Chapitre 8
Lan Huan. Tel était donc le nom du bel inconnu. Son bel inconnu ?... Rester prudent malgré tout. Ne pas se montrer trop familier, au risque de faire un impair et déplaire à cet homme remarquable. Meng Yao soutint sa tasse d'une main et leva légèrement l'autre en signe d'apaisement.
— Je sais que je te connais. Je le sais. Mais je ne me rappelle pas.
Il embrassa d'un geste plus large la pièce où ils se trouvaient. Peut-être pourrait-il se montrer plus délicat, en posant des questions moins personnelles ?
— Mes pas m'ont guidé jusqu'à cette maison, le glyphe protecteur m'a permis d'entrer. J'ai perdu la mémoire, certes, mais il me semble avoir conservé quelques capacités d'analyse.
Car malgré sa situation déplorable, il avait réussi à s'extirper du danger immédiat. Il fut tenté de poser sa main sur le bras de l'inconnu, mais se contint, et entoura sa tasse de ses doigts. À défaut d'avoir la chaleur de cet homme, il profiterait de celle du breuvage.
Il s'efforça de garder une voix égale, mais eut honte de remarquer qu'il n'y réussissait pas totalement. Après tout, c'était de sa vie dont il s'agissait, et de sa santé mentale... Et aussi d'un sentiment terrible de tristesse qui l'étreignait à l'idée d'essuyer le mécontentement de... Lan Huan.
— Je t'en prie... Tu m'as aidé jusque-là, ne te détourne pas maintenant, dis-moi. Quelle est cette maison ?
Le sourire qu'affichait Xichen au début de leur conversation s'était fissuré depuis longtemps. À présent, il ne restait plus sur sa figure qu'un pauvre rictus, pour tenter tant bien que mal de garder contenance.
— Tu prétends ne pas connaître cet endroit ? C'est pourtant toi, en vérité, qui m'y as conduit la première fois...
Face au regard désemparé que lui jetait A-Yao, un doute commença alors à s'insinuer lentement dans son esprit. Il ne comprenait pas à quoi jouait son ami, et n'était plus très sûr qu'il devait continuer de le suivre dans ses chimères.
— Écoute, A-Yao, je veux bien t'aider encore une fois. Mais pour ça, il faut que tu arrêtes tes mensonges et que je puisse te faire confiance.
Il n'avait pas échappé à Meng Yao que l'humeur de Lan Huan n'allait pas en s'arrangeant, et il lui était bien difficile de gérer cela, en plus de sa propre angoisse. Il posa avec prudence la tasse où restait un peu de breuvage sur une petite table à proximité de la tête du lit, et joua un moment avec les draps, du bout des doigts, le nez baissé, cherchant ses mots.
Il l'y avait conduit ?... Ces hanfus étaient donc bien les leurs, et pas un heureux hasard qui lui aurait permis de trouver des vêtements à sa taille.
— Je me sens en sécurité ici, fit-il d'un filet de voix, avant de relever les yeux vers Xichen.
Il hésita longtemps à poser la question suivante, et ne se lança que parce que le silence lui pesait.
— T'ai-je déjà menti ou donné, par le passé, une raison de ne plus me faire confiance ?
Sa blessure au ventre l'élança brusquement, et il respira lentement avant de grimacer un sourire.
Mais avant que Xichen ait pu s'offusquer de son culot et le mettre en garde contre une autre flambée de douleur, en cas de nouveau mensonge, Meng Yao se rétracta.
— Je ne suis pas certain de vouloir connaître la réponse à cette question, souffla-t-il, la gorge nouée.
Il ferma les yeux un instant et reprit contenance. Larmoyer n'aiderait en rien. Lan Huan le prendrait alors, au mieux, pour un comédien jouant pour l'attendrir. Au pire, il le penserait faible et immature.
— Je suis venu ici. De tous les endroits où j'aurais pu aller dans ce monde, c'est celui où mes pas m'ont mené. Et tu m'y as retrouvé.
Il fixa de nouveau Lan Huan, d'un regard intense, déterminé.
— Il y a une cascade, là où tu vis. Tu joues de la flûte. Tu aimes rire. J'entends...
Il sentit le rouge lui monter aux joues et baissa un instant les yeux.
— J'entends ton rire.
Il jugea bon, pour preuve de son honnêteté, de faire le tour de ce qu'il avait pu ressentir jusque-là, même si c'était bien peu.
