Chapitre 5 : Morgan


Assis sur un des bancs de la cour, écouteurs aux oreilles, je suis dans ma bulle. Les notes de guitare m'emportent dans une douce rêverie, tandis que la voix mélodieuse de Morgan donne vie aux paroles de la chanson You've got a friend, de Carole King.

C'est qu'elle va me faire chialer si elle continue...

Sérieusement, comment a-t-elle pu me cacher un talent pareil ? En pratiquement trois ans, elle n'a jamais cru bon de mentionner qu'elle chantait et jouait de la guitare comme une déesse alors qu'elle m'encourageait à débuter ma propre chaîne de danse. Autant dire que depuis qu'elle s'est lancée sur Youtube, je me suis rattrapé en la mentionnant à outrance dans mes stories pour la faire connaître.

D'ailleurs, c'est bientôt l'heure de la publication hebdomadaire sur ma chaîne. Je la programme à l'avance, ce qui permet à mes vidéos d'être postées automatiquement, même en cas d'imprévu. Ce petit tour de passe-passe m'a littéralement changé la vie ; avant ça, combien de fois ai-je manqué l'heure voire le jour de publication, m'attirant ainsi les foudres de mes abonnés ? À présent, ils me croient aussi ponctuel qu'un train japonais, alors qu'en vrai je plane toujours à quinze mille. Après tout, ce n'est pas pour rien que je vise les étoiles...

Abandonnant mon portable, je souffle en fouillant mon sac à la recherche d'une occupation productive pour les quinze prochaines minutes.

And the winner is... la nouvelle dissertation que nous a collée le prof de philo ! Sérieusement, j'ai l'impression de passer plus de temps à réfléchir au sens de la vie qu'à me préparer véritablement pour le bac.

« Peut-on vivre heureux dans la solitude ? »

Encore un sujet qui respire la joie de vivre, dites-moi. Sauf que pour une fois, la réponse est déjà toute trouvée. Spoiler alert : l'être humain est un animal social donc non, il ne peut pas se complaire dans la solitude.

En fait, l'existence des réseaux sociaux répond d'elle-même à la question : nous avons tous un besoin de reconnaissance, c'est pourquoi on se sent obligé de partager les photos de ses dernières vacances, des soirées entre potes, de son chat. Je ne prétends pas faire exception à la règle : si je partage mes vidéos de danse, c'est surtout pour avoir une sorte de validation de la part des autres, et peut-être aussi pour me prouver que j'ai de la valeur.

Mais d'un autre côté, c'est un peu triste de dépendre du regard des autres pour être heureux. Et si justement, le vrai bonheur venait de l'intérieur, sans que les aléas du monde extérieur ne puisse l'ébranler ? Si nous comptons entièrement sur notre entourage pour nous rendre heureux, alors il suffit de le perdre pour que toute perspective de bonheur s'éteigne avec lui. Parvenir à vivre heureux dans la solitude serait donc le gage d'être heureux en toutes circonstances...

Punaise, me voilà en passe de découvrir le plus grand secret de tous les temps, la clé d'un bonheur inconditionnel. Morgan serait tellement fière de moi si elle me voyait.

Pourtant, je reste sceptique. Je balaye du regard la cour de mon lycée et avise les dizaines d'étudiants seuls face à leur smartphone.

Aujourd'hui plus que jamais, nous avons appris à vivre dans la solitude, mais sommes-nous pour autant devenus des spécialistes du bonheur ? Nous avons beau être isolés physiquement, nous cherchons sans cesse la présence de l'autre en sondant nos écrans hyper-connectés, tels des aveugles en quête d'une lueur d'espoir, d'affection, ou même d'amour.

