Chapitre 18

Maïa

Aujourd'hui

Le restaurant italien dans lequel nous avons mis les pieds est calme. Seules deux tables, en plus de la nôtre, sont occupées. L'esprit accaparé par mes souvenirs et une perspective à venir, j'ai suivi le mouvement et commandé un plat au hasard sur la carte, que je regrette maintenant à chaque bouchée. Agrémentées d'une sauce arrabbiata, les pâtes enflamment mes papilles gustatives. En cuisine, le chef a eu la main lourde. Je racle ma gorge, bois une gorgée de mon soda et essaie tant bien que mal de faire bonne figure. Tirer la langue et l'essuyer avec de la mie de pain briserait à coup sûr mes espoirs pour ce soir.

Face à moi, Elliot déguste des carbonaras qui ont l'air assaisonnées à la perfection. Lui n'a aucun problème pour exposer tout son potentiel. Son pull noir à colle rond, ni trop lâche, ni trop serré, met en valeur sa silhouette élancée et la carrure de ses épaules. Et en cette fin de journée, l'ombre de sa barbe naissante accentue la ligne de sa mâchoire.

Je croise ses iris d'un vert plus foncé qu'à l'accoutumé par-dessus nos verres et toussote alors que j'étais en train de m'imaginer lui retirer, une par une, toutes ses couches de vêtements.

— Tu te sens bien ?

Je m'évente le visage avec la main et hoche la tête.

— C'est juste un peu épicé.

Ses sourcils tressautent sur son front.

— Toi, qui dévores les plats coréens de la mère de Mathias comme si c'était du petit‑lait, tu trouves que c'est trop épicé ?

Ce constat le surprend tellement qu'il plante sa fourchette dans mon assiette creuse. Pour lui, qui n'apprécie pas particulièrement les épices, l'addition est salée. Les joues écarlates après deux bouchées, il manque de s'étouffer et se jette sur son verre d'eau. Une erreur que nous faisons tous. L'eau n'a aucune propriété apaisante contre le piment, bien au contraire.

— Merde ! s'exclame-t-il entre deux quintes de toux. Comment t'as réussi à manger la moitié de ton assiette ?

— J'avais faim.

Mon explication me vaut un regard larmoyant et incrédule. Je ris à cette vision en me redressant sur mon siège.

— Tu veux que je demande de la crème pour adoucir le tout ?

— Mais ça va pas ou quoi ? On ne demande pas de crème dans un resto italien !

Il roule des yeux et pousse sa propre assiette au centre de la table. Du bout de son couvert, il trie les lardons, car il sait que je n'aime pas ça, puis me fait signe de manger.

Les minutes suivantes, seul le bruit de nos fourchettes qui se rencontrent, de temps à autre, au milieu de l'assiette brise le silence. Enfin, jusqu'à ce que je lance entre nous :

— Tu me trouves désirable ?

Elliot, sourcils froncés, relève la tête. Une lueur suspicieuse anime son regard.

— Comment ça ? Ce gars t'a dit un truc ?

Même si l'indignation qui pointe dans sa voix pourrait me faire glousser de plaisir, je m'empresse de le détromper en secouant la tête.

— Il a dit que j'étais magnifique.

En croisant les bras, Elliot s'appuie contre le dossier de sa chaise.

— Tu l'es.

L'assurance décontractée dont il fait preuve fait battre mon cœur un peu plus vite. Magnifique ou désirable ?

— Surtout ce soir. À l'heure qu'il est, ton rencard doit regretter de t'avoir offert cette poupée.

Un rire léger m'échappe. Et lui ? Regretterait-il de me laisser filer, si j'osais me jeter dans ses bras ?

— Et si je te demandais...

— Vous avez terminé ? me coupe le serveur et je lui jette un regard en coin assassin.

Regard qui le laisse de marbre – je suppose qu'interrompre des conversations fait partie du métier.

— Oui, l'addition, s'il vous plaît.

Mes poings se serrent sur mes cuisses alors que notre serveur repart avec nos assiettes.

— T'allais dire quoi ?

