Chapitre 15

Elliot

Neuf ans plus tôt

Un jour gris
D'un battement de cils
Tu as fait fuir la détresse
De mon ciel teinté de tristesse


La bouteille de liquide vaisselle vide abandonnée près de l'évier plein à craquer me nargue depuis plusieurs minutes maintenant. Sans conviction et en me demandant si l'eau peut se suffire à elle-même, je tourne le robinet. Mes doigts passent sous le mince filet tiède, pas assez chaud pour être efficace sans un produit dégraissant. Mon soupir remplit la cuisine. Je coupe le robinet et la plomberie, plus toute jeune, émet un grincement dans les murs.

Dans la pièce voisine, le rire gras de mon père résonne à m'en donner des frissons. Je ne sais pas pourquoi, cette fois, j'ai tant espéré, pourquoi j'y ai tant cru. Peut-être parce que contrairement à toutes les autres fois, il n'était pas revenu au bout de quelques semaines. Près de huit mois sans nouvelles. J'avais presque réussi à atteindre la lumière au bout de mon tunnel dénué de la moindre lueur depuis ma naissance. Puis, à l'image des pires films d'horreur, le chemin dégagé face à moi s'est distordu, a perdu de sa clarté.

Ça ne fait même pas une semaine qu'il est revenu à la maison comme s'il n'en était jamais parti, mais on dirait qu'un mois est déjà passé ; le temps aussi, à l'image de mon tunnel, semble s'être corrompu.

— Hey, le môme ! Va me chercher une autre bière.

Finalement, c'est sa voix, plus que son rire désagréable, qui me sort de ma léthargie. Je prends une inspiration et me dirige vers le salon. Mon père décolle son dos du canapé avant de s'adresser encore une fois à Elias :

— T'es sourd ou quoi ? Je t'ai demandé d'aller me chercher une bière !

À ses pieds, en train de faire un puzzle que notre père serait incapable de réaliser, Elias rentre la tête dans ses épaules.

— Il n'aime pas quand on parle fort, m'empressé-je d'intervenir. Va la chercher toi-même ta bière.

Je sais, à cet instant, que j'aurais mieux fait de me taire ou d'attraper une bouteille avant de quitter la cuisine ; que j'aurais pu éviter ce qui, sans conteste, est sur le point de se produire. Mais, parfois, les émotions atteignent un point de non-retour. La fatigue a brisé mon bon sens et mon mental.

Le regard sombre, mon père lève sa carcasse alcoolisée du canapé qu'il n'a pas quitté depuis son retour du boulot. Ses chantiers ne le tiennent toujours pas assez éloigné de la maison.

Sa main, lourde, pesante, tombe sur mon épaule gauche, ferait presque céder mes genoux, sauf que je tiens bon, je reste debout, aussi droit que mon courage me le permet.

Avec un ricanement moqueur, il me lâche pour tituber jusqu'au réfrigérateur de lui-même.

Il ne me faut pas plus d'une seconde pour me reprendre, remplir mes poumons désertés par l'oxygène et m'accroupir près de mon petit frère.

— On va terminer ton puzzle en haut, d'accord ?

Elias ne se fait pas prier. Il s'empare de son plateau couvert de pièces, puis prend la direction de l'escalier.

— Cet abruti n'est même pas de moi, marmonne alors mon père, en revenant dans le séjour.

Mon sang ne fait qu'un tour ; je le sentirais presque pulser dans mes veines pendant que je pivote aux pieds de la première marche.

— Qu'est-ce que tu viens de dire ?

Il s'immobilise à côté de notre table de salon bancale et bonne à changer, comme lui.

— Vous avez tous des problèmes de compréhension dans cette famille ? J'ai dit que ce mioche débile n'était pas de moi. Tu savais pas ? Que ta mère ouvrait ses cuisses à n'importe qui ?

Il porte le goulot de sa bouteille à ses lèvres afin de dissimuler son sourire en coin.

Nous le savons tous dans cette maison : Elias est le plus chanceux de nous quatre, car oui, il n'est pas de lui.

— Que je sache, ce n'est pas très différent de toi qui te glisses entre les cuisses de n'importe qui.

— Elliot ! s'écrie ma mère derrière moi.

Avec Enzo en équilibre sur sa hanche, elle descend les dernières marches à toute vitesse. Son visage est blême, tiré par l'inquiétude. Elle n'est pas sans savoir que les réactions de « l'homme de sa vie » peuvent être imprévisibles.

