Chapitre 12

Elliot

Neuf ans plus tôt

Parfois, je perds espoir
De quitter ce trou noir
Au fond duquel je ne peux voir

Accompagnés de Camille et Justin, nous entrons dans le restaurant des parents de Mathias. Depuis la rentrée, nous repoussons notre travail de groupe, mais Camille, de plus en plus inquiète, a insisté pour qu'on essaie de poser nos idées avant d'entamer les vacances de la Toussaint. J'aurais préféré rentrer chez moi, m'occuper d'Elias et réfléchir au costume que j'aimerais porter à la fête d'Halloween de Quentin.

Ravie de nous accueillir, la maman de Mathias s'agite près de notre table. Entre nous, elle dépose une théière et ses fameux gâteaux. J'en attrape un avec un sourire, puis sors un cahier et un stylo de mon sac. À ma droite, Mathias bâille et se prend une petite tape sur l'arrière du crâne. Je ricane en griffonnant les quelques mots qui ont envahi mon esprit pendant qu'on venait jusqu'ici.

— Bon ! Vous avez réfléchi à ce qu'on pourrait faire ? Des idées de scénario ? Où on pourrait tourner ?

L'assurance dont fait preuve Camille a de quoi surprendre au premier abord. Sa corpulence mince, sa taille minuscule et son regard fuyant lui donne des airs de jeune femme renfermée. Mais il suffit qu'elle ouvre sa bouche pulpeuse pour que vous vous rendiez compte que "timide" est sûrement le dernier qualificatif qui pourrait la représenter.

— Vraiment rien ? s'agace-t-elle en nous jetant à chacun un regard courroucé.

— Bah, et toi, alors ? lui répond Mathias, la bouche pleine de biscuits.

Justin, le véritable timide de notre groupe, lève la main.

— On pourrait faire un truc avec des super-héros.

— On ne va pas faire ça, grimace Camille.

Son voisin, les joues roses, baisse la tête et fait tomber son long rideau de cheveux bruns devant son visage. Mes doigts se resserrent autour de mon stylo et la pointe appuie plus fort sur les lettres que je trace entre les lignes de mon cahier.

— Tout ce qui m'intéresse, moi, c'est de tenir la caméra !

— C'est bien, Mathias, mais tu ne tiendras rien du tout si on ne trouve rien à tourner.

Camille, coudes sur la table, glisse ses mains dans ses ondulations châtains. Si elle avait été plus agréable, peut-être me ferait-elle de la peine.

— On a encore le temps d'y réfléchir, interviens-je. Le prof a dit qu'on avait jusqu'à décembre pour lui présenter notre projet.

Ma tentative pour les rassurer ne se déroule pas comme prévu ; Camille, loin de l'être, s'empare de mon cahier d'un mouvement vif.

— Et on pourrait savoir ce que tu gribouilles depuis tout à l'heure au lieu de nous aider ?

— Rends-moi ça !

Ma place, contre le mur, m'empêche de la poursuivre alors qu'elle quitte la table et part se réfugier dans l'un des coins biscornus de la pièce.

— Je t'avais dit qu'on aurait dû choisir Quentin et Thomas, me dit Mathias quand je tente de le pousser pour aller récupérer mon bien.

Trop lentement, il se décale. Mon sang pulse à mes oreilles. Je n'ose imaginer ce qu'elle est en train de lire. Je ne me relis presque jamais moi-même. Mais je sais que mes écrits sont le reflet de mes pensées troublées. Lorsque tout se fait trop lourd et que je ressens le besoin de libérer mon esprit, je couche mes maux sur le papier.

— C'est personnel !

Mes doigts se crispent autour de mes feuilles barbouillées de mes mots vides de sens.

— Tu en as d'autres ? me demande Camille en rivant son regard bleu au mien.

— Non !

Un sourire fugace étire ses lèvres face à mon mensonge plus que flagrant.

— C'est bon ! J'ai une idée ! s'exclame-t-elle en retournant vers les garçons.

Justin remonte ses lunettes rondes sur son nez, intrigué par la lueur qui brille dans les yeux de notre camarade.

— J'ai une vision, leur dit-elle en mimant une caméra qui s'éloigne de son visage avec ses mains. On va créer une histoire visuelle à partir des poèmes d'Elliot.

— T'écris des poèmes ?

