Chapitre 10

Elliot

Neuf ans plus tôt

Je suis en train d'écrire quelques bouts de phrases dans un coin de mon cahier de mathématiques lorsque la sonnerie retentit dans les couloirs. Mathias, comme à son habitude, n'écoute pas la professeure nous dicter nos devoirs et me donne un coup de coude en rangeant ses affaires. Je note les exercices dans mon agenda pour nous deux, car il ne manquera pas de m'envoyer un message paniqué dans la soirée, avant de me lever à mon tour.

— Elliot ?

Je me tourne vers le bureau encombré alors que je m'apprêtais à passer la porte.

— Tu peux rester un moment ?

Après avoir fait signe à Mathias de ne pas m'attendre, je me dirige vers Mme Hagne. Un demi-sourire aux lèvres, elle attend que la salle soit vide pour se concentrer sur moi. Ma gorge se serre sans même qu'elle n'ait besoin d'ouvrir la bouche. Vendredi dernier, j'ai encore manqué son cours. Elle n'a rien dit les trois premières fois, mais je suppose que la quatrième a été de trop.

— Tu m'as l'air d'être un jeune homme sérieux, Elliot. Tu es calme, tu as de bonnes notes et tu rends tous tes devoirs à temps d'après mes collègues.

Elle croise les bras sur sa tunique colorée et laisse un court silence s'installer.

— Aurais-tu un impératif qui t'empêche d'assister à mon cours le vendredi ?

Ma main se resserre autour de l'anse de mon sac à dos. Les yeux baissés, je marmonne :

— Non, pas vraiment.

Je déglutis, soupire, et ajoute :

— Pas tout le temps.

Ses sourcils fins, redessinés au crayon noir, se froncent sur son front large.

— J'ai trois petits frères... Ma... ma mère s'occupe de nous toute seule. Parfois, elle a besoin de mon aide.

— Je vois...

— Elle fait de son mieux, la coupé-je. Et je ne peux pas vous promettre que ça ne se reproduira pas.

L'année passée, lorsque j'ai décidé d'obtenir une dérogation pour Corneille, j'avais bon espoir de devenir un adolescent comme les autres ... En fuyant de l'autre côté de la rive, en idéalisant quelques kilomètres, je souhaitais me libérer des contraintes qu'un garçon de quinze ans ne devrait pas avoir à porter sur ses frêles épaules. Je ne voulais plus être un filet de sécurité ; je voulais que ma mère reprenne son rôle. Et elle l'a fait. Elle a sorti la tête de l'eau, fait des efforts, elle a même négocié ses horaires avec son connard de patron pour être disponible pour nous. Donc, si je dois aller récupérer Elias en urgence à l'école, je n'hésiterai pas à le faire. Rater un cours de temps en temps, ce n'est rien... Mme Hagne l'a dit elle-même, j'ai de bonnes notes, je ne suis pas en difficulté... Je suis l'élève parfait – celui que j'ai toujours fait en sorte d'être pour obtenir des passe-droits.

— Moi aussi, je viens d'une famille nombreuse. Je devais souvent aider mes parents à la maison, sourit-elle. C'est tout à ton honneur d'être un bon grand frère, Elliot, mais tu dois également penser à ton avenir. Je peux accepter que tu manques un de mes cours occasionnellement, si tu fais en sorte de rester à niveau. L'année ne fait que commencer, le programme va s'intensifier, m'avertit-elle. Viens me voir si jamais tu sens que tu perds pied.

Je ne perds pas pied. Jamais. Je ne peux pas me le permettre.

La tête basse, je quitte la salle et retrouve Mathias, qui a finalement décidé de m'attendre.

— C'est à cause du vendredi ? me demande-t-il.

J'acquiesce en fourrant mes poings dans les poches de mon manteau.

— D'ailleurs, pourquoi tu pars plus tôt ce jour-là ?

Son regard innocent croise le mien et ses joues rondes se teintent de rose.

— T'es pas obligé de me le dire si t'as pas envie, hein, t'inquiète !

Tandis qu'on avance dans les couloirs silencieux, déserté par les élèves, je pose le pour et le contre. Mathias et moi sommes amis depuis plusieurs semaines maintenant. De son côté, il s'est confié à moi, m'a parlé de sa famille, de ses rêves, de son envie de visiter la Corée du Sud lorsqu'il aura atteint la majorité, et même de ses soucis de transit. Quant à moi, je ne lui ai pas dit grand-chose. Ma vie, j'ai appris à la garder pour moi. Mais je sais qu'une amitié ne peut pas être viable si elle ne s'exerce qu'à sens unique, alors, pour une fois, je décide de lui ouvrir un interstice sur mon monde.

— Mon petit frère, Elias, a commencé l'école l'année dernière et il rencontre quelques difficultés avec le système... surtout la sieste. Ma mère travaille le matin, sauf le vendredi.