Perdu dans mes pensées, je grimace lorsque mon regard se pose instinctivement sur Léo, assis comme à son habitude sur les marches du bâtiment principal. J'ai réussi à l'éviter trois longues années durant, et il n'aura fallu que quelques secondes pour que tout bascule. Depuis l'incident, je le vois partout, même quand il n'est pas là. J'ai l'impression que je deviens dingue. J'essaye de me remémorer toutes les crasses qu'il m'a faites pour penser à autre chose, mais la seule image qui continue à tourner en boucle dans mon esprit est celle du fameux baiser.

Personne ne m'avait encore jamais embrassé comme ça. Pourquoi a-t-il fallu que ce soit lui ? J'avoue que ce jour-là, en voyant ses dessins, j'ai complètement pété un câble. J'étais persuadé qu'il cherchait un nouveau moyen de me ridiculiser comme il l'avait si bien fait au collège, et pour une fois, je voulais lui rendre la monnaie de sa pièce. Je voulais qu'il ressente la même honte que celle qui m'avait envahie à l'époque, et sur le moment, j'ai bien cru avoir réussi ; mais la passion qu'il a mise dans ce second baiser a ébranlé toutes mes convictions.

Je rougis à cette pensée tandis que Léo se trouve seulement à quelques mètres de moi, les yeux rivés sur son portable et son casque vissé aux oreilles.

Était-il vraiment sincère...?

La rumeur de notre baiser a bien fait baisser sa cote de popularité auprès des filles en tout cas, et auprès de ses potes aussi ; d'après ce que j'ai pu voir, il ne parle plus qu'avec deux ou trois d'entre eux. Au moins, ça l'aura aidé à faire le tri dans ses relations, même si je me sens un peu coupable d'avoir tué sa vie sociale.

Qu'est-ce que je raconte, moi ? Ce n'est jamais rien de plus que le karma ; après tout, lui aussi m'a fait connaître la solitude, et ce pendant toute mon année de troisième. D'ailleurs, c'est un peu grâce à lui si le sujet de cette dissertation m'inspire autant.

Une notification me tire soudain de ma contemplation. Quelqu'un a liké ma vidéo à peine quelques minutes après sa publication, et je souris en voyant qu'il s'agit du fidèle Duluozz. Par contre, j'ai un petit pincement au cœur en voyant qu'il n'a pas pris la peine de laisser un commentaire cette fois-ci. Cela signifie peut-être qu'il a aimé, mais sans plus ? Je secoue la tête, m'intimant de ne pas perdre confiance pour si peu.

Voyant l'heure de mon cours de danse contemporaine approcher dangereusement, je range mes affaires, prêt à décoller, tout en jetant un dernier coup d'œil aux escaliers sur lesquels se trouvait Léo. Il n'est plus là. J'ignore la pointe de déception que m'apporte ce constat, et me focalise sur mon trajet jusqu'au conservatoire.

Mais alors que j'emprunte la rue qui longe le parking de l'église, voilà que je l'aperçois à nouveau : il sort des clés de voiture de la poche de son jean et les pointe vers une 206 un peu rouillée sur les bords.

Léo a une voiture...?

Il s'y engouffre rapidement et n'a toujours pas démarré lorsque j'arrive à son niveau. Curieux, je jette un coup d'œil discret dans l'habitacle et m'arrête net. Les pieds sur le tableau de bord, Léo est tranquillement installé sur le siège passager en lisant ce que j'identifie comme étant une œuvre de Kerouac ; à l'arrière, on peut apercevoir un amoncellement de sacs et de vêtements, allant presque jusqu'à toucher le plafond.

Au bout d'un moment, il lève le nez de son bouquin et remarque enfin ma présence, tandis que je m'empresse de détourner les yeux, gêné. Même si ce que je vois m'intrigue, ce ne sont pas mes affaires et je n'ai pas à jouer les voyeurs.

« Salut. »

Sa voix me fait sursauter et je m'aperçois qu'il a baissé la vitre du côté passager pour me parler. Génial, il va me demander ce que je fous là et je ne saurai même pas quoi répondre.

« Salut, je fais après une hésitation. Tout... tout va bien ?