— Ce cadavre, avec moi... je ne l'aime pas. Je ne le déteste pas non plus, mais il me fait peur. Je sais qu'il en a après moi, que la présence des autres cultivants, vivants, ne me mettait pas à l'abri de lui.
Cette fois, le Second Frère assermenté n'y tint plus. L'audace d'A-Yao dépassait les limites, il devait y mettre le holà.
— Bon sang, A-Yao, comment oses-tu ?... Et c'est aussi parce que tu ne le détestais pas que tu as pris soin de le décapiter, le démembrer, et éparpiller les restes de sa dépouille aux quatre vents ?!
Meng Yao observa, épouvanté, le visage de Lan Huan.
— Je t'en prie, il faut me croire. Je n'ai que toi, pourquoi mentirais-je ?
— Mais parce que, Frère Aîné, c'est toi qui l'as tué ! s'étrangla Xichen, se retenant pour ne pas se jeter sur son cadet et le gifler à toute volée. Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait cela ?... Et d'ailleurs, comment as-tu fait pour sortir de là ?
Lan Huan paraissait tellement en colère que Meng Yao, les lèvres tremblantes, se jeta hors du lit pour se prosterner devant lui.
— Pardonne-moi ! Je ne sais pas qui est Frère Aîné ni de quoi tu parles, mais je te demande de me pardonner, je ne voulais surtout pas t'offenser !... Pour sortir de là, j'ai juste profité d'un moment d'inattention des cultivants. Je me suis extirpé du cercueil et je me suis sauvé. Ensuite, je... j'ai couru le plus vite que j'ai pu. J'ai marché sans fin et...
Le souffle lui manquait pour raconter le reste de son histoire, car la plaie qu'il avait au ventre venait de se rouvrir, à cause de toute son agitation. Xichen s'en aperçut tout de suite et lui cria :
— Arrête, tu es en train de saigner à nouveau !
Sur quoi il se précipita pour l'enlever dans ses bras et le remettre sur le lit.
— Et maintenant, cesse de bouger ! Tu es encore trop fragile pour te permettre toutes ces fantaisies.
Le sourire accompagné d'un clin d'œil complice dont Lan Huan le gratifia réchauffa le cœur meurtri de Meng Yao. Néanmoins, il ne pouvait effacer aussi vite de sa mémoire – déjà bien incomplète – ce qu'il venait d'entendre. Il venait de regagner quelques informations sur sa vie passée, mais ne se satisfaisait guère de leur teneur !
— Si je suis vraiment coupable des horreurs que tu me décris, pourquoi te soucier de moi ? fit-il d'un ton abattu.
Allongé sur le lit, il porta ses deux mains à son visage et le recouvrit de ses paumes. Comment tout cela était-il possible ? Était-il revenu d'entre les morts pour affronter pareille ignominie ? Quelle magie diabolique pouvait avoir idée de ressusciter un monstre tel que lui ? Quelle vie l'attendait, dans un monde où il avait vécu en meurtrier, au point que tant de cultivants surveillent son tombeau ?
— Je n'ai pas pu faire ça ! hoqueta-t-il en secouant la tête. Je n'ai pas pu faire ça.
Il retira ses mains de son visage et tenta de s'asseoir dans son lit, mais Xichen le maintint allongé, d'une main bienveillante mais ferme. Meng Yao continua de s'agiter, pris de frénésie. Il avait défendu cette vie tout juste acquise, pas question de la laisser sombrer dans un tel marasme sans lutter !
— Regarde-moi ! cria-t-il, en se crispant sur les manches de Xichen. Je suis frêle comme un jeune bambou. Frère Aîné ne pouvait même pas se mettre sur le flanc pour m'atteindre dans le cercueil, tant il est imposant.
Il ne put retenir un frémissement à l'évocation de ces minutes terrifiantes.
— Je l'aurais décapité, moi ? Je n'y crois pas, je n'y crois pas ! Qui te l'a dit ?
Meng Yao se trouvait dans un tel état de nervosité que les mots s'écoulaient de ses lèvres, en un flot continu. Incapable d'attendre des réponses, ou de seulement prendre le risque d'entendre des choses qu'il ne pourrait admettre, il enchaînait avec urgence :
— On t'aura menti. L'ai-je admis moi-même ? Et pourquoi aurais-je pu détester un homme à ce point ? Souiller ainsi sa mémoire et son honneur ? Impossible. Non ! Je n'ai pas fait ça.
