Chapitre 17
Elliot
Neuf ans plus tôt
Sous une pluie diluvienne
Je crois que j'ai rêvé
Que tu pourrais être mienne
T'embrasser à en perdre la tête
À en oublier mes secrets
Recolorer mes jours délavés
À en être aveuglé
Ce qui aurait pu être le plus beau cadeau de Noël que notre père ait daigné nous offrir s'est très vite révélé empoisonné. Mes frères et moi ne faisons jamais de vague, pourtant nos noms se retrouvent chaque année sur la mauvaise liste. Krampus offre du charbon aux enfants qui agissent mal ; nous, nous avons reçu pour présent un concentré de l'Enfer enveloppé dans le plus magnifique des papiers cadeau.
Enzo hurle de toute la force de ses poumons dans son lit parapluie, installé en face de notre mère dont les joues sont striées de larmes qu'elle ne verse que pour une seule personne. Allongée de tout son long sur le canapé, elle fixe son plus jeune fils sans le voir. Sa main gauche frôle le sol à la recherche d'une bouteille que notre père a abandonnée derrière lui. L'alcool, ça ne durera pas ; son état – les cris, les pleurs, l'apathie –, est toutefois voué à s'éterniser. Parce que sa drogue à elle, c'est lui.
Je pousse la bouteille avec mon pied pour qu'elle ne puisse pas l'atteindre et l'écoute gémir en détournant le regard, la gorge obstruée.
Assis à table, Elias plaque ses mains sur ses oreilles. Les cris d'Enzo vont tous nous rendre fous ; à croire que la détresse de notre mère déteint sur lui, et par répercussion, sur nous.
— Eh, petit gars !
J'attrape Enzo sous les aisselles et l'attire dans mes bras.
— Tu vas finir par rameuter tout le quartier.
Mon frère repousse mon torse avec ses petits poings. Ce ne sont pas mes bras qu'il veut. Malheureusement, ceux de notre épave de mère sont indisponibles.
Parce que j'ai le sentiment de faire plus de mal que de bien en essayant de le calmer, je le repose dans son lit.
Merde !
Moi aussi je voudrais couvrir mes oreilles pour ne plus l'entendre ; me saouler pour tout oublier ; m'enfuir pour ne plus rien avoir à gérer.
— Fais le taire, marmonne ma mère dans mon dos et je serre les poings.
Pourquoi agit-elle comme si tout ceci était une surprise ou qu'il n'allait jamais revenir ? Nous savions qu'il allait repartir et nous savons aussi, à mon plus grand dam, qu'il pourrait refranchir le pas de la porte d'un moment à l'autre ; une semaine c'est trop peu pour se laisser gagner par l'espoir.
Par-dessus les cris d'Enzo, la sonnette retentit. Mon cœur rate un battement avant de reprendre son rythme. Mon père possède les clefs, il n'a aucune raison de sonner. Les voisins des maisons mitoyennes à la nôtre, par contre...
L'esprit en ébullition, je me dirige vers la porte. Je suis à court d'inspiration, à court d'excuses. Je me retiens de toucher Elias pour le rassurer, car je sais que mon geste aurait l'effet inverse, puis arrive dans l'espace qui nous sert d'entrée lorsque la personne de l'autre côté du ventail donne un petit coup sur le bois usagé qui ne nous protège en aucun cas du froid hivernal.
Je tourne la clef dans la serrure, ouvre la porte et ravale instantanément mes excuses quand je réalise qui se trouve devant chez moi.
Maïa.
Mes doigts se crispent autour de la poignée.
— Salut ! lance-t-elle suffisamment fort pour que je l'entende.
— Qu'est-ce que tu fous là ?
La sécheresse de mon ton la fait tressaillir. Peut-être que j'aurais pu m'en vouloir si elle n'avait pas débarqué à l'improviste durant l'une des pires semaines de cette année.
Maïa repousse les boucles de sa frange trop longue et coupée par Manon lors d'une de leurs soirées chez les Damour.
— Eh bien... Mathias voulait que je t'apporte ses notes de cours, ceux que tu as manqués depuis lundi.
Ma mère geint derrière moi et j'essaie de me grandir dans l'encadrement de la porte pour que Maïa ne puisse pas voir le désastre par-dessus mon épaule.
— Il voulait venir lui-même, mais ils sont partis en vacances avec sa famille hier soir. On t'a envoyé des messages...
— Et comme je ne répondais pas, vous vous êtes dit que ce serait une bonne idée de débarquer sans prévenir ?