— Ça roule », me répond-il à son tour.

Best conversation ever. Il ne me lâche pas des yeux et semble attendre que j'explique la raison de ma présence, ce qui aurait du sens si je la connaissais.

« Euh... Tu... Tu déménages ? » fut tout ce que je trouvai à dire.

Quel boulet. C'est tellement courant pour un jeune de dix-sept ans de déménager seul, en plein milieu de l'année scolaire. Pour ma défense, la dernière fois que j'ai vu un tel fourbis dans une voiture, c'est lorsque mon grand frère est parti faire ses études en Angleterre. Léo doit sûrement aider un ami à déménager, ou...

« Ouais, mon père m'a foutu dehors. »

Attends, quoi ? Je le regarde avec des yeux ronds alors qu'il vient de lâcher cette bombe le plus naturellement du monde.

« Merde... Tu as quelque part où aller ?

— Je dors chez un ami en ce moment. »

Je ne sais pas quoi répondre. Si lui parvient à discuter de ça comme du temps qu'il fait, je ne peux pas rester aussi calme. Je n'arrive même pas à imaginer l'état dans lequel je me trouverais si mes parents m'avaient mis à la porte.

« Et sinon, tu voulais quoi ?

— Euh, balbutié-je, rien de spécial, je... Je t'ai juste aperçu et... »

Je m'interromps, incapable de tourner autour du pot plus longtemps.

« Si c'est pas indiscret, pourquoi ton père t'a... Laisse tomber, c'est grave indiscret en fait.

— Pourquoi mon père m'a foutu dehors ? complète-t-il avec un sourire penaud. Comment ont réagi tes parents, quand tu leur as annoncé que tu préférais les mecs ? »

Je mets une éternité à faire le lien entre ses deux questions et, bouche-bée, je le regarde jouer nerveusement avec ses clés de voiture tandis qu'il poursuit sur sa lancée.

« Pour faire court, mon père est du genre très croyant, et il n'a clairement pas digéré le fait d'apprendre que son fils était gay. En même temps je m'y attendais, je connaissais son opinion sur le sujet... Je pensais qu'il ferait la gueule le temps d'accepter l'idée, mais pas qu'il irait jusque-là. »

Mon cerveau est en ébullition. Encore sous le choc, il essaye d'assimiler les énormités qu'il vient d'apprendre. Premièrement, Léo n'a pas menti sur son homosexualité ; deuxièmement, son père est un psychopathe qui n'a pas hésité à laisser son gamin mineur sans domicile fixe, en plein hiver.

« Je ne comprends pas, dis-je en tentant de maîtriser la révolte qui vibre dans ma voix. Mes parents aussi sont croyants, ça ne les a pas empêchés de m'accepter tel que je suis. Et puis, ton père n'a pas le droit de te mettre à la porte, il est responsable de toi jusqu'à ta majorité !

— Ça tombe mal, puisque je suis majeur. »

Il laisse échapper un petit rire devant ma mine abasourdie.

« J'ai redoublé ma sixième, explique-t-il comme une évidence, j'ai donc eu dix-huit ans l'année dernière. »

Ça explique donc pourquoi il a déjà une voiture et par extension, son permis... Mon regard doit transpirer la pitié, puisqu'il croit bon de me rassurer sur son sort.

« Tu sais, ça me va très bien comme ça ; si mon père ne peut pas accepter qui je suis, ça ne sert à rien de lui imposer ma présence. Et puis j'ai toujours l'option de vivre chez ma mère, mais je ne veux pas lui donner la satisfaction de croire que j'ai besoin d'elle. Du coup, je crèche chez Kylian pour l'instant ; aujourd'hui il n'y a personne chez lui jusqu'à dix-neuf heures, alors je m'occupe en attendant. »

Soit il n'a pas conscience de la précarité de sa situation, soit il fait tout pour minimiser son importance. En tout cas, je n'ai aucune envie de partir, même si l'heure tourne et que je risque d'arriver en retard à mon cours de danse. Personne ne mérite une telle solitude, pas même lui. Et surtout pas pour ce genre de raisons.