— Monte ! m'ordonne-t-elle, mais je ne le quitte pas des yeux.

Sans se soucier de la marque que l'humidité de sa bouteille va laisser sur le bois, il la pose brutalement sur la table de salon avant de passer sa main sur sa barbe mal taillée.

— Ton gosse commence à me gonfler, chérie. Depuis quand ses couilles sont descendues au juste ?

Ce n'est pas moi qui le gonfle. C'est plutôt l'alcool qu'il ingurgite à longueur de journée.

— Monte ! répète ma mère et, cette fois, je suis ce que j'interprète comme un conseil.

Contrairement au visage de ma mère, d'une pâleur extrême, celui de mon père a tourné au rouge – alcool ou colère, allez savoir. Les poings serrés, je grimpe marche après marche, puis rejoins Elias dans sa chambre.

Installé sur sa moquette verte, il continue son puzzle aux pièces minuscules. Devant son air concentré commence à se dessiner une tortue marine.

Je m'assieds à ses côtés en prenant soin de ne toucher à rien et prononce son prénom. Mon ton doit le surprendre, car il se désintéresse de ses pièces colorées pour m'observer. Ses sourcils se froncent tandis qu'il analyse mon expression qui, je le sais, ne doit pas être des plus joyeuses.

— Tu n'es absolument pas stupide, ok ? N'écoute pas ce que dit papa. Tu es vraiment très intelligent.

Il étudie mes traits encore un moment et hoche la tête avant de reprendre son puzzle.

— Je peux t'aider ?

Son refus me tire mon premier sourire de la journée, de la semaine même. J'ai beau en mourir d'envie, je me retiens de lui ébouriffer ses cheveux bruns, bien plus foncés et proches du noir que les miens. La moitié de nos gènes ont beau être différent, il ne fait aucun doute qu'Elias est mon petit frère. La forme de nos yeux, de notre visage, de notre nez, nous les avons hérités de notre mère. Ce petit garçon silencieux est bien plus de ma famille que l'homme assit un étage plus bas dans notre canapé – à la longue, il risque d'y laisser son empreinte ; comme s'il n'était pas suffisant qu'il nous ait déjà tous marqués à vie.

— Elliot ?

Sur le pas de la porte, notre mère danse d'un pied sur l'autre. De là où je suis, j'en conclus qu'elle a l'air plus nerveuse qu'en colère.

— Tu peux venir s'il te plait ?

Elias réagit à peine lorsque je me lève.

Bon sang, je n'ai aucune envie de lui parler. Peut-être qu'elle n'est pas en colère, mais ce n'est pas mon cas. Je suis furieux. Tellement que devoir la regarder me file la nausée.

— Je crois... Je crois que tu devrais partir quelques jours. Tu as des amis, non ? L'un d'eux pourrait t'accueillir ? Ton père est un peu agacé par ton comportement, donc...

— Donc, tu me fous dehors..., soufflé-je.

Elle pose sa main sur mon bras en affichant une mine choquée.

— Non ! Bien sûr que non ! Mais je pense que ton père et toi avez besoin d'un peu d'espace.

Ça ne fait même pas une semaine... A-t-elle conscience de ce que ça veut dire ? Il ne va pas lui falloir longtemps avant de prendre la tangente.

Mon regard tombe sur le sien, écarquillé ; sur ses cernes ; sur ses lèvres pincées dans l'espoir d'en contenir les tremblements.

Elle sait. Elle sait qu'il va s'en aller et qu'elle va s'effondrer. Elle essaie juste de gagner du temps. Encore une fois, elle se choisit, elle. Elle le choisit, lui.

Je repousse sa main alors que la bile me remonte la gorge.

— Je peux te déposer, si tu veux.

Me déposer où ? Je ne sais même pas où je vais aller !

— Ça ira, merci, craché-je. On ne laisse pas les garçons seuls avec lui. Je peux prendre le bus.

Il est presque 19 heures. Il sera bientôt l'heure de coucher Elias.

La tension s'infiltre dans mes muscles. J'interdis à mon corps de se retourner et, bras tendu, pousse ma mère afin de libérer l'accès à la porte. Quand, soudain, derrière moi, la voix timide de mon frère s'élève dans la pièce.

— Liot, tu peux aider ?

