Chapitre 3 : Léonardo
Assis sur les marches qui donnent accès à la cour du lycée, je griffonne distraitement quelques courbes sur une feuille volante, censée être le brouillon de ma prochaine dissertation. Au lieu de ça, la page est remplie de croquis dessinés à la va-vite, selon l'inspiration du moment. Comme toutes mes feuilles de cours en fait. Pour être honnête, je m'exprime bien mieux à travers le dessin que l'écriture ; si je pouvais répondre au sujet du jour sous forme de BD, ça m'arrangerait bien.
En vrai, si je pouvais rejoindre mes potes là, tout de suite, ça m'arrangerait bien. Mais non, il a fallu que je promette à Chloé d'attendre la fin de son cours de musique pour rentrer avec elle, alors autant avancer sur la dissertation que je dois rendre dans deux jours.
« Faut-il aimer pour haïr ? »
Facile.
Face à cette question, l'image de mes parents s'impose immédiatement à mon esprit, comme une évidence. C'est l'image d'un couple déchiré, qui s'est détruit à force de cris et de pleurs et a fini par divorcer lorsque j'avais quatorze ans. Aujourd'hui, je vis exclusivement avec mon père, tandis que ma petite sœur partage son temps entre lui et ma mère. On dit que chacun a sa part de responsabilité dans une séparation, mais dans certains cas, la balance penche clairement plus d'un côté que de l'autre. Des fois, je me demande ce qui se serait passé si je n'avais pas surpris ma mère en train d'embrasser un autre homme à quelques rues de chez nous. Aurait-elle quand même fini par quitter mon père ? Ou ne s'agissait-il que d'une passade, un shot de réconfort pour supporter les absences répétées de son mari qui frôlait le burn-out au travail ?
À vrai dire, je ne veux même pas le savoir ; ce dont je suis certain, c'est qu'il y avait autrefois de l'amour là où s'étend à présent un champ de haine. Et que c'est précisément cet amour passionnel qui a préparé le terrain à toute cette souffrance ; parce que quelqu'un qui nous est indifférent ne peut pas nous blesser. Face à l'être aimé, nous baissons notre garde et le laissons manipuler notre cœur à sa guise, au risque qu'il finisse un jour par le briser.
Tandis que j'écris rageusement ces lignes sur mon brouillon, je laisse échapper un rire amer. Qui suis-je pour parler de déception amoureuse ? C'est moi qui brise les cœurs, et non l'inverse. Mais pas de panique, je romps toujours avec mes conquêtes avant de laisser le temps à l'amour de s'ancrer dans leurs yeux ; cela évite que la haine ne vienne ensuite s'en mêler sous forme de pleurs, de cris ou autres gifles.
Concernant mon propre cœur, personne ne l'a jamais brisé ; j'ai pris soin de le faire tout seul il y a bien longtemps.
Machinalement, j'esquisse cette silhouette qui me hante, celle dont je ne pourrai jamais atteindre le cœur puisque celui-ci est déjà rempli de haine à mon égard. Le titre de ma dissertation attire à nouveau mon attention et contre toute attente, soulève un nouvel espoir. Si l'amour peut se transformer en haine, l'inverse est-il également possible...?
Si seulement...
Un choc violent me ramène soudain à la réalité ; quelque chose – ou plutôt quelqu'un vient de me percuter de plein fouet en sortant par la porte qui se trouve juste derrière moi. Par chance, le choc est amorti par mon sac à dos que j'ai judicieusement choisi de garder sur mes épaules, mais envoie tout de même valser au loin les feuilles et la pochette à dessins qui reposaient sur mes genoux.
« Merde, excuse-moi ! Je ne t'avais pas vu... »
La personne me dépasse et se plante devant moi pour s'assurer que je vais bien, mais son regard soucieux se teinte immédiatement de dédain lorsqu'il me reconnaît. Moi, je reste figé de stupeur, ne sachant comment réagir face à ce visage qui occupait mes pensées à peine quelques secondes auparavant.