Le visage rond de Mathias se décompose sous la surprise. À croire que je viens de le trahir sur la place publique. Une boule de colère se niche au creux de mon ventre. Pour qui elle se prend ?

— On ne va pas faire ça, grincé-je, comme elle un peu plus tôt.

J'attrape mon sac d'un geste brusque et fourre mon cahier à l'intérieur.

— Pourquoi pas ? Je vois déjà une intrigue se dessiner avec le peu que j'ai lu. Si tu me laisses lire le reste ou si tu en écris de nouveaux, on pourra...

— J'ai dit non ! Je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de me mettre à nu, si tu veux rester sur cette idée, tu n'as qu'à écrire tes propres poèmes.

— Mais tu écris vraiment des poèmes ? me redemande Mathias.

Je grogne et roule des yeux en même temps. La façon dont je ne peux m'empêcher de vomir mes états d'âme sur des morceaux de feuilles aurait dû rester un secret.

— Ce n'est pas aussi simple. Je n'ai rien à écrire ni exprimer, pas comme toi, m'explique Camille. On n'est pas obligés de choisir des trucs trop personnels.

Les poings serrés le long de mes jambes, je secoue la tête. Ma passion pour les mots en rimes ne regarde personne d'autre que moi.

— Vous savez que mon idée est géniale ! s'écrie-t-elle en prenant les garçons à partie.

Le regard myope de Justin papillonne entre Camille et moi. Lorsqu'il décide de s'arrêter sur ma personne après quatre allers-retours, il me fait une grimace d'excuse.

— Tu pourrais peut-être en écrire des nouveaux, juste pour notre projet ?

Sa voix hésitante fait que toute sa phrase ressemble à une énorme question. Une question à laquelle je n'ai pas envie de répondre maintenant. Je ferme mon sac et pousse une nouvelle fois Mathias pour passer.

— Attends ! dit-il, m'obligeant à m'arrêter. On peut en discuter, et je peux t'aider à écrire des poèmes universels, rien qui te concernerait. L'idée de Camille est bonne, El, reconnais-le.

Les lèvres de Mathias s'avancent pour former une moue suppliante et, en un rien de temps, mes épaules s'affaissent sous la défaite.

— Très bien, soufflé-je, mais hors de question qu'on utilise ceux que j'ai écrits dans le cahier que tu m'as arraché des mains, ajouté-je pour Camille.

Elle nous fait tous sursauter en tapant ses mains l'une contre l'autre, puis s'exclame :

— Parfait ! Je vais pouvoir rentrer chez moi. Elliot, dès que tu as quelque chose, tu me l'envoies pour que je travaille sur le storyboard.

Nous la regardons rassembler ses affaires et renfiler sa doudoune prune. Arrivée à ma hauteur, elle décide de s'immobiliser. En penchant la tête en arrière, elle plonge ses yeux dans les miens, puis ses doigts fins et délicats se posent sur mon bras et le serrent à peine une seconde.

— Merci pour ta coopération, sourit-elle comme le ferait le chat de Cheshire, avec trop de dents et pas assez de sincérité.

Je me retiens de l'insulter et me contente de l'observer sortir du restaurant d'un œil assassin. C'est décourageant de se dire qu'avec ce genre de comportement, c'est sûrement elle qui ira le plus loin dans la vie.

Justin ne tarde pas à la suivre et Mathias et moi nous retrouvons en tête à tête. Je me passe une main sur le visage en me laissant tomber sur la chaise qu'occupait Camille un peu plus tôt. Dans la cuisine, les parents de mon ami s'activent pour le service du soir. Des effluves des préparations envahissent la salle petit à petit, allant jusqu'à faire gargouiller mon ventre affamé.

— Tu as faim ?

Je rouvre mes yeux et m'apprête à acquiescer lorsque mon téléphone vibre au fond de la poche de mon manteau. Je l'en sors et soupire avant de répondre à ma mère.

— Mon chéri ? Tu es où ? Tu rentres bientôt ? Tu as oublié que je sortais ce soir et que tu devais garder les garçons ?

Les muscles de ma mâchoire se tendent. Elle doit me confondre avec elle-même, là.

— Non, je n'ai pas oublié. Mais je t'ai dit que j'avais un projet de groupe. Je serai là pour 19 heures, comme prévu.

