Chapitre 1 : Morgan
L'heure est grave. Sentant la procrastination approcher insidieusement pour prendre en otage ma motivation, je repousse mon portable afin d'instaurer une distance de sécurité entre lui et moi.
Je risque un coup d'œil sur la feuille de papier qui me fait face, conscient qu'il n'y a plus de retour en arrière possible ; je dois extirper une dissertation de six pages de mon cerveau pour demain matin, sachant que l'après-midi est déjà bien entamée et que je dois encore réviser mon cours d'histoire-géo. Ça s'annonce mal.
Sérieusement, pourquoi nous coller une dissert' juste avant les vacances ? Alors oui, le bac approche à grands pas et la philo y occupe une place conséquente, mais hello ! On a déjà une montagne d'autres matières à travailler !
Dépité, je m'accoude sur mon bureau pour soutenir ma tête déjà bien pleine tandis que mon regard se pose sur le sujet que nous a concocté notre professeur, M. Loiseaux :
« Sommes-nous ce que nous lisons ? »
Écrite en gros caractères en haut de mon brouillon pour donner l'illusion qu'il restera moins d'espace à noircir, cette phrase si simple et pourtant si vague me nargue. Comme une porte entrouverte sur le néant, elle semble remettre en question mon choix de suivre une filière littéraire.
Soyons honnête : ce choix n'est rien d'autre qu'une sortie de secours au cas où mon rêve ne se concrétiserait pas. La philo ne fait définitivement pas partie de mes points forts, les dissertations ne m'inspirent pas, et je sais d'avance que je choisirai l'explication de texte le jour du bac.
Mais en attendant, il faut bien que je trouve quelque chose à pondre à M. Loiseaux.
Que disait Morgan, déjà ?
« Approprie-toi le sujet en cherchant des exemples dans ta vie personnelle. »
Ouais, elle n'est pas comme moi Morgan, elle gère les dissertations. D'ailleurs, ceci pourrait être une première piste de réflexion sur le sujet du jour : même si sur le papier, notre prénom se lit pareil, nous sommes aussi différents qu'une planche à pain l'est d'une planche à repasser – je ne dirai pas qui est qui dans cette superbe métaphore, je tiens encore à la vie.
Morgan est une tête en philo alors que j'atteins à peine la moyenne en la matière. Elle est terre à terre, je suis plutôt rêveur. Elle est une fille, je suis un mec.
D'ailleurs, les profs ont rapidement dû trouver une solution pour nous différencier à l'oral, car nous répondions toujours à la place de l'autre. Comme les diminutifs de Morgan ne courent pas les rues – Morg' ou Mor' étant hors de question vu la consonance, il a été décidé qu'on m'appellerait Mo', tandis que Morgan garderait son prénom complet.
C'est d'ailleurs comme ça qu'on a commencé à se parler, elle et moi, pour cette histoire de prénom. Elle y voyait un signe du destin ; ses grands-parents, Aimée et Aimé, s'étaient rencontrés de la même manière cinquante ans en arrière et étaient tombés éperdument amoureux.
Autant dire qu'elle a vite déchanté quand elle a compris qu'elle n'était pas du tout mon genre.
Alors, je tiens à mettre quelque chose au clair une fois pour toutes : non, ce n'est pas parce que j'ai un prénom mixte que je suis « devenu » gay. Là. C'est dit.
Je le précise parce que quelqu'un m'a déjà fait la réflexion, au collège ; un idiot du nom de Léonardo, qui ne manquait pas de me narguer en chantant les paroles de Morgane de toi à chaque fois qu'il me croisait dans la cour. Bien sûr, grâce à sa cote de popularité et son charme de BG italien, lui n'a jamais eu à subir ce genre de moqueries, et ce malgré un prénom claqué au sol.
D'ailleurs, si les prénoms décidaient vraiment du destin de leur propriétaire, Léonardo serait-il alors voué à mourrir gelé dans l'océan Atlantique pour avoir sous-estimé la surface d'une porte ? À l'époque, j'aurais dû répliquer à cet abruti avec les paroles de My Heart will go on, quoique je ne suis même pas certain qu'il aurait compris la ref'.
Donc non, Léo, les Dominique, Sofiane et autres prénoms mixtes ne sont pas tous gays, ni lesbiennes, ni plus efféminés que la moyenne, ni plus... C'est quoi le contraire d'efféminés ? Émasculés ? Nope, clairement pas. Et ça se dit littéraire...
Enfin, comme d'habitude, je m'égare. Je tente de me concentrer à nouveau sur le sujet de ma dissertation : sommes-nous ce que nous lisons ? Est-ce que je suis ce que je lis ? Déjà, je n'ai pas un genre littéraire de prédilection qui pourrait me définir en tant que personne, même si je dois avouer que j'apprécie particulièrement la science-fiction.
Ah ! Voilà un premier argument en faveur d'une réponse positive : je lis de la science-fiction, et d'après mes parents, je suis souvent dans la lune. CQFD !
Bon, je sens bien que ça ne suffira pas à remplir les six pages de dissertation attendues. En fait, quand je lis un roman, c'est surtout pour m'évader de mon quotidien. Oui, c'est ça ; je ne pense pas que nous sommes ce que nous lisons, mais plutôt que nous lisons des histoires que nous n'aurons sans doute jamais l'occasion de vivre, que ce soit des aventures fantastiques, des enquêtes avec un suspense à couper le souffle, ou encore des romances dignes d'un conte de fées...