À ce stade, il aurait accepté n'importe quel début d'explication qui puisse lui donner l'espoir que quelqu'un – ou même la Cultivation entière, s'il le fallait – se trompait.
Comme s'il avait pu lire dans ses pensées, Xichen lui confia alors :
— Tu haïssais ChiFeng-Zun parce qu'il avait cessé de croire en toi. Oh, je peux comprendre certaines de tes raisons ! Il t'estimait et t'avait accordé sa confiance mais refusait d'entendre que d'autres, dans son entourage, puissent passer leur temps à t'humilier et à te manquer de respect. Je le sais, c'est toi qui me l'as dit...
Xichen voulut encore ajouter qu'il savait aussi que leur Premier Frère avait profondément blessé Meng Yao, en mettant en doute sa mission d'infiltration dans la secte Wen, lors de la Campagne de la Chute du Soleil. Et que si lui-même ne s'était pas interposé entre ses deux frères assermentés, à l'aide de Shuoyue, le plus âgé eût probablement fendu le crâne au plus jeune.
Mais il n'eut le temps de rien dire de tout cela, arrêté dans son élan par la remarque, à laquelle il s'attendait le moins :
— Qui est ChiFeng-Zun ?
Pris de court, Xichen plissa les yeux, se demandant si A-Yao persistait à se moquer de lui.
— Lan Huan, gémit ce dernier. Pardonne mon incompréhension, mais nous étions sur le cas de Frère Aîné, et voilà tout à coup que tu me parles d'un certain ChiFeng-Zun ! J'avoue que j'ai un peu de mal à te suivre.
— A-Yao, voyons...
Xichen était en train de réaliser que, quels qu'aient été les talents de comédien de son jeune frère juré, il était impossible qu'il feigne avec autant de réalisme le masque de l'accablement et de la désolation. Étendu sur le lit, les yeux brillants de larmes retenues, A-Yao leva les bras en signe d'impuissance avant de les laisser retomber sur les draps.
— Je sais que tu ne me crois pas mais j'ignore réellement qui est ChiFeng-Zun.
— Nie MingJue, enfin !
— Mais de quoi me parles-tu ? répliqua le malade, en éclatant en sanglots.
Se pourrait-il réellement qu'A-Yao soit en pleine confusion mentale ? Fallait-il que le mal dont il souffrait soit grave pour qu'il en ait perdu jusqu'aux notions les plus élémentaires de protocole, et qu'il ne soit même plus capable d'associer un titre à un nom de naissance ou un nom de courtoisie !
Xichen se redressa pour venir au chevet du jeune blessé et lui caresser tout doucement les cheveux.
— C'est fini, pardonne-moi. Je ne te tourmenterai plus.
Il fut interrompu dans ses manœuvres de consolation par le flamboiement soudain, entre ses doigts, d'un parchemin d'alerte.
— Un instant, je te prie...
Le message s'avéra provenir de Wangji, qui commençait à s'inquiéter de son absence prolongée, sans parler de Rulan et Sizhui, qui disaient l'avoir vu pour la dernière fois aux abords de la rivière où ils s'étaient séparés.
De son côté, Meng Yao songeait encore à ces vérités récemment révélées dont il ne voulait pas. Devait-il admettre aussi facilement que tout ce qu'il apprenait était réel, ou l'avait été ? Comment un homme tel que Lan Huan aurait-il pu soutenir un criminel comme celui qu'il lui décrivait ? Le beau cultivant posa la main sur son front, ce qui le détendit rapidement, et il lança au parchemin un regard de reproche quand il vint interrompre ces instants de paix. La mine soucieuse de Lan Huan ne lui échappa pas.
— Que se passe-t-il ?
Xichen fit disparaître le parchemin et l'observa quelques secondes en silence. Il se sentait tiraillé entre ses désirs et ses craintes. Son honneur et ce que lui dictait son cœur.
— Mes amis se préoccupent de ma longue absence.
Quoi qu'il puisse décider, à ce moment précis, rien ne servait de rester terré ici, en jouant l'indifférence face à l'appel de son frère. Plus il les laisserait sans nouvelles, moins son plaidoyer en faveur d'A-Yao aurait de poids. Mais l'abandonner ainsi, dans un tel état de fatigue et d'incertitude ?
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