Ma mère glousse comme une adolescente à m'en faire grincer des dents. Ces derniers temps, son insouciance a le don de me taper sur le système. J'ai quinze ans, elle en a trente-cinq, c'est moi qui devrais demander à sortir le soir, moi qui devrais être excité à l'idée de passer la soirée avec mes amis. Mon poing se serre sur mon genou gauche. Je devrais être celui qui jubile.

— Très bien ! À tout à l'heure alors !

Je ne réponds pas et raccroche. Face à moi, Mathias m'observe en se rongeant les ongles.

— Ça va ? Tu as toujours faim ?

La question me paraît tellement déplacée après mon appel que je marmonne juste :

— Je dois rentrer.

— Quoi ? Déjà ? Tu ne veux pas rester manger ?

Le poids dans ma poitrine, autour de mon cœur, sur mes épaules, se fait plus lourd.

— Je peux pas. C'était ma mère. Je dois rentrer pour garder mes frères. Elle sort ce soir.

Mathias suit mon mouvement et se lève à son tour. Une ampoule doit s'allumer dans son esprit, car son sourire s'élargit au ralenti.

— Je peux venir ?

Mon hésitation doit être perceptible parce qu'il ajoute très vite :

— Je veux pas m'imposer ! C'est juste que ça pourrait être sympa. J'ai jamais fait de babysitting et on pourrait commencer à réfléchir à des poèmes.

Ma main se resserre autour de l'anse de mon sac. C'est une mauvaise idée, je le sais, pourtant j'envisage d'accepter. Avoir quatre enfants à surveiller – oui, je range Mathias dans cette catégorie – ne devrait pas m'enchanter, mais je n'ai pas envie de passer ma soirée seul. Avec Émilien qui sera trop occupé à lire ; Elias à m'ignorer ; Enzo à chouiner.

— Il faut que je rappelle ma mère, pour lui demander.

— Trop bien ! Je vais aller demander aussi.

Mathias court vers la cuisine avec un sourire qui ferait pâlir le plus heureux des hommes. De mon côté, parce que je n'ai pas la force de la rappeler, j'envoie un SMS à ma mère, persuadé qu'elle le lira en quelques secondes. Elle doit probablement être en train de m'attendre derrière la porte de notre maison. Et, effectivement, sa réponse ne se fait pas attendre. Mon poing se contracte autour de mon téléphone à sa lecture, s'y accroche par peur de l'envoyer contre un mur ; je n'aurais pas les moyens de m'en acheter un autre.

🗨Maman
Très bien, mais ne traîne pas !

Lorsque Mathias revient, accompagné de sa mère qui enfile un manteau et enroule une écharpe autour de son cou, je trépigne entre les tables. De manière étouffée, ses mots me parviennent aux oreilles. Mon cœur bat trop fort pour que je saisisse tout ce qu'il me dit, mais je comprends qu'on doit passer par chez lui afin qu'il récupère quelques affaires et que sa mère va nous y conduire avant le début du service.

Au pas de course, nous nous mettons en route. Sur le chemin de leur appartement situé à Mont-Saint-Aignan, je ne peux m'empêcher de regarder l'heure à plusieurs reprises, me demandant si ma mère va patienter ou laisser les garçons à la charge d'Émilien. Mon jeune frère est certes mature pour son âge, mais il s'agace vite. Ce qu'il aime, lui, c'est la solitude, se perdre dans ses romans et les univers qu'il crée le soir avant de s'endormir.

Chez eux, Mathias et sa mère discutent à toute vitesse en coréen pendant que je poireaute dans leur entrée débordant de paires de chaussures.

Je passe une main nerveuse parmi mes mèches déjà ébouriffées quand mon ami apparaît enfin en traînant derrière lui une valise noire, comme s'il allait rester minimum quinze jours chez nous.

— Tu comptes emménager ?

— Je ne sais pas voyager léger.

— Tu découches une nuit, de l'autre côté de la rive, ce n'est pas ce que j'appellerais un voyage.

Mathias roule des yeux face à mon cynisme.

— Peu importe, je suis prêt !

Sa mère confirme ses propos en nous rejoignant dans l'entrée avec un sac plein de nourriture à emporter. Avant que je ne puisse refuser, elle me le fourre dans les bras.

— Du Japchae, pour toi et tes frères.

— Et moi, ajoute mon ami en se pointant du doigt.

— Allez ! En route les garçons, ou bien vous allez être en retard.

