé le sourire de la photo, ce doux sourire qui avait sans doute réussi à tromper notre amie sans ramener les étoiles dans tes yeux, l'atmosphère devenait plus sombre, et quand je regarde à nouveau le cliché, je me dis qu'il s'agissait vraiment de minutes volées, loin des soucis qui sont revenus peu après... Il n'y avait rien à dire : je connaissais tes pensées, mais je ne savais pas quels mots poser sur ce que je ressentais, ma voix ne m'obéissant pas. On a discuté un peu, de détails que j'ai oublié, et finalement, je suis redescendue, croisant ta mère qui m'a souri, pour prendre mon sac et un texte, en particulier, que je voulais te faire lire et que j'avais écrit quelques jours auparavant, en remerciement de celui que tu m'avais rédigé sur ma demande. Tu m'avais écrit ta manière de me voir, m'emmenant les larmes aux yeux, des larmes de joie et de gratitude face à l'affection, à l'acceptation et à la gentillesse dont tu faisais preuve, et à mon tour, j'avais laissé couler les flots d'encre bleue pour te dire ce que tu pouvais représenter pour moi. Cet après-midi là, l'après-midi de la photo, j'ai glissé la feuille de papier bleue à carreaux tracés dans un violet pâle entre tes doigts, et tu l'as lue, tandis que je restais à tes côtés, immobile. Chaque fois, c'était pareil, et c'est encore pareil aujourd'hui : je ne sais jamais comment réagir quand tes prunelles chocolat parcourent les lignes, les phrases, que j'ai tracées avec mon coeur, et j'ai toujours un moment d'appréhension, un de ces moments peut-être un peu stupides mais incontrôlables, qui me donne envie de m'enfuir, loin de cette part de moi que je livre sans retour.

Mais avec toi, j'ai appris à rester, à faire confiance, et ce texte-là faisait partie des quelques-uns que je pouvais assumer totalement. Je n'ai jamais honte de ce que j'écris, mais parfois, j'ai l'impression d'outrepasser mes droits. Cette fois-là, par contre, je savais que je voulais que tu saches ce que ce texte renfermait. Je voulais que tu saches à quel point je t'adorais. Tu as tout lu, lentement et pourtant encore trop vite pour les battements de mon coeur qui s'accélèrent toujours quand tu relèves la tête de ces pages, et tu m'as regardée, sans rien dire, avant de m'attirer vers toi, me prenant par surprise et me désarmant. Tu n'es pas le plus démonstratif du duo, ce rôle-là, c'est plutôt moi, et en général, c'était à moi de te serrer très fort la main dans la mienne, ou de te demander un câlin, mais cet après-midi là... Ton étreinte était puissante, plus forte que d'habitude, empreinte d'émotions que tu ne retenais pas vraiment, sans que je sache si c'était conscient, et j'ai refermé mes bras autour de toi, comme les ailes de celle que j'étais, petite Ange de Littérature, petite fille à la silhouette fine et légère comme celle d'un oiseau, pendant que tu cachais ton visage, posant ta tête sur mon épaule, en une position que nous avons gardée un moment... En réalité, on ne s'est séparés qu'au moment où ton frère aîné a ouvert la porte, juste à temps pour qu'il ne remarque rien, et quand il est reparti, on a discuté, du texte, du Petit Prince, de tes sentiments. Tu m'as murmuré un « Merci », dit que tu étais content que je sois venue, que je ne me laisse pas rejeter comme les autres, et je t'ai simplement répondu, comme d'habitude, que je serais toujours là. La photo n'exprimait pas toute notre amitié, cachant la tristesse et les secrets, mais d'une certaine manière, elle capturait le plus important... Nos promesses l'un envers l'autre. On serait toujours là.

On est responsable pour toujours de ce que l'on a apprivoisé. - Le Renard, Le Petit Prince, St-Exupéry
After all this time ? Always. - Severus Snape, Harry Potter, JK Rowling

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