Mes yeux se posent sur la pochette à dessin qui traîne sur le tableau de bord ; immédiatement, Léo se redresse en suivant mon regard et la range dans son sac à dos, mal à l'aise.

« À propos de l'autre jour, je voulais te dire... Désolé de t'avoir pris comme modèle sans ton consentement. J'espère que tu as compris que je ne comptais pas m'en servir contre toi. Et... désolé pour le baiser aussi. C'était idiot, j'aurais pas dû faire ça. »

La culpabilité m'assaille quand je repense au baiser. Ne suis-je pas en partie responsable de sa situation actuelle ? Si je ne l'avais pas embrassé en premier lieu, il n'aurait peut-être pas pris la décision de tout révéler à son père et il aurait encore un toit au-dessus de la tête.

« C'est moi qui suis désolé, je réponds. Je t'ai provoqué, sans savoir que tu étais... Enfin, j'aurais jamais pensé... Bref, si je n'avais pas fait ça, tu serais sûrement encore chez ton père à l'heure qu'il est, et pas en mode nomade dans ta voiture.

— Tu rigoles ? Il aurait bien fallu que je fasse mon coming-out tôt ou tard. Alors oui, le baiser a été l'élément déclencheur, mais je suis content de l'avoir fait. Dans le cas contraire, je serais encore avec mes œillères en train de jouer les hétéros, tout ça pour plaire à mes potes et à mon père. Franchement à côté de ça, le mode nomade, c'est le pied ! »

Je m'amuserais presque de sa remarque si la situation n'était pas aussi affligeante.

Quand l'église sonne soudain dix-huit heures, Léo remarque mon embarras.

« Je ne veux pas te retenir, fait-il avec un sourire compréhensif. Tu allais au conservatoire, non ?

— Oui... Tu veux m'accompagner ? »

Bordel, il faut vraiment que je réfléchisse avant de parler. Léo me dévisage avec surprise, se demandant probablement si je suis sérieux.

« Pour ton projet d'arts pla', je m'empresse de préciser. Si jamais il te faut des modèles pour tes croquis, on sera une quinzaine au cours de danse... Tu auras de quoi faire. »

Contre toute attente, un sourire se dessine sur son visage et il m'invite à monter dans sa voiture.

Le conservatoire n'est qu'à deux rues d'ici, mais au vu de mon retard, chaque minute compte.

Nous nous garons en catastrophe sur le parking et grimpons les marches du bâtiment moderne quatre à quatre. Tandis que nous courrons à en perdre haleine dans les couloirs, une furieuse envie de rire me prend soudain et éclate finalement quand je vois Léo abandonner la course en crachant ses poumons, prétextant un point de côté. Le visage rougi par l'effort, il se laisse contaminer par mon fou rire et m'implore presque de le laisser reprendre son souffle.

« Arrête de me faire rire, ça fait encore plus mal !

— Tu te rends compte que ton manque d'endurance va me faire rater de précieuses secondes de cours ? je le charrie. Si tu faisais un peu plus de sport, on n'en serait pas là ! »

Avec un grognement, il se force à courir à ma suite et tente de se donner une contenance lorsque je pousse enfin la porte de la salle dans laquelle le cours de danse a déjà commencé. Toute envie de rire me quitte alors que je croise les yeux sévères de mon professeur. Avant d'aller me changer, je lui explique brièvement la raison de la présence de Léo et lorsque je reviens, je vois que celui-ci s'est installé sur une chaise avec son carnet à dessin, un peu à l'écart ; la mine de son crayon a déjà entamé une chorégraphie qui lui est propre et gratte le papier avec rapidité et précision, suivant les pas de danse de mes camarades.

Tandis que je rejoins la piste à mon tour, je me rends compte qu'inviter Léo ici était certainement la pire idée du siècle.