La mère de Mathias nous pousse vers la sortie en faisant des recommandations de bonnes conduites à son fils, et ne s'arrête que lorsqu'elle nous dépose en centre-ville. Après nous avoir serrés dans ses bras, elle remonte en voiture pour retourner au restaurant. Quant à nous, nous prenons la direction du métro. Le temps que dure notre « voyage » d'à peine 5km, Mathias serre sa valise contre lui. Son sourire, semblable à celui du Joker, effraie nombre des passagers qui osent s'asseoir face à nous.

Ce serait mentir de dire que je ne ressens pas une certaine appréhension à l'idée de faire entrer Mathias chez nous. Notre maison est loin des standards auxquels il est habitué. Il m'a suffi de voir son entrée pour le comprendre. Sa famille a beau ne pas être aussi aisée que celle de Maïa, il n'a jamais eu à marcher avec une paire de chaussures bien trop petite pour ses pieds.

La nuit est tombée depuis plusieurs heures quand nous pénétrons dans ma rue plongée dans le noir. Certains des lampadaires sont tombés en panne en début de semaine et n'ont toujours pas été réparés. Derrière nous, le bruit que fait la valise de Mathias en roulant paraît assourdissant. La nuit à ce pouvoir de décupler les sons, les sens et la peur.

— Il fait vachement noir dis donc, murmure Mathias près de mon oreille.

— T'inquiète, on est arrivés, le rassuré-je en poussant le portillon de notre minuscule cour.

Derrière le voilage de la fenêtre, j'aperçois la silhouette de ma mère se déplacer. Deux secondes plus tard, elle nous ouvre la porte. Son visage est souriant, mais je la connais assez pour reconnaître la pointe d'agacement qui danse au fond de son regard. Il est 19 h 15. Il lui est arrivé d'être bien plus en retard que ça.

— Dépêchez-vous d'entrer ! Il fait froid. Bonsoir ! Tu dois être...

— Mathias, marmonné-je en la voyant lutter avec sa mémoire.

— Oui, c'est ça, Mathias, rit-elle. Je suis très mauvaise avec les prénoms.

— Enchanté, madame.

Les joues de ma mère se teintent de roses. En gloussant, sans raison, elle enfile un manteau pour couvrir sa robe courte et décolletée. À l'image de ses précédentes grossesses, elle a rapidement perdu les quelques kilos en trop qu'elle avait pris. Après six mois, seul son ventre un peu rebondi, qu'elle s'est appliquée à dissimuler grâce à un vêtement noir, persiste.

Elle fait passer ses cheveux lissés par-dessus le col de son manteau, puis se baisse afin d'attraper son sac à main.

— Bon, soyez sages. Je compte rentrer tard.

Elle ne me serre pas dans ses bras comme l'a fait la mère de Mathias un peu plus tôt et pivote sur ses talons hauts.

— Attends ! m'exclamé-je avant qu'elle ne franchisse le pas de la porte et disparaisse dans la nuit, si bien apprêtée. Enzo a mangé ?

Mon plus jeune frère, assis sur sa chaise haute, agite sa cuillère dans tous les sens en baragouinant des choses incompréhensibles.

Elle se retourne à peine et, en jetant un coup d'œil derrière elle, me lance :

— Comme tu n'arrivais pas, je m'en suis chargée. Tu peux lui donner son yaourt et le mettre au lit.

La sécheresse de son ton me déclenche un frisson le long de l'échine. La main moite, je ferme la porte sur son dos droit.

— Alors, où est-ce que je peux mettre mes affaires ?

La voix de Mathias, à quelques centimètres de mon oreille, me ferait presque sursauter. Les réactions de ma mère m'ont tant déconcerté que j'en avais oublié sa présence. La dernière fois qu'elle a agi de cette façon, elle est revenue à la maison enceinte d'Elias. La bile me remonte dans la gorge. Nous ne pouvons pas accueillir un autre enfant entre ces murs déjà trop étroits.

La cuillère qu'Enzo tape contre le plateau de sa chaise me sort du tourbillon de pensées qui était en train de me submerger. Je redresse les épaules et fais face à mon ami.

— Tu peux les mettre dans ma chambre. Émilien, on revient dans quelques minutes, d'accord ?

Installé sur le canapé, les yeux fixés sur la télévision, Émilien, à la manière des plongeurs, me fait le signe OK avec sa main.

Mathias et moi grimpons à l'étage en enjambant les marches deux par deux. Très vite, je lui montre la salle de bains, puis le conduis dans la chambre que nous partageons avec Émilien.