Le bruit familier d'une notification interrompt mes réflexions philosophiques, et je jette un coup d'œil à l'écran verrouillé de mon smartphone : il est déjà 17h30.
Bordel, mon bus passe dans à peine cinq minutes ! J'attrape le sac de sport qui contient mes affaires de danse et dévale les escaliers en manquant de trébucher. J'enfile maladroitement mes baskets et ma veste, sors en catastrophe et me mets à courir comme un dératé au milieu de la rue. Heureusement, grâce à mes nombreux entraînements dans la semaine, j'ai une endurance à toute épreuve qui a souvent prouvé son efficacité dans les situations comme celles-ci.
Je m'engouffre dans le bus in extremis et m'affale sur la première banquette disponible.
C'est parti pour vingt minutes de trajet jusqu'au conservatoire, où m'attend un cours de danse contemporaine. Ça ne me dérange outre-mesure, tant que j'ai de la lecture avec moi... Et il suffit que je prononce mentalement cette phrase pour me rendre compte que dans ma précipitation, j'ai oublié le-dit livre à la maison. Bien joué.
Machinalement, je sors alors mon portable de ma poche, bien décidé à maximiser l'utilisation du temps que j'ai devant moi. Je retrouve la notification qui m'a sauvé la vie, quelques minutes auparavant : elle m'apprend que deux personnes ont déjà liké ma dernière vidéo, celle où je danse sur Get lucky. Sans surprise, il s'agit de mes deux followers les plus fidèles : lady_morgaga, alias Morgan, et Duluozz, un abonné que je ne connais que virtuellement.
@lady_morgaga
Au top cette nouvelle choré !! En plus j'adore cette chanson ! Je suis en train de lutter pour ne pas danser, là (ce serait mal vu au CDI lol)
@Duluozz
Waouh, cet enchaînement de malade à la fin... Y a pas à dire, t'es vraiment doué !
C'est fou comme quelques commentaires ont le pouvoir de rebooster instantanément la confiance en soi. L'inverse est aussi vrai, si ces mêmes commentaires s'avèrent être négatifs. Ce qui est certain, c'est que ce qu'on lit à propos de nous-même influence directement notre moral, pour la simple raison qu'on a plus facilement tendance à croire le jugement des autres que le notre.
Cela me ramène à mon sujet de philo. Si nous sommes vraiment censés être ce que nous lisons, alors je devrais passer mon temps à lire sur le sujet de la danse. Parce que c'est le mot qui me définit le mieux, juste après mon prénom, ou peut-être même avant.
Plus rien n'a d'importance quand je danse. Lorsque la musique me possède, lorsque je sens cette énergie monter en moi et le rythme s'imprégner dans chaque parcelle de mon corps, je me sens vivant. Dans ces moments-là, j'ai envie de partager le bonheur et l'émotion que la danse me procure avec le monde entier.
C'est d'ailleurs ce que j'ai commencé à faire depuis quelques temps sur TikTok, et sur ma chaîne Youtube aussi. J'ai quelques centaines d'abonnés pour l'instant, rien de fou, surtout des gens de mon lycée et du conservatoire. J'aimerais bien faire le buzz un jour, ou qu'un influenceur reprenne une de mes choré' sur son compte ; ça ferait monter en flèche ma cote de popularité. Je sais que c'est un peu prétentieux de ma part, mais j'espère me faire remarquer pour devenir un jour danseur professionnel, et pour ça, les réseaux sociaux sont devenus incontournables.
Je souris à la pensée de ma grand-mère qui exécrait toutes ces nouvelles technologies.
« Les jeunes ne savent plus s'ennuyer de nos jours », disait-elle.
Eh bien je m'apprête à lui prouver le contraire. Je range sagement mon portable dans ma poche, croise les bras sur mon sac de sport et promène mon regard aux alentours, le vrombissement du bus pour unique mélodie dans la bande originale de ma vie.
Mes yeux se posent sur un mec de mon âge, plutôt agréable à regarder d'ailleurs. On peut s'ennuyer et draguer en même temps, non...? De toute façon, il y a peu de chances qu'il me remarque : il a l'air plongé corps et âme dans la lecture de son livre. Du Barjavel en plus, mon auteur préféré. Si ça c'est pas un signe...
Tandis que je l'observe, je vois toute une myriade d'émotions défiler sur son visage : étonnement, inquiétude, frustration... Je le surprends même en train d'étouffer un rire, à croire qu'un des personnage vient de lui raconter une bonne blague. Il a l'air de vivre à fond l'histoire qu'il est de train de lire.
Et c'est là qu'une pensée me frappe, telle une épiphanie : en ce moment, cette personne est ce qu'elle lit. L'imagination est capable de nous faire ressentir ce que nous lisons comme si nous le vivions pour de vrai ; or j'ai entendu quelque part que nous étions la somme de nos expériences. Ce sont elles qui forgent notre personnalité, nos préférences, nos valeurs ; elles nous font évoluer en tant que personne. Ce qu'on lit compte comme une expérience à part entière, une seconde vie, et de ce fait, nous sommes ce que nous lisons.
L'inconnu lève les yeux vers moi et me sourit. Il n'a aucune idée qu'il vient d'inspirer la plus belle des conclusions pour ma dissertation.
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