Morgan.
Contrairement à moi, lui ne perd pas de temps et se détourne sans un mot pour ramasser les feuilles éparpillées sur les marches des escaliers. Quand mon cerveau se décide enfin à me laisser reprendre les commandes, je me lève d'un bond en bafouillant maladroitement que ce n'est pas la peine, qu'il n'a qu'à laisser, je vais ramasser.
Il me répond en me décochant un regard assassin qui pourrait se traduire par : « Je prends déjà sur moi pour respecter les bases de la politesse et ne pas me servir de tes œuvres comme paillasson, alors ne me cherche pas ». Après quoi il reprend sa tâche... en sifflotant, contre toute attente. Intrigué, je tente de reconnaître cette mélodie qui me paraît familière, une sorte de balade sirupeuse à souhait, même si je doute que cela fasse partie de ses goûts musicaux ; d'après ce que j'ai entendu dans ses vidéos de danse, ses préférences iraient plutôt à la pop et à l'électro.
Mal à l'aise, je cherche des yeux les quelques esquisses personnelles qui auraient pu s'échapper de ma pochette afin de les récupérer avant lui, mais je m'aperçois trop tard qu'il les tient déjà en main.
La panique s'empare lentement de moi tandis qu'il prend le temps de les détailler, avec un intérêt qui se transforme bientôt en colère.
« C'est quoi, ça ? » me demande-t-il d'une voix faussement calme.
Il continue à passer en revue mes esquisses, avant de répéter sa question sur un ton plus agressif.
« C'est pour mon projet d'arts pla', je réponds en tentant de paraître désinvolte. On travaille sur le thème de la danse. »
En fait, je suis le seul à avoir choisi ce thème puisque le sujet est libre, mais il n'a pas besoin de le savoir.
« T'es sérieux, là ? Pourquoi c'est moi sur ces dessins ? s'emballe-t-il. Ces mouvements, ils viennent de mes choré' sur Youtube. Tu vas faire quoi avec, un montage pour te foutre de ma gueule, c'est ça ? »
Pour ne rien laisser paraître de mon trouble, je lui arrache presque le paquet de feuilles des mains en marmonnant un « Merci » trop faible pour qu'il l'entende, avant de dévaler les quelques marches qui mènent à la cour. Le challenge reste maintenant de traverser le désert de bitume qui me sépare de la sortie en ignorant les remarques d'un Morgan survolté sur mes talons.
« C'est quoi ton plan, hein ? Poster tes œuvres sur Insta avec Morgane de toi en fond sonore ? Hashtag #MorganeLaFée ? »
Ses reproches sont comme autant d'aiguilles qui s'enfoncent dans mon cœur que je croyais pourtant anesthésié, et le pire, c'est que je sais que je les mérite au centuple.
« On n'est plus au collège, Léo, ça prendra pas. Tout le monde ici me connaît et m'accepte tel que je suis, sauf toi.
— Tu te trompes. »
C'est sorti tout seul. Nous ne sommes même pas arrivés à la moitié de la cour que j'ai déjà rompu mon vœu de silence. Avec un soupir, je décide de continuer sur ma lancée ; la situation est déjà hors de contrôle de toute façon.
« Comme tu dis, on n'est plus au collège, et crois-le ou non, mais j'ai changé. J'étais con à l'époque, et je regrette ce que je t'ai fait subir.
— Alors quoi, je ne suis plus un sale gay maintenant ? »
N'y tenant plus, je m'arrête et me retourne pour lui faire face. Ses yeux brillent de colère et me renvoient en pleine figure toute la douleur que lui ont infligées mes moqueries, et plus particulièrement cette insulte que j'avais rageusement gravée sur son pupitre entre deux cours, même si elle m'était adressée autant qu'à lui.