— On a un matelas en plus, caché sous le lit. Je t'apporterai des draps plus tard.

Sans oser le regarder, je ramasse les quelques affaires que mon frère et moi avons laissé traîner.

— On n'invite jamais personne, essayé-je de me justifier du bazar, me rendant compte trop tard que l'avouer est encore pire.

Mon cœur semble battre fort à mes tympans lorsque je me redresse, les bras chargés de livres et de vêtements. Mais Mathias ne paraît pas remarquer mon malaise. Tout sourire, il parcourt la pièce du regard et abandonne enfin sa valise près du bureau.

— Si tu me dis où sont les draps, je peux faire mon lit pendant que tu redescends. Je vous rejoindrai quand j'aurai terminé.

Je dépose les livres d'Émilien dans notre vieille bibliothèque encombrée et mets le linge dans la bannette en osier posée devant la porte de notre chambre.

— Ils sont dans l'armoire, sur l'étagère du haut. Il y a un plaid épais, mais je ne crois pas qu'on ait d'oreiller.

Une main dans la poche et l'autre sur la nuque, je baisse la tête. Nous n'avons pas un canapé convertible confortable comme celui de Maïa ici. C'est déjà une chance que l'un de nous n'ait pas à dormir à même le sol.

— T'inquiète, j'ai apporté le mien ! Je t'ai dit, je n'aime pas voyager léger.

Un petit rire m'échappe. Sacré voyage dans lequel nous nous sommes embarqués.

— Allez, descends ! Je vous rejoins.

Je ne me fais pas prier et prends la direction de l'escalier. En bas, personne n'a bougé. Émilien regarde toujours la télévision pendant qu'Elias fait du coloriage sur la table de salon et qu'Enzo agite et tape sa cuillère comme si son plateau était une batterie. Je récupère le sac de nourriture que la mère de Mathias nous a donné et commence à le déballer sur la table à manger ; découvrant au fur et à mesure qu'il contient bien plus que du Japchae.

— C'est quoi tout ça ? me demande Émilien.

— Le repas de ce soir.

Je regarde l'heure sur l'horloge accrochée au-dessus de la télé. Elias ne va pas tarder à vouloir se coucher. Il doit manger avant.

— OK, mais c'est quoi au juste ?

Mathias, qui vient de réapparaître, s'arrête derrière le canapé pour gronder d'une voix d'outre-tombe :

— La meilleure nourriture du monde.

Mon frère sursaute contre les coussins et se retourne.

— Salut ! Moi, c'est Mathias.

— Émilien.

Mathias répond à sa grimace avec un sourire. Les mains cachées derrière le dos, il contourne ensuite le canapé.

— Et tu dois être Elias.

Mon petit frère baisse un peu plus la tête et tente de cacher son dessin avec son bras. Je sais qu'il s'applique à colorier sans ne dépasser aucune ligne.

— J'ai apporté un truc pour toi.

Intrigué, j'abandonne les tupperwares et m'approche d'Elias. La pochette-cadeau avec des tortues imprimées dessus que lui tend Mathias font briller les yeux de mon petit frère qui se tourne vers moi pour avoir mon approbation. Avec un sourire rassurant, je hoche la tête. Soucieux de ne rien déchirer, ses petits doigts passent plusieurs minutes à ouvrir le paquet qu'il va très certainement vouloir garder. Puis, sous nos regards curieux à Émilien et moi, Elias sort un porte-clefs peluche du sac. Un sourire étire alors ses lèvres et plisse ses yeux d'une pure joie enfantine.

— Lulu ! s'exclame-t-il en secouant la tortue.

— Elias ? dis-je avec un signe de tête en direction de Mathias.

Sans le regarder, Elias, qui comprend où je veux en venir, remercie mon ami.

— Tu n'étais pas obligé.

Mathias, fier comme un coq, hausse ses épaules.

— À la base, c'était pour... tu sais, chuchote-t-il, noël. Mais quand tu m'as invité, je me suis dit qu'il fallait que j'arrive à me mettre au moins un de tes frères dans la poche.

Je ne lui fais pas remarquer qu'il s'est invité tout seul et secoue la tête. Derrière lui, Émilien a les yeux écarquillés. Je lui ai parlé de Mathias et de ses excentricités, mais le voir en vrai reste surprenant pour les non-initiés.