Je sens glisser sur moi ce regard qui m'a tant de fois jugé, toisé, moqué. C'est officiel, sa simple présence me déstabilise et mon professeur n'hésite pas à me reprendre plusieurs fois à cause du manque d'assurance qui se ressent dans mes pas.

Pourtant, lorsque je me décide enfin à observer discrètement Léo dans le reflet du miroir, je ne lis rien d'autre sur son visage qu'une concentration extrême doublée d'une lueur d'admiration, tandis qu'il s'applique à dessiner nos silhouettes éphémères. Ma confiance réapparaît comme par magie et je laisse enfin la musique investir chaque cellule de mon être.

À la fin du cours, les danseurs s'agglutinent autour de l'artiste et complimentent ses croquis avec ferveur. Il faut dire que Léo est sacrément doué ; il a su capturer toute l'énergie de nos mouvements en seulement quelques traits de crayon.

La salle finit par se vider peu à peu, me laissant bientôt seul avec lui face au grand miroir qui tapisse le mur du fond.

« C'était vraiment impressionnant, dit Léo afin d'engager la conversation. Vous avez un sacré niveau...

— On vise à peu près tous une carrière professionnelle dans la danse, et les places sont chères dans le milieu. Il faut atteindre la perfection pour faire partie des meilleurs.

— Pourtant, je pense que c'est dans l'imperfection qu'on trouve le plus d'émotions... »

Je souris face à la pertinence de sa remarque.

« Tu as raison, le tout est de trouver un équilibre en créant un enchaînement visuellement parfait, mais qui laisse quand même ressortir une certaine fragilité. Une même choré' peut paraître très différente d'un danseur à un autre ; chacun y apporte sa touche personnelle. C'est un peu pareil chez tous les artistes, je suppose : quand tu dessines, le but n'est pas de reproduire trait pour trait ce que tu vois, mais plutôt à partager ta propre vision des choses à travers un style particulier.

— Le plus dur reste encore de le découvrir, rigole Léo. Tu as déjà trouvé ton style, toi ? »

Je marque une pause pour réfléchir à sa question, et en profite pour me rendre compte qu'il s'agit là de notre première vraie conversation.

« Je m'intéresse beaucoup aux danses brésiliennes en ce moment, donc j'essaye toujours d'en intégrer quelques pas dans mes choré'.

— Tu veux dire comme la samba ? Ou la carioca...? »

Cette dernière réplique a le mérite de me faire éclater de rire tandis que Léo se frotte la nuque d'un air gêné.

« Désolé, je ne m'y connais pas trop en danses brésiliennes...

— La carioca, c'est dans la Cité de la Peur, fais-je remarquer en esquissant quelques pas de la célèbre chorégraphie.

— Je croyais que c'était une vraie danse, moi ! » se défend Léo.

Je lui explique que la carioca a été créée dans les années trente pour un film américain avec Fred Astaire en tête d'affiche, et je prends le temps de lui énumérer les nombreux styles de danses brésiliennes.

« Par exemple, dans ma dernière vidéo, je me suis inspiré de la capoeira pour la chorégraphie. C'est un peu une manière de me rapprocher de mes origines brésiliennes. »

Je comprends que ma révélation fait son petit effet quand je vois Léo écarquiller les yeux, stupéfait.

« Waouh, j'aurais jamais deviné ! s'emballe-t-il. Faut dire que ton prénom ne fait pas très brésilien, et ça ne se remarque pas non plus physiquement. Je crois même que tu dois être plus pâle que moi...

— Tu serais surpris du nombre de Brésiliens qui ont la peau aussi blanche que la tienne. La carnation ne veut rien dire... Et puis, il n'y a que ma mère qui est Brésilienne, mon père est Breton.

— Donc tu as de la famille au Brésil ? »

J'essaye de contrôler l'émotion qui me serre la gorge pour lui répondre d'un ton naturel.