« Comment il faut que je te le dise ? Y a pas un jour où j'ai pas honte de ce que je t'ai fait. Quand toutes ces rumeurs à propos de toi ont commencé à se propager, j'ai bêtement suivi. Je suppose que j'étais trop content d'y échapper moi-même. Je sais que ça n'excuse pas mon comportement et je comprends que tu ne puisses pas me pardonner, mais juste... crois-moi quand je te dis que je ne ferais plus rien qui puisse te blesser. »
Morgan me dévisage un instant, délibérant probablement en son for intérieur s'il doit me croire ou non ; mais la méfiance qui assombrit peu à peu son regard ne présage rien de bon pour moi.
« Donc cette soudaine passion pour la danse, c'est quoi, un moyen de te racheter en t'intéressant à moi ? Tu voulais m'offrir un joli dessin pour te faire pardonner ? »
Je baisse les yeux, ne supportant plus de voir le rictus moqueur qu'il m'adresse. Cette ironie, ces provocations, ce n'est pas lui. C'est moi, ou du moins c'était moi à l'époque.
« Ou peut-être bien que tu me kiffes, en vrai ! poursuit-il, impitoyable. Ce serait le comble, t'imagines ? »
Comme je ne réponds pas, il attrape mon menton pour relever mon visage vers lui, et plante ses iris ambrés dans les miens. La haine que j'y lis me ferait presque monter les larmes aux yeux, et je le supplie intérieurement de lâcher l'affaire avant qu'elles ne se manifestent.
« Je me demande ce qu'en penseraient tes potes, et toutes ces filles avec qui tu sors... »
Je me contre-fous de ce qu'ils penseraient. Ces filles n'étaient là que pour me faire oublier mon attirance envers toi.
« En tout cas j'espère vraiment que l'un d'eux aura la bonne idée de regarder par la fenêtre », poursuit-il avec un sourire mauvais.
Et avant que je réussisse à comprendre ce qu'il a en tête, Morgan s'approche et écrase ses lèvres contre les miennes. Je recule presque instantanément, comme brûlé par ce contact. Tandis que mon cœur s'emballe et que je nage en pleine confusion, lui semble parfaitement stoïque, toujours avec cette pointe de provocation dans le regard. Il semble même s'amuser de la situation.
« T'inquiète, c'est pas contagieux... normalement. »
Il fait mine de partir, mais s'il croit que je vais en rester là, il se trompe lourdement. Je l'attrape par la nuque et lui rends son baiser. Mais contrairement au précédent, froid et sans émotions, je mets dans celui-ci tous les sentiments que m'inspire Morgan, comme pour tenter d'éteindre la haine qui le consume et dont je suis à l'origine. Je veux qu'il sache ce que je ressens pour lui, qu'il comprenne la honte et la culpabilité qui m'étouffent à chaque fois que je pense à ce que je lui ai fait. Qu'il lise au-delà de mes actions passées et qu'il apprenne à me voir autrement. Je n'ai jamais été aussi sincère qu'à ce moment précis ; je me livre à lui sans retenue, sachant pertinemment que l'occasion ne se présentera sans doute plus jamais.
Lorsque Morgan met brusquement fin au baiser en me repoussant sèchement, je vois qu'il est aussi troublé que moi. Il ne s'attendait probablement pas à ça.
« Ne t'approche plus jamais de moi », lâche-t-il d'une voix blanche avant de me tourner le dos.
Je le regarde s'éloigner d'un pas rapide vers le portail du lycée, où quelques étudiants reprennent leurs messes basses en me jetant des regards en coin. Étrangement, ça ne me touche pas le moins du monde. Je reste planté dans la cour, avec la sensation de ses lèvres flottant encore sur les miennes et un énorme poids en moins sur la poitrine. Les masques sont enfin tombés, et j'abandonne avec soulagement mon plus mauvais jeu d'acteur au profit du rôle de ma vie, même s'il devra s'écrire sans Morgan.
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