— Oh je vois ! Ton père ne...

— Il est parti, l'interromps-je.

En espérant que ce soit pour de bon, cette fois.

— Je vois, je vois, répète-t-il. Et c'est quoi le problème avec la sieste ? Moi, j'adore siester !

Mon ricanement me dénoue la gorge alors que nous traversons la cour intérieure jusqu'à la sortie.

— Il déteste dormir ailleurs que chez nous, dans son lit, là où se trouvent toutes ses affaires, et il... il a des rituels.

Le visage de mon ami est sérieux lorsqu'il ouvre la bouche pour me répondre :

— Quand j'étais petit, ma mère devait me chanter la même chanson tous les soirs pour m'endormir. C'est quoi son truc à Elias ?

Je baisse les yeux sur mes chaussures et frotte ma nuque froide avec ma main. Les soirées répétitives que nous fait vivre mon petit frère depuis qu'il est en âge de marcher et de se faire comprendre défilent sur mes rétines.

— Depuis peu, il sait lire l'heure sur les horloges numériques. On doit le coucher à 20 h 20 précisément. Sa taie d'oreiller, sa housse de couette, son drap, son pyjama, tout doit être vert – c'est sa couleur préférée. Tu te doutes bien qu'à l'école, ils s'en foutent un peu de ça. Ils ont plein d'enfants à s'occuper et pas les moyens d'acheter une parure de lit rien que pour lui. On a fourni le nécessaire, mais ça ne suffit pas toujours...

Je passe ma langue sur mes lèvres sèches à cause du vent froid de cette fin octobre, puis reprends :

— Je dois le border, au point où il ne peut plus vraiment bouger, puis allumer sa veilleuse tortue – dans cet ordre. Il adore les tortues. D'ailleurs, chaque soir, je dois lui lire Lulu la Tortue* avant qu'il n'accepte de fermer les yeux.

Moi-même, je clos mes paupières quelques secondes sans me soucier des obstacles qui pourraient se présenter sur ma route tandis qu'on avance au hasard des rues de Rouen.

— Il a l'air assez... spécifique ?

Mon soupir diffuse une buée devant mon visage. Si seulement il n'était singulier qu'avec son rituel du coucher. Elias est différent des enfants de son âge, des autres en général. Il n'aime pas être contredit, contrarié, touché – il ne demande pas les bras comme Enzo ; il ne l'a jamais fait. Il parle peu et préfère jouer seul. Son comportement, comme le soulignent sa maîtresse et l'équipe pédagogique de son école, est atypique. Une donnée que ma mère refuse d'admettre. D'après elle, moi aussi, j'étais étrange à son âge et ça ne m'a pas empêché de grandir normalement – quoi que cela puisse vouloir dire.

— Ouais, murmuré-je pour toute réponse, en ayant le sentiment d'en avoir trop dévoilé.

Notre balade dans les rues n'était pas si hasardeuse que ça puisque nous nous arrêtons devant le restaurant des parents de Mathias. Mon ami m'attrape le bras, puis m'entraîne à l'intérieur. La pièce, éclairée par des petites lampes disposées sur les huit tables de quatre personnes, est biscornue, faite d'angles géométriques que Mme Hagne adorerait étudier. Ce genre de lieux, perdus dans les recoins des rues, à peine visibles si on n'y prête pas attention, font les trésors des villes comme la nôtre. Depuis ma rencontre avec Mathias, cet endroit est devenu l'un de mes préférés. L'ambiance y est chaleureuse malgré sa décoration un peu datée. Une ambiance qu'on doit à ses propriétaires.

Tout sourire, la mère de Mathias sort de la cuisine, si petite que je me demande encore comment ils arrivent à y cuisiner les plats incroyables qu'ils servent à leurs clients. Iseul non plus n'est pas très grande. Son visage rond est encadré par un carré élégant. Ses yeux, presque aussi noirs que ses cheveux, sont rieurs. Chaque ridule de son visage exprime le bonheur qu'elle a de voir son fils rentrer du lycée.

— Asseyez-vous tous les deux ! nous ordonne-t-elle avec un très léger accent.

Nous avons à peine le temps de retirer nos manteaux et de nous exécuter qu'elle revient vers nous avec des gâteaux en tout genre et une théière. Désormais habitué, je pioche mes préférés – des petits biscuits épicés en forme de fleur dont j'ai oublié le nom.

— Vous avez appris quoi aujourd'hui ?

Mathias, les joues pleines, écarquille les yeux. Sa déglutition lui tire une grimace.

Eomma**, la question est trop large ! On apprend plein de trucs en une journée.

— Je suis contente de le savoir.