Je n'aurais pas dû confier mes problèmes familiaux à Mathias ni l'amener ici. Ça lui a apparemment donné l'impression qu'il pouvait jouer les sauveurs.
— On était inquiets, Elliot !
Son ton, aussi implacable que le mien, me fait déglutir. Elle ne développe pas sa pensée, mais je pourrais presque la deviner entre nous. À raison ; ils s'inquiétaient à raison.
— Tais-toi ! Ferme-la !
Les hurlements en provenance du salon couvrent un instant ceux d'Enzo et nous font sursauter Maïa et moi. Je me retourne pour voir ma mère se redresser et se pencher sur le lit de mon petit frère. Je me précipite avant qu'elle ne fasse quelque chose de regrettable et, les mains sur ses épaules amincies, je m'interpose. Une grimace de dégout déforme alors ses traits tirés.
— C'est de ta faute... Tout ça...
Elle éloigne mes mains et agite ses bras pour englober la pièce qui nous entoure et tout ce qu'elle contient.
— J'aurais dû me débarrasser de toi lorsque j'en ai eu l'occasion.
Mon cœur se serre, car je sais, au fond de moi, que ce n'est pas l'alcool qui parle. La boisson l'aide seulement à révéler sa vérité.
— C'est à cause de toi qu'il est parti !
La force avec laquelle elle me crache ces mots au visage la fait vaciller. Tremblotante, elle se rattrape à moi, le poing en appuie sur mon torse.
— Tu devrais monter te reposer, lui conseillé-je d'une voix blanche.
Je peux sentir la présence de Maïa dans mon dos. Je n'ai jamais eu aussi honte de ma vie ; pas même lorsque mon père est venu me récupérer à la sortie de l'école en pyjama, puant le pastis et la sueur.
La maison est en bordel depuis des jours. Une pile de linge sale s'accumule contre la porte de la cuisine, faute de pouvoir le laver par manque de lessive. La vaisselle de notre dernier repas traîne sur la table et des bouteilles d'alcool à moitié vides ont roulé jusqu'au meuble télé à cause du sol incliné du séjour. Mais le pire, c'est elle, ma mère qui s'agrippe à mon t-shirt avant de vider le contenu de son estomac sur le sol et mes chaussettes. L'odeur du vomi alcoolisé se propage presque instantanément dans la pièce, ne faisant qu'accroitre les pleurs d'Enzo.
J'attrape fermement son bras alors qu'elle n'essaie même pas d'essuyer la bave acide au coin de sa bouche. L'estomac retourné, je cherche Maïa des yeux. Immobile à côté d'Elias, elle m'observe avec des yeux ronds.
— Est-ce que tu...
Elle ne me laisse pas le temps de finir et hoche la tête.
— Oui, vas-y ! Je reste ici. On t'attend.
Mon regard se pose sur Elias et je ne remarque que maintenant que le casque vert de mon amie a remplacé ses mains sur ses oreilles.
— Merci, soufflé-je avant de prendre la direction de l'escalier.
Il nous faut plusieurs minutes pour parvenir jusqu'à l'étage. Heureusement, l'étroitesse de l'escalier m'a permis de garder un semblant d'équilibre tandis que je lui faisais monter les marches et la guidais vers sa chambre. J'attrape un mouchoir sur sa table de nuit et, sans délicatesse, lui essuie la bouche avant de la pousser sur son matelas. Elle ne se fait pas prier, s'allonge et disparaît sous les draps. Je sais qu'elle va passer le reste de sa journée à pleurer, mais c'est le cadet de mes soucis. Avant de pouvoir m'inquiéter pour elle, je dois d'abord penser à mes frères. Et avant de pouvoir les rejoindre après les avoir laissés entre les mains inexpérimentées de Maïa, je dois me changer.
Je retire mes chaussettes en grimaçant, les jette dans le lavabo de la salle de bains, puis me débarrasse du reste de mes vêtements pour me glisser sous le jet glacial de la douche. Je lâche un grognement et prends sur moi. Ce n'est pas comme si j'avais le temps d'attendre que le chauffe-eau fasse son boulot.
