Chapitre 28 - Signer un pacte avec le diable
Assise confortablement dans un fauteuil, les jambes croisées, les bras le long des accoudoirs, je ne peux m'empêcher de regarder mon futur nouveau patron avec un petit air de satisfaction tandis que ce dernier est d'un calme exemplaire.
— Voilà le contrat. Il ne vous reste plus qu'à signer. Un stylo, peut-être ?
— J'ai le mien. Spécial grande occasion.
Pour la première fois, je suis face à Monsieur Joyeau. Pas Olivier. Ni même ce semblant d'homme qui me sert de voisin. C'est bel et bien un véritable manager.
Il n'y a aucune pique qui fuse, aucune vanne digne des cours de récré qui s'échappe, rien. Un silence absolu règne en maître tandis que j'examine les clauses de mon nouveau contrat d'un œil attentif.
— Je peux vous poser une question ?
— Allez-y. Je suis ouvert.
— Pourquoi moi ? Je veux dire, vous auriez pu avoir n'importe qui alors pourquoi m'avoir demandé de travailler pour vous ?
— Vous vous souvenez de notre première rencontre dans un cadre « professionnel » ?
Comment l'oublier ? J'ai désespérément tenté une main-d'œuvre des plus inutiles pour que Monsieur Pao s'échappe de ses griffes.
— Je m'en souviens.
Et je ne pourrai jamais l'oublier.
— J'ai aimé cet entêtement que vous aviez et cette volonté de vouloir faire face à l'ennemi. Ça m'a tout de suite plu. Ce sont de grandes qualités requises pour faire ce que l'on fait, vous et moi.
— Est-ce un compliment de l'homme ou du patron ?
— L'homme n'est pas encore remis de... ce qu'il s'est passé donc disons que ça vient de votre patron.
— Vous savez que vous prenez un grand risque en m'embauchant ? Je pourrais refaire exactement la même chose.
— Et je m'y attends. En fait, je compte même dessus. Vous serez en charge de beaucoup de clients, Mademoiselle Tagliani. Vous aurez une pression énorme et il n'y aura que moi pour vous servir de bouclier contre les requins qui se présenteront à votre porte.
— Dois-je y voir une comparaison avec la princesse se faisant protéger par le chevalier du vilain dragon ?
Un sourire se forme sur ses lèvres tandis qu'il s'adosse toujours un peu plus dans son fauteuil en cuir.
— J'aime cette comparaison. Donc ? Vous êtes prête ?
Je signe le contrat sans une once d'hésitation.
— Je suis prête.
— Il est temps que je vous montre où est votre bureau.
Quelque part, j'ai une once d'admiration dont j'ignore la provenance pour cet homme se tenant là, juste devant moi et m'ouvrant la voie. Je ne sais pas pourquoi. Je le connais. Je sais comment il est, quel caractère il a... Pourtant, là, j'ai l'impression de découvrir une autre facette d'Olivier. Une facette que je ne connaissais alors pas jusque-là et ça m'excite terriblement de me dire qu'il en cache encore d'autres.
Je veux savoir. Je veux le découvrir.
— Donc là-bas, vous avez la compta et au bout du couloir, le bureau des secrétaires. Votre bureau à vous est juste là.
Je m'écarte légèrement de lui pour admirer le bureau vitré donnant une vue imprenable sur le centre-ville.
Néanmoins, un léger sourire suspicieux m'échappe.
— J'ai également une vue incroyable sur votre bureau...
— C'est pour mieux vous garder à l'œil. Si vous n'êtes pas contente, descendez les stores. Vous savez le faire, ça, n'est-ce pas ?
— Je me ferai une joie de les laisser baissés constamment.
— C'est dommage. C'est une entreprise à l'ambiance enfantine et à l'entente cordiale. On aime savoir avec qui on travaille.
— Et moi, je n'aime pas être épiée.
Je me précipite donc à l'intérieur du bureau, pose mon sac sur le bureau et tire les stores sous le regard amusé d'Olivier.
— Ça va être dur de me garder à l'œil à présent, fais-je en le regardant.
— Le contraire m'aurait étonné de votre part.
— Et maintenant ?
— Vous êtes prête à commencer quand ?
— Tout de suite.
Et aussitôt dit, aussitôt au boulot. Voilà qu'une pile de dossiers et de classeurs arrive tout droit des placards des secrétaires pour atterrir droit sur mon bureau.