— Et c'est quoi tout ça ? Je croyais que ce n'était que du Japchae.

— Hmm, alors, il y a du riz, évidemment, du Bulgogi, du Japchae et du kimchi. Le kimchi, c'est juste pour nous. On voudrait pas que les gosses chient du feu pendant la nuit.

Je manque de m'étouffer avec ma propre salive alors que mon corps hésite entre s'offusquer et rire.

— Où est la cuisine ? Je vais m'occuper de réchauffer tout ça !

Avec les plats entre les mains, Mathias se dirige vers la pièce que je pointe du doigt.

— Hey, petit gars, interpellé-je Enzo, ça te dit d'arrêter avec ta cuillère ?

Ma demande, pourtant raisonnable, le déchaîne encore plus. Je soupire en m'asseyant devant lui. Le yaourt dont me parlait ma mère, posé sur la table, me fait grincer des dents. Il n'aime pas la rhubarbe ; elle devrait le savoir. Frustré, je me lève afin d'aller l'échanger contre l'une de ses compotes préférées à la banane.

Dans la cuisine, debout devant la gazinière, Mathias marmonne. Je comprends assez vite qu'il ne sait pas comment l'utiliser et interviens.

— Et si tu donnais sa compote à Enzo pendant que je m'occupe de ça ?

Il acquiesce plus vite que son ombre. Mais avant de disparaître dans l'autre pièce, il se retourne, l'index de la main droite en l'air.

— Quelle compote ?

Je rigole en lui indiquant le réfrigérateur. Recevoir un peu d'aide ce soir n'est pas si mal tout compte fait. Tout seul, j'aurais dû jongler entre la préparation du repas, nourrir Enzo, surveiller Elias du coin de l'œil pour qu'il ne se sente pas épié...

Les épaules basses, je verse les plats préparés par la mère de Mathias dans les poêles et les casseroles alignées sur le plan de travail.

— Tchou-tchou, hurle mon ami, le petit train arrive !

Le rire adorable d'Enzo me parvient aux oreilles et recolore en un instant la noirceur qui s'est emparée de moi durant la journée.

— Dis, il est pas un peu débile ton pote ?

Émilien, bras croisés, s'arrête à côté de moi. De son expression chiffonnée, maintenant habituelle, il m'observe remuer notre repas pour qu'il ne colle pas au fond des casseroles.

— Si pour toi, être soi-même, c'est être stupide, il va falloir qu'on discute.

Il roule des yeux avec insolence et me dit :

— C'est bon, je disais ça comme ça. Je vais mettre la table.

Je le regarde s'exécuter en secouant la tête. Il semblerait, depuis quelque temps, que son entrée au collège ait également déclenché sa crise d'adolescence. Je n'espère qu'une chose désormais, c'est que celle-ci ne dépasse pas le stade de l'impertinence.

Lorsque je reviens dans le séjour, Enzo a terminé sa compote et Mathias continue d'essayer de le faire rire. Avec un petit sourire en coin et sous le regard inquisiteur d'Elias, je remplis son assiette en faisant attention à ce que les portions des différents plats soient bien séparées et ne se touchent pas. Si, par malheur, son riz effleurait les morceaux de bœuf, il pourrait refuser d'avaler quoi que ce soit jusqu'au lendemain.

— Je peux goûter le Kimchi ? demande Émilien, les épaules droites.

— C'est très épicé, le prévient Mathias en prenant un peu de chaque plat.

Je m'installe entre mes deux plus jeunes frères et, à mon tour, me sers. À ma droite, Elias renifle les aliments perchés sur sa fourchette avant d'ouvrir la bouche pour les goûter. Je ne sais pas qui voudrait l'empoisonner ici, mais, en tout cas, il ne prend jamais de risque.

Rassuré de le voir enchaîner les bouchées, je commence à avaler les miennes. Bientôt, la nourriture coréenne n'aura plus de secret pour moi, tantôt très sucrée, tantôt épicée, elle aime jouer avec les saveurs pour titiller vos papilles. Émilien, les joues rouges, et grimaçant, est en train d'en faire la douloureuse découverte.

— Je t'avais dit d'y aller doucement, le charrie Mathias.

Ce dernier, habitué, dépose du Kimchi sur sa cuillère de riz.

— Tu veux du pain ou du lait ? demandé-je à mon frère occupé à refréner une toux piquante.

