Chapitre 4 : Julie
« Juliiiie ? Maman elle dit que tu dois descendre mangeeeer !
— Tais-toi, Lucas », grogné-je en ramenant mon duvet sous mon menton.
Cette réplique s'accorde tellement bien avec le prénom de mon frère que je me demande s'il n'est pas né dans l'unique but de me bassiner à longueur de journée.
Au bout de deux minutes, des coups retentissent de nouveau à ma porte.
« Juliiiie ? Maman elle dit que si tu descends pas, ça va refroidiiiir !
— Je m'en fous, j'ai pas faim ! » crié-je assez fort pour être entendue par toute la maisonnée.
Quand je suis certaine que Lucas a compris le message, j'ajuste mon casque sur mes oreilles et replonge dans mon anime. Je ne sais même plus l'heure qu'il est, et je ne veux pas le savoir. Mes uniques repères temporels se résument au soleil qui commence à décliner et au nombre d'épisodes que j'ai binge-watché.
C'est une habitude que j'ai prise lorsque j'ai commencé à avoir des crises d'angoisses ; je sais que mon psy n'approuverait pas, mais ça m'aide à distraire mon cerveau pour qu'il ne rumine plus toutes ces pensées négatives.
Autant mettre les choses au clair tout de suite : la nouvelle saison de L'Attaque des Titans n'a rien à voir avec ma récente convalescence. C'est juste qu'après l'incident, le médecin a décidé de me donner quelques jours d'arrêt, en accord avec mon psy. Mais pour mes parents, il est hors de question que je me relâche ; selon eux, j'ai déjà bien assez de mal à suivre les cours en temps normal, alors il ne faudrait pas que cette histoire d'anxiété me fasse rater le bac.
Du coup, ils ont décidé de contacter mes camarades de classe pour leur demander de m'envoyer les cours et les devoirs par email. Une idée qui est très vite tombée à l'eau quand ils se sont aperçus que je ne connaissais le numéro d'aucun d'entre eux.
Pour ma défense, je m'étais faite une amie l'année dernière, mais elle a changé de lycée. Il semblerait que je sois destinée à éloigner tous ceux auxquels je m'attache.
La sonnette de la porte d'entrée vient soudain s'immiscer à un moment clé de l'épisode, mettant instinctivement tous mes sens en alerte. Avec la discrétion d'une ninja, je repousse mon ordinateur portable de mes genoux et me faufile jusqu'à la fenêtre, afin de découvrir l'identité de l'intrus. Quand je le reconnais, je m'éloigne précipitamment de la vitre et plaque mon dos contre le mur.
Thomas.
Le seul élève de ma classe que mes parents ont su comment contacter, puisqu'il vit seulement à une centaine de mètres de chez nous.
Au rez-de-chaussée, j'entends la porte d'entrée s'ouvrir et mon père saluer chaleureusement le nouvel arrivant. S'ensuit une courte discussion, puis le claquement de la porte qui se referme.
Pfiou... On est passé à ça du drame. Jamais je n'aurais trouvé la force de descendre et de lui faire face, surtout dans cet accoutrement. En même temps, ce n'est pas comme s'il allait soudain lui prendre l'envie de me parler.
Quand j'entends à nouveau Lucas cogner contre ma porte, je me retiens de lui ouvrir pour l'étrangler. C'est officiel, ce petit monstre aura eu raison de ma patience.
« Dégage, Lucas !
— Euh, ma chérie ? fait la voix de mon père. Thomas est là, il est venu t'apporter tes cours... »
Pardon ?!
Affolée, je me dépêche de remettre un peu d'ordre dans ma chambre : je rassemble les papiers qui traînent sur mon bureau et les fourre dans un tiroir, je finis le fond de thé qui stagne dans ma tasse depuis ce matin et jette le paquet de chips vide dans la poubelle.