Elliot récupère sa veste, puis en fouille la poche intérieure pour y dénicher son portefeuille. Je prends une inspiration, avant de me rendre compte que mes cordes vocales ont cessé de fonctionner – à croire qu'elles se sont enroulées sur elles-mêmes.

— Je... je t'attends... dehors.

En espérant que la pluie me rafraîchira les idées, je me précipite dans la rue pavée tout en glissant mes bras dans les manches de mon manteau. Sauf qu'il a cessé de pleuvoir. Je lève alors les yeux pour prier une étoile, n'importe laquelle, de m'insuffler un peu de courage, mais l'épaisseur des nuages couplée à la pollution lumineuse empêche le ciel de s'illuminer de merveilles.

Derrière moi, j'entends la porte du restaurant s'ouvrir. J'inspire une bouffée d'air et pivote.

— Si je te demandais...

Je déglutis face à l'air surpris qu'affiche Elliot et reprends :

— Si je te demandais de coucher avec moi, tu dirais quoi ?

Mains dans les poches de sa veste en velours, Elliot se fige sur le trottoir.

— Pardon ?

— Si je...

— Pas besoin de répéter, j'ai très bien compris !

Il passe une main sur sa nuque avant de la remettre à couvert.

— C'est une question hypothétique ou tu me demandes de coucher avec toi ?

La différence est-elle si importante ? Ma lèvre inférieure disparaît entre mes dents et je baisse les yeux. Encore humide de la pluie tombée pendant la journée, la chaussée reflète la lumière des lampadaires comme un ciel étoilé à même le sol. Je pourrais faire un vœu, si seulement je savais quoi souhaiter.

— Tu me demandes quoi exactement, Maïa ? D'être ton mec rebond ou je ne sais pas comment vous l'appelez avec Manon ?

Il ricane, puis marmonne quelques propos incompréhensibles. Ses pieds quittent mon champ de vision tandis qu'il s'éloigne et je m'exclame :

— Non, ce n'est pas ça. Pas vraiment... Juste, laisse-moi m'expliquer.

Je soupire et observe un instant l'air chaud qui s'échappe de ma bouche se transformer en fumée au contact de la température extérieure. J'aimerais que tout soit aussi simple que le concept d'énergie thermique.

Du plus loin que je me souvienne, me mettre à nu n'a jamais été mon fort. Enfouir mes inquiétudes et mes insécurités au fond de moi en espérant qu'elles disparaissent comme par magie a toujours été ma solution de facilité. Une solution qui, bien souvent, a tendance à se retourner contre moi sur le long terme.

— Je t'écoute.

Sa voix me ramène dans l'instant présent. Malgré la bombe que j'ai lâchée entre nous, et qui aurait très bien pu le faire fuir, son intérêt ne semble pas factice. Il me laisse une chance ; chance que je compte bien saisir en me montrant la plus honnête possible, même si ça fait mal.

— On peut marcher ? Je pense que ce sera plus simple si on est en mouvement et que tu ne me fixes pas comme maintenant.

Il hoche la tête et, les mains toujours enfoncées dans les poches de sa veste, se met en route dans la rue peu fréquentée à l'approche des coups de 22 heures.

— Ok, alors... Je crois que cette histoire de rebond n'était qu'une excuse pour... Je ne comptais pas vraiment... Enfin, je pense que je n'aurais jamais réussi à sauter le pas avec un parfait inconnu.

Je frotte mes mains l'une contre l'autre pour les réchauffer, mais aussi pour me donner la force de continuer. Je dois arrêter de tourner autour du pot comme je le fais depuis des semaines.

— Je me fous d'Antoine. Ça fait quoi ? Quatre mois ? Cinq ? Peu importe... L'oublier a été facile. Ce qu'il m'a fait, un peu moins.

Elliot ne dit rien. Cependant, il m'écoute. Alors que je fais une nouvelle pause, à la recherche de mes mots, sa tête s'incline dans ma direction.