Déterminé à jouer les grands, il secoue la tête et engouffre du riz dans son gosier probablement à vif. Mathias et moi rions face à ce spectacle. Mais ma joie est de courte durée. Elias, qui a terminé son assiette, se lève et prend la direction de l'étage.

— Qu'est-ce qu'il fait ? s'enquiert mon ami, un sourire amusé toujours suspendu à ses lèvres.

Je soupire et me redresse. Laissant là les restes de mon repas, j'attrape Enzo sous les aisselles et le soulève de sa chaise.

— C'est l'heure, marmonné-je en prenant la suite d'Elias.

Derrière moi, j'entends Émilien lui expliquer que le rituel de notre frère vient de débuter.

Dans la salle de bains, Elias grimpe sur son marchepied pour se brosser les dents. À côté de lui, j'installe Enzo sur la table à langer. Le temps que je lui change sa couche et lui enfile son pyjama, celui qui règle nos soirées comme du papier à musique est parti m'attendre dans sa chambre. Lorsque je le rejoins, après avoir couché Enzo qui, heureusement, n'a pas pleuré, il est assis au bord de son matelas, la tortue que lui a offerte Mathias serrée entre ses doigts. Cette image me tire un sourire, adouci le cérémonial pesant qui s'ensuit.

Une fois libéré, je redescends avec le babyphone. L'appétit coupé, j'aide les garçons à débarrasser la table avant de m'échouer sur le canapé. Le reste de la soirée, Mathias ne cherche pas à me parler de mes poèmes et se contente de critiquer chaque scène du film choisi par Émilien – un truc barbant à souhait, à vous donner sommeil, que même les commentaires de Mathias n'arrivent pas à rendre intéressant. Mes bâillements répétitifs jusqu'à la dernière seconde du générique me conduisent à mon lit plus rapidement qu'espéré. Ensuite, la présence de Mathias ne nous pousse pas à rester éveillés jusqu'au bout de la nuit ; à minuit nous éteignons les lumières de la chambre, excepté la veilleuse branchée à la prise sous le bureau. La peur du noir est une constante chez les frères Nolan ; pour le moment, seul Enzo y a réchappé. Je suppose que cette manie qu'avait notre père de nous enfermer à la cave pour nous punir ou s'amuser a laissé quelques traces et traumas.

— Elliot ! J'arrive pas à dormir ! se plaint Émilien dans le lit sous le mien.

Les ronflements de Mathias ne se sont pas fait attendre ; à peine endormi, ils ont résonné dans la pièce. Sous mon oreiller, je déniche mon lecteur MP3, puis me penche pour le filer à mon frère.

— Mets un peu de musique, ça atténuera les bruits parasites.

Je rebascule sur le dos, les poings appuyés sur les yeux.

Moi, les bruits ne me gênent pas. La nuit, le silence peut être accablant. Et je sais déjà qu'il va le devenir, car je ne vais faire que somnoler jusqu'au petit matin. La respiration paisible d'Émilien a beau me rassurer, ce n'est pas d'elle dont j'ai besoin ; entendre les pas de ma mère fouler le parquet grinçant, c'est ça qui m'importe.

Je roule sur le flanc pour fixer mon regard sur l'interstice que je devine entre la porte et le sol et, dans un soupir, je me laisse écraser par l'absence de bruit. Un rai de lumière est désormais le seul capable d'illuminer le tunnel sombre dans lequel se sont perdues mes pensées.

Hello 🐰

Comment allez-vous en ce vendredi 12 ? 
De mon côté, ça va. J'ai corrigé ce chapitre en 1h la nuit dernière donc il est fort possible qu'il reste des fautes. Je sais également qu'il y a quelques répétitions d'actions sur lesquelles je reviendrai lors de la réécriture.
Je n'ai toujours pas réussi à reprendre l'écriture, mais il nous reste encore 3 chapitres avant d'être confronté au problème de publication... d'ici là, j'espère avoir réussi à reprendre un rythme...

Que pensez-vous de la vie d'Elliot à la maison ? De ses 3 jeunes frères ? 

J'avoue que j'aime beaucoup écrire les chapitres du passé avec Elliot. Actuellement, c'est un peu mon chouchou avec Clochette lol

N'hésitez pas à me suivre ici ou sur Instagram et à me dire si vous appréciez cette histoire.

On se dit à bientôt ! 🐌

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