Lorsque j'entrouvre enfin la porte et croise le regard interloqué de Thomas, je me rends compte que j'ai oublié de retirer mon pull à capuche Totoro.
« Salut, fait-il en tentant de garder son sérieux.
— Salut, je réponds en rougissant comme une tomate.
— Je suis venu te prêter mes feuilles de cours, et euh... on a aussi des devoirs pour la semaine prochaine.
— OK.
— Tu veux que je t'explique un peu de quoi il s'agit, ou...?
— Allons Julie, intervient mon père, laisse-le entrer, vous n'allez pas discuter de ça sur le palier. »
Après avoir gratifié mon père d'un regard noir, j'ouvre la porte de ma chambre en grand et invite Thomas à s'asseoir sur la chaise de mon bureau. Gêné, celui-ci ouvre son sac à dos et en sort une pochette qui semble pleine à craquer.
« Tu aurais pu me les envoyer par mail, tu sais, dis-je pour briser le silence qui s'installe.
— Je n'ai pas de scanner, et je n'allais pas tout retaper à l'ordi. Tu peux les garder le temps qu'il faudra. »
Tandis que je découvre le contenu du dossier, Thomas en profite pour jeter un coup d'œil alentours.
« Nan, t'as toujours ton poster One Piece ? fait-il remarquer dans une vaine tentative d'alléger l'ambiance.
— Ouais... »
C'est d'ailleurs lui qui m'avait fait découvrir cet anime à l'époque. Si on y pense, il est directement responsable de mon addiction à toutes ces séries japonaises... Il faudra que je pense à le préciser à mes parents si jamais je loupe le bac.
« Donc pour la semaine prochaine, reprend Thomas sur un ton plus sérieux, on a deux exercices de maths, un texte à lire en anglais, et une dissert' en philo.
— Encore ? grimacé-je.
— Ouaip. Et tu vas voir, le sujet vend du rêve... »
Tandis que je l'interroge du regard, il se décide à lâcher le morceau.
« Faut-il avoir peur de la mort ? »
En effet, c'est du lourd. Aussi lourd que le malaise qui s'est installé entre nous. Au bout d'un moment, Thomas tente un trait d'humour pour me dérider.
« C'est un sujet qui devrait t'intéresser, toi qui faisais une crise d'apoplexie dès que j'avais le malheur de tuer une mouche en ta présence. »
Je rigole doucement à ce souvenir qui est malheureusement toujours autant d'actualité. J'ai une peur panique de la mort en général, qu'elle concerne les êtres humains ou le plus insignifiant des insectes ; elle a commencé après le décès de mon chien, que j'ai vu se faire écraser dans notre rue par une voiture, lorsque j'avais sept ans. J'ai alors réalisé de plein fouet la fragilité de la vie, et depuis, je ne supporte plus la vue d'un animal mort — pas même dans mon assiette. Parfois, je me demande comment je réagirais face à la mort d'un être humain. Si j'ai la chance de ne pas y avoir été confrontée jusque là, je sais que ce n'est pas le cas de mon ami ici présent.
« Sérieux, je souffle, M. Loiseaux aurait pu choisir un sujet moins déprimant...
— Au contraire, je trouve que c'est une question qui mérite d'être posée, répond Thomas avec un calme que je ne lui connaissais pas. C'est le genre de choses qui nous concerne tous, à un moment ou à un autre. »
Tandis que je l'observe à la dérobée, je me rends compte combien il a évolué depuis toutes ces années. La maturité qui se lit dans ses yeux et sa capacité à parler de la mort sans ciller m'étonne. Il faut dire que la dernière fois où nous avons eu une vraie conversation remonte au collège, et à l'époque, ce sujet était encore tabou entre nous.
« Et... quel est ton avis sur la question ? j'ose demander.