— Il est temps que vous vous familiarisiez avec l'entreprise. Je compte donc sur vous, Mademoiselle Tagliani.
— Ne venez pas le regretter plus tard, Monsieur Joyeau.
— Sachez que je ne parie jamais sur le mauvais cheval.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Que j'ai confiance en vous.
Mettant de côté tous nos différends, toutes nos disputes les plus puériles, tous nos désaccords et ne prenant en compte que ses mots, c'est la première fois qu'ils ont un tel écho en moi.
Pourquoi ?
Prise d'un soudain enthousiasme dont je ne me savais pas capable, ce n'est qu'en voyant les gens partir progressivement que je réalise l'heure qu'il est.
Déjà ?
— Vous savez que je ne paye pas les heures sup' ?
Olivier est de retour, se tenant à l'entrée de mon bureau.
— Quel genre de patron êtes-vous pour partir avant vos employés ?
— Ils sont tous déjà partis, il ne reste plus que vous.
— J'ai encore des dossiers à faire. Partez devant.
— Vous comptez passer la nuit là ?
— Non, mais je vous l'ai dit, il me semble. Dans ce que je fais, je suis la meilleure et je n'aime pas avoir du travail en attente. Dès que je bouclerai tout ça, je rentrerai.
— Vous en aurez pour la nuit, justement.
— Tant pis.
— Comme vous voulez...
Il s'en va, refermant la porte derrière lui et me laissant seule avec le travail de titan qu'il me reste à abattre. J'en ai au moins pour plusieurs heures.
Comment peut-on laisser autant de dossiers sans donner suite ? C'est du n'importe quoi.
— Je suis crevée...
Je m'étire, manquant de tomber en arrière et regarde furtivement l'heure indiquée sur l'écran de l'ordinateur : 22 h 30.
Merde. Je devrais peut-être rentrer, cette fois.
— J'espère que vous avez faim, souffle délicatement une personne à hauteur de ma porte.
La voix d'Olivier trouvant son écho, je relève les yeux pour le découvrir en tenue décontractée, une main dans la poche de son jogging et l'autre tenant un grand sac en plastique blanc.
— Là, tout de suite, vous paraissez être mon sauveur.
— Je vous avais dit de rentrer...
— J'ai un nouveau patron exigeant, il faut que je fasse bonne impression et lui en mette plein la vue.
— Inutile d'impressionner qui que ce soit. Je suis un homme avec un cœur, pas un monstre non plus.
— Vous livrez souvent dans le bureau de vos employés ? Non parce que ça peut être un truc à savoir pour la prochaine fois...
Il pose le sac sur le bureau tandis que je range l'ensemble des dossiers dans l'armoire juste à côté, le laissant s'installer dans le fauteuil en face.
— Non. Je ne le fais que pour vous.
Pour moi ?
Je le vois rougir et détourner le regard en quelques microsecondes pour se rattraper.
— Enfin, je veux dire... Quelque chose me laisse à penser que c'est une habitude que vous avez. Vous deviez certainement être ce genre de petite fille à oublier constamment son goûter ou à être trop préoccupée pour penser à manger.
— Faux. Je n'oubliais jamais mon goûter.
Non. Pas une seule fois. En fait, je ne pouvais pas l'oublier.
— Je le passais à quelqu'un qui avait constamment toujours plus faim que moi.
C'était mon excuse préférée pour l'approcher. Pour lui parler. Pour le voir sourire. J'avais l'impression d'être ce petit moment de joie dans sa vie. Comme un rayon de soleil qui arrive après une importante pluie.
— Oui, il fut un temps où il y a eu quelqu'un qui comptait vraiment beaucoup pour moi.
Mais j'ai oublié. Le temps me l'a arraché. Son nom. Son visage. Le son de sa voix. Je n'ai gardé que son sourire. Que nos rires dans nos jeux.
J'ai tout oublié de lui.
— Mais bon, toutes les bonnes choses ont une fin, comme on dit ! Et si l'on mangeait, maintenant ? Je meurs de faim ! fais-je en précipitant sur ce qu'Olivier venait de ramener.
— Vous avez raison... mangeons.
Je ne me souviens pas de ce petit garçon et parfois, en de rares occasions, je me demande quel genre d'homme il est devenu.
À quoi il pourrait bien ressembler et s'il me reconnaîtrait, moi qui ai tout oublié de lui ?
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