Mon cœur fait une embardée, et ma mère, pétrifiée, fixe Elias comme s'il venait d'effectuer un salto arrière, alors qu'il n'a fait que parler. Elias a parlé. Il m'a parlé !

Toutes mes terminaisons nerveuses me dictent le même message : « Dépêche-toi d'aller le voir ! ». Mais je ne les écoute pas. Je prends sur moi et m'avance comme je le ferais en temps normal.

— Je suis désolé, mon grand, dis-je en m'accroupissant. Je ne peux pas t'aider maintenant. Tu penses que tu pourrais me garder quelques pièces pour quand...

Des larmes, que je retiens farouchement, me montent aux yeux.

— Pour quand je vais revenir ?

Ses doigts se figent au-dessus de son œuvre juste avant qu'il ne se mette à secouer la tête de manière répétée.

— Non ! Non ! Non ! clame-t-il de plus en plus fort.

Puis, sa contrariété le pousse à renverser son plateau et tout ce qu'il contient. Les pièces de son puzzle s'envolent entre nous, et retombent, à l'image des morceaux de mon cœur qui vient de se briser.

— Elias... Elias, s'il te plait... Je sais que tu es frustré ; moi aussi, je le suis, mais on refera ton puzzle tous les deux, très bientôt.

Mon petit plaidoyer ne le calme pas. Ses mains ramassent les pièces pour me les jeter à la figure.

— Bon, ça suffit maintenant ! s'énerve notre mère, en s'approchant d'un pas décidé.

— Ne le touche pas !

Je tends le bras et attrape la peluche que Mathias a offerte à mon frère il y a déjà plusieurs semaines. Mon geste réussit à capter son attention, alors j'en profite pour essayer de l'apaiser.

— Je te promets de revenir et de finir le puzzle avec toi, d'accord ? Je te le promets.

Elias m'arrache sa tortue des mains et la colle contre son torse en évitant mon regard.

— Et toi, tu me promets d'être sage, jusqu'à ce que je revienne ?

Il baisse sa tête en réponse et serre sa peluche un peu plus fort.

L'ongle du pouce entre les dents, ma mère observe son jeune fils comme si elle était face à une énigme bien trop compliquée à résoudre.

Les poings serrés, je me redresse et quitte la chambre d'Elias avec un poids sur l'estomac et une colère monstre nichée aux creux des entrailles. Une colère qui pourrait tout à fait me dévorer de l'intérieur si je ne la libère pas rapidement. Quelle chance que ma mère décide alors de prendre ma suite.

À deux pas de la porte à la peinture blanche écaillée de la salle de bains, nous nous immobilisons. Ma mère est grande, pas autant que Maïa, mais bien plus que Manon, pourtant elle me paraît minuscule lorsque je me penche pour lui demander :

— Pourquoi ?

Je déteste entendre ma voix flancher maintenant, devant son expression détachée voire complètement vide.

— Pourquoi l'as-tu laissé revenir dans nos vies ? On était enfin heureux !

C'est ce que je croyais tout du moins. Je voulais tant y croire.

— Ne le prends pas comme ça, Elliot...

Ses épaules s'affaissent suite à son soupir.

— Je n'étais pas heureuse, moi.

Un rire rauque m'échappe.

— Parce que tu l'es, là ? Alors que papa insulte Elias à tout bout de champ, qu'il t'oblige à me mettre dehors ? Alors qu'il nous traite tous comme des merdes, y compris toi ?

Elle déglutit et croise les bras sur sa poitrine afin de se protéger de mon venin.

— Tu n'étais peut-être pas heureuse avant, mais tu ne l'es pas plus aujourd'hui...

Et tu ne le seras probablement jamais, ajouté-je pour moi-même. Parce que rien ne sera jamais assez.

Des pensées blessantes, qu'elle semble lire et deviner sur mes traits, vu comme son visage vire au pâle.

— Tu pourrais essayer de rentrer dimanche ? chuchote-t-elle.

Trois jours... Sa demande percute mes neurones et je prends tout à coup conscience d'une chose :

— Vendredi... Demain, on est vendredi. Tu comptes faire comment si Elias fait une crise à l'école ? Ne t'avise même pas de demander à papa d'aller le chercher !

Elle est irritée. Je peux le voir à la façon dont elle lève le menton, à ses pupilles qui se rétractent. Sa fierté de mère de l'année en prend un coup quand son adolescent de fils lui rappelle ses devoirs. Mais il faut bien que l'un de nous deux pense à ces choses-là.