— Il m'a trompée. Il a été voir ailleurs et, parfois, je me demande si... Si ce n'était pas ma faute. Peut-être que je n'étais pas assez jolie ; que je ne prenais pas assez soin de moi ; que j'aurais dû être plus démonstrative dans mes sentiments, plus affectueuse ou accepter de le faire plus souvent...

— Non ! tonne-t-il. Alors, déjà, tout ce que tu viens de dire est complètement faux, mais encore plus la dernière partie. Personne ne devrait jamais se forcer pour faire plaisir à son partenaire. Si tu n'as pas envie, tu n'as pas envie, point final.

Elliot s'immobilise devant un passage piéton et profite du feu rouge pour se tourner vers moi.

— J'espère que tu... qu'il ne t'a...

Très vite, pour le rassurer, j'agite les mains en signe de négation.

— Non, non ! Ne t'inquiète pas pour ça. Je t'assure que... Je ne me suis jamais forcée et lui ne m'a jamais obligée à faire quoi que ce soit non plus. Mais...

Il pousse un soupir, si long qu'il vide l'intégralité de ses poumons.

— Il n'y a pas de « mais », Maïa. Ce n'était pas toi, le problème. C'était lui. Ça a toujours été lui. Faudra m'expliquer à quel moment tu peux être responsable du fait qu'il n'a pas su la garder dans son pantalon ou même être assez courageux pour te quitter avant d'aller voir ailleurs.

— Tu ne connais pas toute l'histoire, El...

Je ne sais pas pourquoi je prends sa défense maintenant, et Elliot a l'air de se le demander aussi car il réplique :

— Je n'ai pas besoin de la connaître pour savoir que ce mec est un lâche et un enfoiré. D'ailleurs, je n'ai jamais compris ce que tu foutais avec lui.

Sur cette petite déclaration, il reprend son chemin. Une fois la surprise que m'a provoquée sa sincérité passée, je le rattrape en trois grandes enjambées.

— Enfin bon, il m'a trompée... Et lorsque j'ai accepté que Manon m'inscrive sur Tinder, je pense que je voulais surtout me prouver à moi-même que je pouvais plaire, que je n'étais pas totalement dénuée de charmes.

Le silence qui s'ensuit noue ma gorge d'angoisse. Aurais-je enfin la réponse à ma question, la toute première que je lui ai posée ? Que je ne suis pas désirable ? Magnifique à la rigueur, mais de loin ?

Je commence à gratter l'ongle de mon pouce lorsqu'il retrouve la parole :

— D'accord, je peux comprendre ça... Tu avais besoin de reprendre confiance en toi, de réaliser que sa tromperie n'avait rien à voir avec un manque d'atouts.

— Des atouts, hein ?

Elliot rit en penchant très légèrement sa tête en arrière. Sous la lumière artificielle des réverbères, ses cheveux qui oscillent habituellement entre le brun et le roux penchent vers ce dernier, l'entourant d'une aura flamboyante et particulièrement attirante.

— On est amis, Maïa, et l'amitié ne rend pas aveugle. Tu as de nombreux atouts.

Il insiste sur « nombreux », puis sa voix se fait plus grave sur « atouts ». Une tonalité basse que je ne pensais pas l'entendre employer en ma présence un jour.

Nous tournons au coin de ma rue et ralentissons le pas, comme si nous savions tous les deux que cette conversation n'était pas encore terminée et que nous avions besoin d'en connaître la finalité.

— T'es-tu au moins regardée dans un miroir avant de sortir ce soir ?

Je ricane et pose mes mains sur mon corset.

— Figure toi que oui ! Et ce truc est un véritable engin de torture.

Enfin, nous nous arrêtons devant la porte cochère qui dissimule mon immeuble aux yeux des passants. Elliot étudie mon corset d'un œil critique et assombri par ce que j'espère être du désir.

— Il en a tout l'air. Tu aurais dû fermer ton manteau, tu risques d'attraper froid.

Je balaie sa remarque de la main.

— Tout ce piment m'a donné chaud.

Mes confessions également. Et son rire grave qui résonne à nouveau pour se mêler aux bruits lointains de la ville, bien plus encore.