Elle ébouriffe les cheveux de son fils en me faisant un clin d'œil. Agacé, Mathias gesticule pour s'éloigner de sa main. Une étincelle d'envie s'allume dans ma poitrine.

Ma mère aussi se montre affectueuse, parfois.
Elle s'intéresse à moi, parfois.
Elle me taquine, parfois.
Elle m'aime comme ça...
Parfois.

🌸🌸🌸

Il est 20 h 25 lorsque je finis de border Elias à sa convenance. Enroulé comme un burrito, mon petit frère, satisfait, attend que je lui lise son histoire. Ses grands yeux suivent chacun de mes mouvements tandis que je me lève afin d'allumer sa veilleuse et de récupérer le livre tant adoré sur l'étagère fixée au mur que j'ai dû peindre en vert en juillet.

— Ça a été l'école ?

Ma question, pourtant basique, le fait s'agiter.

— Lulu, me répond-il.

— Tu as bien voulu faire la sieste ? ressayé-je en m'asseyant au bord de son matelas.

Il gémit et bouge un peu plus sous sa couverture.

— Lulu, répète-t-il.

Car je sais que ce n'est pas une bonne idée de le contrarier, au risque de devoir essuyer une crise et recommencer le rituel du coucher, j'ouvre son livre. Les premiers mots échappés, Elias s'apaise. Immobile, il m'écoute lui conter cette histoire que lui et moi connaissons par cœur dans un calme quasi religieux.

Je finis à peine ma lecture que mon frère abaisse ses paupières. Je retiens un soupir et presse ses pieds par-dessus la couverture. Un geste qui, étrangement, ne semble pas le perturber. Les limites qu'il nous fixe sont parfois difficiles à comprendre.

La moquette d'un vert moche absorbe le bruit de mes pas jusqu'au couloir. Je laisse la porte entrouverte, puis descends l'escalier étroit, bien plus bruyant. Dans le séjour, ma mère fixe la télévision d'un regard vide pendant qu'Émilien tourne les pages d'un roman fantasy et qu'Enzo dort sur le ventre dans son lit parapluie. Même si je devrais attraper mon sac et remonter à l'étage faire mes devoirs, je décide de m'asseoir avec ma famille sur le canapé. Mon poids qui affaisse un peu plus l'assise ranime ma mère. Elle tapote mon genou avant de recroiser les bras sous sa poitrine. Ma gorge se serre.

— Elias a bien voulu dormir, à l'école, cet après-midi ?

Son corps, à côté du mien, se tend comme un arc et répond à ma question.

— Peut-être qu'il aurait besoin...

— Ton frère va bien m'interrompt-elle. Même avec son léger problème, il ne prend pas de retard. Bientôt, il entrera au CP et on n'aura plus à s'inquiéter des siestes.

Mes mains se serrent en deux poings.

— Je n'ai pas dit qu'il allait mal, mais peut-être qu'il aurait besoin d'un accompagnement ou d'un suivi particulier. Sa maîtresse...

— Ça suffit, Elliot ! Que je sache, c'est moi sa mère ! C'est moi qui décide ce qui est bon pour mes fils !

Notre mère-modèle s'est levée au milieu de sa tirade, pour donner de la force à ses propos qui, malgré tout, me paraissent bien faiblards. Ses yeux humides se plongent dans les miens. Les ongles enfoncés dans les paumes, je garde le silence. Car elle a raison, moi, en tant que grand frère mineur, je suis impuissant face à une mère qui se voile la face.

— Je monte me coucher. Je suis épuisée.

Son regard quitte le mien et elle s'éloigne. Au moment où elle pose le pied sur la première marche de l'escalier, ses épaules ploient sous le poids des mensonges qu'elle se force à avaler.

Émilien, les mains crispées sur son livre, secoue la tête.

Le déni est puissant dans notre famille. Elias va bien. Maman va bien. Tout va bien, même quand il est évident que ce n'est pas le cas.

Hello 💫

Comment allez-vous ? Moi, ça va, la routine🐰
Je viens de faire les deux litières de ma lapine pourrie gâtée, qui m'a remerciée en renversant tout ; j'apprends le coréen ; j'écoute toujours Taylor Swift - 14 Grammys, un nouvel album très bientôt !

Et vous avez remarqué ??? Je garde le rythme ! On est déjà au dixième chapitre de cette histoire ! Honnêtement, je ne sais pas combien il y en aura au final, mais je prends mon temps pour les écrire.

Sinon, que pensez-vous de la vie privée d'Elliot ?
De son petit frère, Elias ?
De son amitié avec Mathias ?

Pas de Maïa dans ce chapitre, mais on la retrouve dans le prochain avec une scène que j'ai adoré écrire 🤭

Du coup, on se dit à très vite 🐌

*Lulu la tortue d'Antoon Krings
**Se prononce « oh-ma », translittération en français du mot coréen maman « ».

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