— Je me débrouillerai.

Je suis loin d'être convaincu, pourtant, je hoche la tête et l'abandonne dans le couloir pour aller empaqueter quelques affaires. Au fond, ce n'est pas comme si j'avais le choix de lui faire confiance.

En remplissant mon sac, je mets Émilien au parfum, lui fait promettre de garder ses distances avec notre père, de surveiller nos plus jeunes frères et de me tenir au courant au moindre pépin. Heureusement, il ne panique pas et accepte sans sourciller de suivre chacune de mes consignes. Ensuite, tout bas, il me demande où je compte aller.

— Je te le dirai dès que je le saurai.

Suite à cette confidence, lui et moi quittons notre chambre. En bas, notre père a changé de place. Désormais assit à table, il attend le repas préparé par ma mère et mon départ. Voir Elias m'ignorer lorsque j'essaie de lui dire au revoir me fend le cœur, mais je sais que c'est sa manière à lui d'exprimer sa contrariété. Après tout, je fais la même chose en passant près de ma mère et de son plat de pâtes.

— Amuse-toi bien, fiston ! s'exclame toutefois mon père au moment où j'ouvre la porte.

Mon corps se fige. Parcourue d'un tremblement, ma main, sur la poignée, est la seule à réagir à sa provocation. J'inspire et, les épaules droites, je laisse derrière moi mon foyer.

Ne pleure pas. Ne pleure pas. Ne pleure pas, m'intimé-je sur le chemin du métro.

Je ravale la peine qui menace de m'étrangler, puis sors mon téléphone de ma poche en m'asseyant sur le banc froid en aluminium de l'arrêt du métro.

Mathias, qui doit probablement être en train de manger à l'heure qu'il est, ne répond pas à mon appel et m'oblige à lui laisser un message d'une voix rauque.

— Hey, mec, désolé de te déranger... Je sais qu'on est un soir de semaine, mais, est-ce que je pourrai crécher chez toi ? Juste quelques jours, m'empressé-je d'ajouter. Je... Je peux pas rester chez moi, là. Je t'expliquerai.

Mon aveu m'arracherait presque la gorge après que j'ai raccroché. Plus qu'à espérer que d'ici que je débarque à Mont-Saint-Aignan, Mathias m'ait répondu favorablement.

🌸🌸🌸

Ne craque pas. Ne craque pas. Ne craque pas.

— Tu as mangé ?

Iseul m'aide à me débarrasser de mon manteau, puis me pousse gentiment vers la partie salle à manger de leur séjour. Je secoue la tête en apercevant la table encore dressée de leur dîner.

— Je suis vraiment désolé, de m'imposer chez vous, comme ça...

À son tour, elle agite la tête, comme si je venais de dire une absurdité, comme si, finalement, j'étais bien plus le bienvenu ici, que dans ma propre maison.

— Installe-toi ! Je t'apporte un truc à grignoter. Mathias prend sa douche ; il ne devrait pas tarder à te rejoindre.

Mes jambes, qui m'ont trop porté cette semaine, cèdent et j'atterris sur la première chaise à ma disposition.

Le séjour de mon ami est séparé en deux parties bien distinctes. D'un côté, la salle à manger, avec son buffet exposant portraits et photos de famille, sa table en bois foncé rectangulaire et ses quatre chaises. De l'autre, le salon, son canapé beige et sa télévision dernier cri. Ici, tout est bien rangé, à sa place. La télécommande est posée sur la table de salon, loin des coussins rembourrés du canapé. La pièce respire la sérénité.

Je prends ma tête entre mes mains, coudes sur la table. Le calme laisse trop d'espace à mes pensées pour s'exprimer. Mes doigts tirent mes cheveux à m'en faire mal, coupent un instant le flux dans mon esprit. Je profite de l'accalmie pour attraper mon téléphone et envoyer un message à Émilien.

🗨Elliot
Je suis chez Mathias. Pas la peine de le dire à maman, elle s'en fout.

Ce que j'estime être une petite vengeance me paraît à la fois puéril, inutile et, surtout, pas à la hauteur de ce qu'elle a fait.

🗨Émilien
Et si elle demande ?

🗨Elliot
Elle ne le fera pas.