En évitant mon regard, il transfère ses mains des poches de sa veste à celles de son jean.

— Donc, si je te demandais, en tant qu'ami, de m'aider à regagner un maximum de confiance, ce soir, qu'est-ce que tu dirais ?

Seigneur, j'ai besoin de respirer et ce foutu corset m'oppresse...

Les refus ne sont rien d'autre que des rites de passage. Ils rythment nos existences dans le but de nous apprendre à relativiser, à accepter l'échec. Si Elliot décide de tourner les talons, lui et moi reprendrons le cours de nos vies ; nous l'avons déjà fait. Nous sommes suffisamment matures pour passer outre mon attrait passager.

Ou peut-être bien qu'un refus de sa part pourrait m'achever.

Bon sang, j'ai besoin qu'il accepte. De préférence avant que je ne m'évanouisse.

Un sourire en coin, encourageant, étire ses lèvres et il avance d'un pas.

— Je te répondrais que c'est une méga mauvaise idée.

Une méga mauvaise idée qui, pourtant, ne l'empêche pas de se rapprocher.

Sa pomme d'Adam s'agite sur sa gorge tandis qu'il lève sa main et trouve le côté droit de mon cou et de mon visage. Contre ma joue, sa paume et chaude. Mon buste tressaute sous le coup d'une inspiration laborieuse et son pouce se fait hésitant sur ma peau.

— Tout de suite les grands mots.

Il réagit à peine à ma boutade et, à mon tour, je comble l'espace intolérable qui nous maintient à distance. Une inspiration et ma poitrine effleure son torse.

— J'ai confiance en toi, Elliot. Tu es la personne en qui j'ai le plus confiance actuellement.

Ses doigts chatouillent ma nuque et il cède à notre attraction. Finalement, je comprends l'expression « baiser papillon » lorsque ses lèvres, telles deux ailes en mouvement, frôlent les miennes le temps d'une seconde avant de s'écarter. Le vent emporte son juron alors qu'il glisse sa main libre sur mes reins et m'attire plus près. Sans hésiter, je m'ouvre à lui et peine à retenir un gémissement quand, d'une caresse, sa langue me fait vaciller.

Notre premier baiser avait le goût d'une averse. Doux, innocent. Il m'arrive d'y repenser les jours de pluie fine imprégnée de nostalgie. Mais celui-ci... Celui-ci a un goût d'orage. Impatient, indécent, capable de provoquer des dégâts considérables. Le genre qui, si on n'y prend pas garde, risque de nous le faire payer.

Je m'écarte à la fois pour respirer et pour lui demander d'une voix tremblante :

— C'est un oui ?

Ses doigts s'aventurent sur ma peau à nu, entre mon jean et mon corset.

— Si ce que je viens de faire n'est pas un oui pour toi, je n'ai aucune foutu idée de ce que c'est.

Une vague d'anticipation fuse dans mes veines.

— Eh bien, sache que ça me rend très très heureuse.

Les risques ne me font pas peur. Au diable la foudre, la douleur, l'après, les regrets. Je suis prête à tout endurer si c'est pour me sentir comme je me sens maintenant. Parce que personne ne m'a jamais embrassée comme Elliot est en train de le faire. Parce que même si mon corps frémit déjà contre le sien, il en réclame plus encore.

Hello 🐰

Je ne suis pas en retard ce mois-ci ☺️
Et je ne devrais pas l'être le mois prochain non plus puisque le chapitre 19 est déjà écrit ! À l'origine, les chapitres 18 et 19 devaient être un seul et même chapitre, mais comme il faisait presque 7000 mots, je me suis dit que c'était plus judicieux de couper pour le dynamisme et éviter les bugs Wattpad.

Sinon, Maïa s'est enfin lancée ! La proposition que j'évoque dans le résumé est là ! On s'y attendait depuis quelques chapitres, non ?

À votre avis, bonne ou méga mauvaise idée ? 💡

N'hésitez pas à soutenir mon histoire avec une petite étoile ou un commentaire 😊

On se dit à très vite pour la suite ! 🐌

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top