En coupant le robinet quelques minutes plus tard, le silence qui a envahi la maison entière me met en alerte. Les cris ont cessé et, au lieu de me soulager, ce constat me donne la chair de poule. Très vite, je vais enfiler un jean et un sweat dans ma chambre. Au pas de course, je prends ensuite la direction du rez-de-chaussée où je comprends, en voyant Maïa tourner dans la pièce encombrée, que mon amie a réussi par je ne sais quel miracle à calmer Enzo. Les yeux grands ouverts, mon petit frère essaie d'attraper les boucles brunes qui le chatouillent pour tirer dessus. Maïa parvient à éviter sa petite main et sourit à chacun de ses assauts en continuant de le promener dans le séjour. Elias au milieu de tout ce bazar n'a pas bougé ; avec le casque de Maïa toujours vissé aux oreilles, il tourne les pages de son livre.
— Hey ! s'exclame Maïa après avoir remarqué ma présence.
La gorge nouée et le souffle encore court, je descends la dernière marche et pose mes pieds sur le carrelage froid.
— Je suis désolée, je n'ai rien trouvé pour nettoyer alors j'ai essuyé avec un torchon.
Une chaleur intense se diffuse dans mes joues. Près du canapé, le vomi a disparu.
— Tu n'avais pas à faire ça...
Je m'approche d'elle, pose mon index sur le bout du nez d'Enzo pour le taquiner, puis lève les yeux pour croiser les siens.
— Mais merci.
Son regard noisette se parsème d'étoiles tandis que son sourire s'y reflète.
— Oh voyez-vous ça ! Elliot me remercie, sincèrement ! Serais-je tombée dans une sorte de faille spatio-temporelle ou un truc du genre ?
Un rire faible m'échappe, puis un soupir.
— Ce n'est pas toujours comme ça...
Je tourne la tête vers l'escalier avant de continuer mes explications.
— Mon père est parti et... elle a juste besoin de s'en remettre.
Maïa, lèvres pincées, hoche la tête. J'ai toujours été un excellent menteur, par obligation, mais ces derniers temps, la lassitude rend mes mensonges moins convaincants. Ou peut-être que j'en ai assez de devoir porter ma famille sur mon dos...
Je redresse les épaules en dissipant mes pensées d'un clignement de paupières et tends les bras pour récupérer Enzo et soulager Maïa de son poids. Mon frère chouine un peu durant la manœuvre, mais la fatigue a raison de lui et il se love contre moi.
— Les notes de Mathias sont sur la table.
Ses doigts fins bloquent ses cheveux derrière ses oreilles avant de disparaître derrière son dos. Le regard rivé au mien, elle se balance d'avant en arrière. Son sourire gagne à nouveau ses yeux, et moi-même. Je sens mes lèvres s'étirer comme si elles cherchaient à l'imiter. Je n'ai pourtant aucune raison de me réjouir. Le truc, c'est qu'elle... Moi aussi, j'ai envie de passer ma main dans ses boucles. J'ai envie de...
La porte qui s'ouvre sur Émilien coupe net mes réflexions.
Maïa recule d'un pas pour l'observer lâcher son sac à dos sur la chaise à côté d'Elias.
— T'étais où ?
— À la bibliothèque. J'ai un exposé à rendre à la rentrée et c'est pas comme si on pouvait bosser dans cette putain de baraque.
Je jette un bref coup d'œil en direction de Maïa. Discrètement, elle me fait comprendre qu'elle est sur le départ. Le rythme de mon cœur s'accélère alors que je la regarde récupérer son sac et hésiter un instant près d'Elias. J'avance d'un pas pour lui venir en aide lorsqu'elle me fait signe de ne pas intervenir. Elle laisse son casque sur les oreilles de mon frère, me fait un petit signe de la main et se dirige vers la porte qu'Émilien vient de franchir.
Mon souffle se fait erratique en la voyant s'en aller. Les dents serrées à m'en faire mal à la mâchoire, je dépose un Enzo somnolant dans son lit.
— J'ai interrompu un truc ou quoi ? C'était qui ?
J'ignore les questions d'Émilien et m'avance dans l'entrée.
— Je reviens tout de suite, réponds-je à la place en glissant mes pieds nus dans mes baskets.
Je ne laisse pas le temps à Émilien de réagir et me précipite sous l'averse. En courant, je quitte notre petite cour intérieure et me dirige vers la station de métro la plus proche sans savoir si je prends la bonne direction. À ce que je sache, Maïa aurait très bien pu venir accompagnée de l'un de ses parents, préféré le bus ou tout autre moyen de locomotion.
Le vent me fouette le visage tandis que je tourne au coin de la rue et, finalement, je l'aperçois, dans son manteau vert, sans capuche, le nez levé vers le ciel, obligeant un homme à la contourner. J'accélère pour me retrouver à sa hauteur et agrippe son poignet. Une expression où se mêle la peur et la surprise se dessine sur son visage juste avant qu'elle ne prenne conscience n'avoir rien à craindre.