Et c'est peut-être ça le plus triste dans toute cette histoire. Je suis là, à espérer qu'elle s'inquiète pour moi, alors qu'elle vient de nous prouver, à tous, que je n'étais rien qu'un vulgaire déchet à ses yeux.

Ne pleure pas. Ne pleure pas. Ne pleure pas.

Pourquoi résister aux larmes me semble-t-il de plus en plus difficile à mesure que les minutes défilent ?

— Tiens, mange !

Iseul dépose une assiette devant moi et je ne sais pas pourquoi je suis si surpris d'y voir des haricots et une cuisse de poulet. Je croyais vraiment qu'ils ne mangeaient que des plats coréens ? Je suis ridicule.

Parce que je n'ose pas lui dire que je n'ai pas faim, je m'empare de ma fourchette avant de remuer mes légumes en silence.

— Elliot ? Je suis obligée de demander, grimace-t-elle. As-tu besoin d'aide ?

J'arrête de jouer avec ma nourriture et lève les yeux. Les mains jointes sur la table, Iseul affiche un air des plus sérieux, et il me faut plus d'une minute pour percuter.

— Quoi ? Non ! Ce n'est pas si grave...

Ma gorge se noue.

— C'est juste... Mon père et moi, on ne s'entend pas toujours très bien. Et, parfois, c'est un peu lourd à la maison. Mais rien de grave, vraiment.

Ne craque pas maintenant ! Ne pleure pas, imbécile !

Les mots que je me répète pour tenir debout depuis mon départ de la maison perdent en efficacité. Mon corps est sur le point de faire tout l'inverse de ce que je lui ordonne. Parce que cette semaine a été longue et éprouvante. Parce que j'ai pris sur moi afin d'empêcher mon monde imaginaire de s'effondrer. Parce que, ce soir, le sablier qui contenait tous les grains d'espoir que je suis parvenu à récolter ces derniers mois s'est brisé. Ma mère n'a eu qu'à frapper le verre de son ongle pour me réduire à néant.

La digue s'effondre en même temps que le sable s'envole. Mes larmes salées coulent sur mes joues. Je pleure. En silence. Les yeux baissés sur mes poings serrés.

Iseul s'approche doucement de moi et, le geste hésitant, pose une main sur mon épaule qui se retrouve secouée d'un tremblement. Pourquoi la douceur fait si mal, tout à coup ? Parce qu'elle est nouvelle.

Pendant ce qui me paraît durer une éternité, Iseul tapote mon dos. Elle me laisse exprimer ma peine, ma colère, et tous les sentiments accablants qui me traversent.

En réalité, ma crise de larmes ne dure que quelques minutes. Je me reprends, essuie mes joues et me racle la gorge.

— Je vous promets que ce n'est pas si grave. On ne s'entend pas, c'est tout.

Les lèvres pincées, elle hoche la tête, puis jette un coup d'œil derrière moi.

— Salut, mec ! s'exclame Mathias, de son enthousiasme habituel.

M'a-t-il vu m'effondrer ? Si c'est le cas, il ne dit rien et s'installe sur la chaise à côté de la mienne, pendant qu'Iseul retire sa main de mon dos. Son absence provoque un pincement près de mon cœur.

— Je dois retourner au travail, dit-elle à son fils. Hana a besoin de réviser pour ses partiels.

La culpabilité m'étreint la gorge lorsque je comprends qu'elle a délaissé son service, ce soir, pour m'accueillir chez elle et demandé à sa fille aînée, étudiante en médecine, de la remplacer pour quelques heures. L'envie de m'excuser sans tarder fuse de mon cerveau jusqu'à ma bouche, mais le regard que me lance Iseul me dissuade de dire quoi que ce soit.

— Soyez sages et ne vous couchez pas trop tard.

Elle embrasse la joue de Mathias et me fait un petit signe de tête en quittant la pièce. Mon soupir emplit tout l'espace ; tout du moins, c'est l'impression que j'ai.

— Finis ton assiette ! m'ordonne presque mon ami et je m'exécute sans broncher, comme une excuse silencieuse.

Une demi-heure plus tard, après un tour dans la salle de bains pour moi tandis que Mathias s'occupait de la vaisselle, nous nous retrouvons dans sa chambre. Mon ami déroule une sorte de futon sur le sol de sa chambre. Me voyant froncer les sourcils, il m'explique :

— Ça s'appelle un yo. Et ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude. Chez mes grands-parents, on dort par terre, c'est la tradition.