« J'en avais jusqu'à l'année dernière. Il ne restait plus que ma grand-mère, mais elle est décédée. J'ai sûrement encore quelques cousins éloignés... En tout cas, je compte bien retourner au Brésil pour participer aux fameux blocos de Rio, l'ambiance y est dingue ! »

Léo me lance un sourire réconfortant, et je le remercie intérieurement de ne pas s'étendre sur un sujet encore douloureux pour moi. Ma grand-mère maternelle a fini sa vie dans la solitude, à des milliers de kilomètres de nous. Elle n'a jamais souhaité nous rejoindre en France, même après la mort de mon grand-père. Sa vie était là-bas disait-elle, et je la comprends parfaitement ; parfois nous nous sentons plus proches de nos amis et de notre environnement que de notre propre famille. N'empêche que j'aurais voulu profiter un peu plus d'elle avant qu'elle ne nous quitte.

Léo et moi rejoignons le parking du conservatoire dans un silence que je trouve agréable à défaut d'être gênant. Pour une fois, je n'éprouve pas le besoin de combler le vide de notre conversation par des futilités, et ça fait un bien fou.

Au moment de nous séparer, Léo me remercie encore une fois de l'avoir invité au cours de danse et me souhaite un bon week-end. Avec tout ça, j'en aurais presque oublié la situation dans laquelle il se trouve.

« Tu sais, si tu as besoin de quoi que ce soit... N'hésite pas à m'appeler.

— Encore faudrait-il que j'aie ton numéro », répond-il en haussant les sourcils avec un sourire entendu.

Bien vu Sherlock. Je m'empresse de lui donner mon numéro qu'il ajoute sur Whatsapp avant de me saluer d'un signe de la main et de rejoindre sa voiture en esquissant maladroitement quelques pas de danse.

Cette vision me colle un sourire aux lèvres qui ne me quitte pas tandis que je marche vers mon arrêt de bus. Contre toute attente, je me rends compte que j'ai passé un super moment en compagnie de Léo. J'ai découvert des facettes de lui que je ne connaissais pas ; il ne me semble pas l'avoir déjà vu aussi insouciant et... heureux.

Repensant à mon sujet de philo, je me fais la réflexion qu'il n'a pourtant jamais été aussi seul que ces derniers jours. Avant, Léo était la définition même du mot populaire, toujours entouré d'un groupe d'adeptes qui le voyaient comme un meneur, et accompagné de sa dernière conquête en date.

Je l'observais souvent, mi-rageur, mi-envieux, distribuer des sourires de façade autour de lui. Mais après l'avoir vu exprimer sa véritable personnalité aujourd'hui, je me rends compte de l'étendue de la mascarade. En fait, Léo n'a jamais été aussi seul qu'au milieu de toutes ces personnes qui ne le comprenaient pas, tentant désespérément d'entrer dans un moule qui n'était pas fait pour lui.

Parce qu'au final, c'est quoi le bonheur ? C'est se sentir exactement à sa place, sans envie ni regrets, et pouvoir être pleinement soi-même avec les autres. C'est passer de bons moments avec ceux qu'on aime, et partager sa vision du monde. Donner, et recevoir. Un échange constant avec notre environnement.

S'il m'arrive d'être heureux quand je danse seul, c'est parce que je ne le suis pas vraiment ; la musique m'accompagne, jouée par quelqu'un qui a laissé transparaître toute sa passion et sa personnalité dans son œuvre. Et ce bonheur arrive à son paroxysme lorsque je le partage autour de moi.

Une notification se manifeste soudain sur mon smartphone, et je souris en apprenant que Duluozz a enfin laissé un commentaire sous ma vidéo. Je lance l'application afin de l'afficher en entier, et ouvre des yeux ronds lorsque j'en lis le contenu.

< @Duluozz

Ta choré déchire tout, comme toujours ! Dans la prochaine, j'espère voir quelques pas de carioca ;) >

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