— Je pense qu'il ne sert à rien d'avoir peur de la mort. Après tout, c'est elle qui donne un sens à la vie... Sans elle, on ne se rendrait pas compte à quel point chaque instant est précieux. »
À la manière dont il détourne le regard lorsqu'il prononce cette dernière phrase, je devine qu'il fait directement référence au décès de sa mère, survenu alors qu'il n'avait que douze ans. La souffrance est encore là, mais je vois également dans ses yeux la gratitude d'avoir pu être là pour ses derniers instants. La maladie l'a emportée lentement, plusieurs mois après la sentence du diagnostic, de sorte que Thomas et son père étaient préparés à la voir partir.
« Alors oui, la mort fait peur, poursuit-il. Enfin, surtout la souffrance à laquelle on l'associe et son caractère imprévisible. J'ai longtemps eu peur de mourir moi-même, ou de voir mourir mon père. Mais quand on a peur, on est incapable de vraiment profiter de la vie. C'est pourquoi maintenant, je préfère vivre à fond l'instant présent, à défaut de savoir de quoi demain sera fait. »
Je ne trouve rien à répondre à ça. Moi qui suis constamment bloquée par la peur, j'admire son courage.
Lorsque mon psy m'a diagnostiqué une phobie sociale, il m'a expliqué que ce sentiment était très proche de la peur de la mort ; si je crains le regard des autres, c'est par peur d'être rejetée par eux, ce qui implique en quelque sorte une mort sociale. Comme lorsque Thomas a décidé de tirer un trait sur notre amitié, lorsque nous étions au collège. Or, pendant longtemps dans l'histoire de l'humanité, une mort sociale était l'équivalent d'une mort tout court, car il était rare qu'on puisse survivre seul, exilé de sa communauté.
Comme pour faire écho à mes pensées, Thomas reprend la parole, avec hésitation cette fois.
« Tu sais, je... J'ai longtemps eu peur du regard des autres, moi aussi. Et même si ce n'est plus le cas aujourd'hui, je regrette d'avoir laissé cette peur jeter un froid entre nous.
— Pas autant que moi », soufflé-je en sentant soudain les larmes me monter aux yeux.
Ce que je regretterai toujours pour ma part, c'est d'avoir confié mon attirance pour mon meilleur ami à une garce qui est allée ensuite le crier sur tous les toits. Pour faire taire les rumeurs d'une hypothétique romance entre nous, Thomas a préféré s'éloigner de moi. Au final, ni lui ni moi n'avons jamais vraiment repris contact ; lui par peur des ragots et moi par rancoeur.
« Et si... Et si on rattrapait le temps perdu ? » lance-t-il soudain.
Déroutée par sa proposition qui sonne plus comme une lubie qu'autre chose, je tente de rester terre à terre.
« Thomas, c'est de l'histoire ancienne, tout ça. On a tous les deux évolué, et...
— Je sais, me coupe-t-il, mais je ne peux pas m'empêcher de regretter ce qu'on avait, toi et moi. C'est de ma faute si on s'est éloigné, et tu ne peux pas savoir comme je m'en suis voulu... comme je m'en veux encore.
— Où veux-tu en venir ? je lui demande, sceptique.
— Comme je te l'ai dit, la vie est courte, et il n'y a pas de place pour les regrets. Or mon plus grand regret est de ne jamais avoir essayé d'arranger les choses entre nous. »
Je soupire devant ces belles paroles.
« On ne peut pas réparer une relation comme ça, d'un coup de baguette magique...
— Ah ouais ? Et qu'est-ce qui nous en empêche ? »
La lueur pétillante dans ses yeux me fait sourire, et une part de moi est heureuse de retrouver le garçon plein d'optimisme dont j'étais tombée amoureuse.
« Ça fait quoi, quatre ans qu'on ne se parle plus ? lui fais-je remarquer. On ne sait même pas si on a encore quelque chose en commun... »
Thomas s'apprête à répliquer lorsque mon estomac se manifeste par un gargouillement sonore.