Une fois son yo installé, il ramène son ordinateur sur ses genoux. Je m'assois sur son lit confortable d'une personne et caresse la housse de couette orange unie du bout des doigts.

— Tu veux regarder un drama ? Ou un animé ?

Je hausse mes épaules.

— Si on regarde la suite de Golden Bride sans les filles, elles risquent de nous en vouloir.

— Ce serait vraiment dommage, en effet.

Mon roulement d'yeux ne lui échappe pas et lui tire un petit sourire. Sa réaction amicale me donne le courage de lui poser cette question qui me trotte dans la tête depuis quelques semaines :

— C'est quoi ce truc que vous avez avec les dramas ?

Mathias pose son ordinateur à côté de lui et se concentre sur moi. Les sourcils froncés, il semble chercher ses mots avant de me répondre.

— Maïa et moi, on est français, me dit-il sérieusement, mais on a aussi des origines hors de la France métropolitaine. Au collège, les filles ont commencé à s'intéresser à la culture asiatique en général, probablement parce que je suis coréen ; elles ne voulaient pas que je me sente mis de côté alors qu'on commençait un peu à être troublés par toutes ces conneries de puberté. Elles se sont mises à lire des mangas japonais, rigole-t-il, tu devrais voir la bibliothèque de Manon ! Puis elles ont découvert la J-pop, la K-pop et les dramas. C'est un peu devenu notre truc à nous. Quand ça ne va pas ou qu'on sent qu'on s'éloigne, on se retrouve autour d'un drama. Et le plus drôle, c'est que dans ma famille, on regarde Julie Lescaut ! La seule à qui ça fait plaisir que je m'intéresse à la culture de mon pays d'origine, c'est ma grand-mère.

Son sourire tendre dès qu'il évoque l'aînée de sa famille fend sa bouche.

— Mes parents tiennent un restaurant coréen, mais en dehors de ça, on vit plutôt « normalement ».

Il mime des guillemets autour de ce normalement qui ne veut jamais dire grand-chose et m'offre un sourire timide.

— Et toi... Tu... Tu as dit que tu m'expliquerais.

Un nœud se forme autour de mes cordes vocales. Je sais que j'ai dit que je le ferais, mais comment lui avouer que je vis avec des parents qui se porteraient probablement mieux si je n'existais pas. Je n'ai pas demandé à venir au monde, pourtant, j'ai parfois l'impression qu'on me le reproche tous les jours.

— Mon père est revenu, lâché-je dans un souffle.

— Et ce n'est pas une bonne chose ?

L'entièreté de son visage est un livre ouvert et, à cet instant, je peux y lire toute la curiosité bienveillante qui l'anime.

— Non.

— Pourquoi ?

Les coudes sur les cuisses, je me penche en avant et me passe une main fatiguée sur le visage.

— Parce que ce n'est pas quelqu'un de bien et que ma mère l'aime trop.

Ma réponse fuse, plus sèche que je ne l'aurais souhaitée, et sonne comme un point final à notre conversation. Mathias saisit le message, car il hoche la tête avant de reposer son ordinateur sur ses genoux.

— Alors, tu veux regarder quoi ?

Je m'allonge sur le lit qui va être le mien cette nuit et les suivantes, puis cale mon bras sous ma nuque, le regard rivé au plafond.

— Comme tu veux, murmuré-je.

Mathias n'insiste pas. Son choix, qu'il fait plus pour lui que moi, remplit le silence de la pièce, mais n'étouffe pas les pensées qui se bousculent sous mon crâne.

Elle n'a pas demandé.


Hello 🐰

Terminer ce chapitre 15 m'aura pris des mois... Et je n'ai plus de chapitre en avance pour Wattpad. Heureusement que je publie une fois par mois... J'espère que ça me laissera le temps nécessaire pour écrire le chapitre 16. 

Après le chapitre 14, je ne voulais pas vous faire trop attendre avec la suite du chapitre d'Elliot dans le passé, donc voilà, deux chapitres Elliot à la suite ! Pour le moment, ce sont ceux que je préfère écrire. Le chapitre 16 sera du point de vue de Maïa. J'espère qu'elle ne vous a pas trop manqué dans cette partie 🌷

N'hésitez pas à me donner votre ressenti dans la section des commentaires.

On se dit à très vite (croisons les doigts)🐌 


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