— El ? Tout va bien ?
Je hoche la tête et lâche son avant-bras.
— Oui, excuse-moi, je voulais juste te remercier, encore une fois.
J'entrouvre les lèvres pour récolter les quelques gouttes de pluie qui se sont arrêtées sur leur courbe et réhumecte par la même occasion ma bouche.
Maïa pose sa main sur mon biceps tendu en fouillant mon regard de ses yeux inquisiteurs, puis se hisse sur la pointe des pieds. Ses bras entourent ma nuque et son corps se presse contre le mien. À bout de forces, j'accepte son étreinte. Parce qu'en réalité, voilà pourquoi je me suis lancé à sa poursuite...
Le nez dans ses cheveux, je respire son odeur – un parfum de lavande – avant de m'écarter, juste un peu. Je n'ose pas vraiment la regarder quand ma main se pose sur son cou, ni quand mon pouce caresse la ligne de sa mâchoire, et encore moins quand mon front se colle contre le sien. Le souffle de sa respiration caresse mes lèvres et je suis prêt à parier que la mienne l'imite. Pourtant Maïa ne s'éloigne pas. Alors je me penche et la sens combler l'espace de son côté. Jusqu'à ce que ma bouche rencontre la sienne.
Le temps se fige...
Et si nous étions en train de filmer une quelconque scène de baiser, la caméra tournerait autour de nous, floutant le paysage, les autres passants, alors que nos lèvres s'écartent à peine une seconde avant de se retrouver.
Pression après pression de ma bouche sur la sienne, la douleur psychique qui me colle à la peau s'atténue.
En m'embrassant, Maïa étouffe mon mal-être.
Elle pourrait être mon casque anti-bruit ; ma drogue éphémère ; mon échappatoire. Elle pourrait être à la fois la plus belle et la pire des distractions.
Coupez ! hurle mon esprit, et le temps reprend son court...
Je décolle ma bouche de la sienne et force mes jambes à faire un pas en arrière. Les doigts de Maïa se détachent de mon sweat pour trouver ses lèvres, qu'elle caresse tout en gardant les yeux rivés aux miens.
Une inspiration pour que mon cerveau soit à nouveau oxygéné et je dis :
— Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m'a pris.
Sa main retombe le long de son corps et devient un poing contre sa cuisse.
— C'est rien... On n'est pas obligés d'en discuter maintenant.
Le klaxonne du métro résonne au loin et la fait se détourner de moi. Je passe une main nerveuse dans mes cheveux trempés.
— Peut-être qu'on pourrait juste oublier tout ce qui s'est passé aujourd'hui ?
Les mots m'arrachent la trachée lorsque je les prononce et semblent la percuter de plein fouet. Ses épaules s'affaissent sous le poids de leur signification et son regard retrouve le mien. Elle est blessée, je peux le lire à ses pupilles. Leur diamètre augmenté empiète sur ses iris que je pourrais dessiner de mémoire.
— Il faut que j'y retourne.
Elle hoche la tête et reprends sa route, comme si je ne l'avais jamais interrompue, comme si notre baiser n'avait jamais eu lieu.
— Rentre bien ! m'exclamé-je au moment où elle s'engage sur le passage piéton.
Maïa m'ignore pour se précipiter à l'intérieur de la rame dès l'ouverture des portes. Je soupire et rabats la capuche de mon sweat sur ma tête, même s'il est bien trop tard pour espérer me protéger de la pluie.
Quoique je ressente maintenant, cette douleur, ce poids sur ma poitrine, ça passera.
Parce que face au temps, la souffrance n'est que passagère.
Hello 🐰
Ce chapitre est terminé depuis plusieurs jours, mais j'ai eu un mois de septembre très chargé. Alors, désolée pour la petite attente, d'habitude, je poste plutôt vers le 15.
Si vous voulez discuter de ce chapitre, vous pouvez le faire ici !
J'ai hyper hâte d'écrire le prochain, qui est LE chapitre tournant de l'histoire. Il aura fallu attendre 17 chapitres pour en arriver là... J'écris vraiment des pavés 🤦♀️
Sinon, vous êtes contents de l'arrivée de l'automne ? 🍂 Personnellement, c'est ma saison favorite, mais cette année, j'ai l'impression que nous vivons en automne depuis des mois. Enfin bon, j'ai ressorti mes plaids, mes joggings et ma tasse champignon 🍄 pour mon thé.
On se dit à très vite, pour le chapitre 18 !
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