« Tu vois, ça nous fait déjà un point commun, dit-il en rigolant. On est tous les deux affamés ! Ça te dirait de sortir manger un morceau ? »
Je secoue la tête, incrédule face à tant de spontanéité.
« Mes parents ne me laisseront jamais aller manger dehors alors que je ne suis même pas descendue pour dîner. Et puis, je ne peux pas sortir comme ça, ajouté-je en désignant mon pull Totoro.
— Tu as bientôt dix-huit ans, tes parents peuvent comprendre que tu sortes un soir avec un ami. En plus, je crois qu'ils m'aiment bien. Et pour ton pull, sache que je suis toujours aussi fan de Totoro ; ça nous fait un deuxième point commun. »
Cette fois, un grand sourire s'invite sur mon visage. Décidément, il est toujours aussi doué pour obtenir ce qu'il veut... Mais étant donné que je me surprends à vouloir la même chose, ça ne me dérange pas le moins du monde.
Après avoir exercé son fameux pouvoir de persuasion sur mes parents, nous sortons dans la rue et traversons le quartier que nous avons si souvent parcouru à vélo, à trottinette ou à rollers.
« Alors, qu'est-ce qui te ferait envie ? me demande Thomas tandis que nous nous dirigeons vers le centre-ville.
— Hum... Tu vas trouver ça bizarre, mais je rêve d'une crêpe.
— Crêpe au sucre avec beurre et citron, comme toujours ? » fait-il en souriant.
Je le regarde avec des yeux ronds, sidérée qu'il se souvienne de ça après toutes ces années. Il en rigole, mais ça me touche beaucoup. Peut-être que nous n'avons pas changé tant que ça, finalement.
Sur le chemin, nous discutons de tout et de rien, des animes que nous regardons en ce moment, de sa nouvelle passion pour le skateboard, des dernières bêtises de mon petit frère. De ma crise d'angoisse la semaine passée, qui m'a value ces quelques jours de convalescence. Thomas remarque que ce sujet me met encore mal à l'aise et enchaîne sur les dernières nouvelles du lycée, avec en gros titre la rumeur d'un baiser entre Léo et Morgan.
« Morgan ? m'étonné-je. Bon, en même temps, Léo change de fille toutes les semaines... Pas de quoi en faire toute une histoire.
– Non, pas Morgan-Morgan. Morgan-Mo'. »
Alors là, ça m'en bouche un coin. Je ne savais pas que Léo était bi, et j'aurais juré que ces deux-là se détestaient au collège...
Nous venons d'arriver dans la rue principale et apercevons au loin le cabanon à crêpes. Complètement happée par ma conversation avec Thomas, j'en ai oublié que le centre-ville était bondé à cette heure-ci et je commence à avoir des sueurs froides à la vue du flot de passants que nous avons rejoint. Lorsqu'un groupe bruyant nous dépasse et me bouscule, mon cœur s'emballe, et la peur de faire un malaise s'ajoute à la panique qui commence à s'emparer de moi.
Vacillante, je m'arrête en plein milieu de la rue sous le regard inquiet de Thomas.
« Julie, ça va ? Tu es toute blanche... »
J'ouvre la bouche mais ne parviens pas à articuler un seul mot. Désemparé face à mon mutisme, il s'approche de moi et me surprend en me serrant contre lui. Il a ouvert sa parka pour m'y envelopper et créer un doux cocon dans lequel je me sens immédiatement en sécurité, à l'abri du bruit et du regard des autres. Cette sensation de bien-être me ferait presque oublier qu'il s'agit de la première fois qu'un garçon me prend dans ses bras.
Et pourtant, cette proximité me paraît naturelle, presque familière. Normal, c'est Thomas. Même s'il a grandi, même si nous avons irrémédiablement changé en quatre ans, tous ce que nous avons vécu séparément nous a finalement mené à cet instant précis. Et à ce constat qu'il est hors de question que nous perdions une seconde de plus à ne pas être ensemble.
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