Chapitre 32

[Quant à Lan Sizhui, il s'était rapproché du lit où Jin Ling était allongé, toujours aussi désespérément inconscient. De grosses taches violacées de malédiction s'étalaient désormais sans complexe sur tout son torse, et gagnaient à présent son cou. Son pouls était faible, ses lèvres sèches, son visage émacié. — En parlant d'énergie purificatrice, souffla Sizhui le cœur serré, en caressant du bout des doigts la joue d'A-Ling, ne serait-il pas temps maintenant de procéder à la cérémonie de désenvoûtement ?— Excellente remarque ! approuva le guérisseur, en fixant encore plus intensément Meng Yao. En tant qu'homme de l'art, je suppose que c'est à moi qu'il incombe d'officier, et de mener à bien cette opération délicate...Il avait lâché cela sur un ton désinvolte, comme s'il s'agissait d'une évidence ; un choix qui tombait tout simplement sous le sens.]

— Allons, ne soyez pas ridicule ! tonitrua soudain une voix reconnaissable entre toutes, en provenance de la porte d'entrée. Vous savez bien que cela ne peut pas être vous.

— Ji... Jiang-zongzhu ? balbutia le soignant, décomposé.

— Ainsi que Wei Wuxian pour vous servir, cher maître ! compléta le frère de Jiang Cheng, en apparaissant à ses côtés.

Tout de même, quelle malchance ! Pourquoi fallait-il justement que ces deux lascars arrivent à ce moment précis ? Au moment où les rêves du médecin-guérisseur de s'approprier enfin le fétiche tant convoité étaient sur le point de se réaliser. Mais il ne serait pas dit qu'il allait s'incliner sans même avoir combattu.

— Ne suis-je pas le mieux placé, puisque le plus érudit en la matière ? De plus, j'ai soigné le jeune zongzhu depuis le début de sa maladie.

— Et avec le succès que l'on sait ! rigola Wei Wuxian, faisant sourire Jiang Cheng lui-même. Plus sérieusement, possédez-vous la plus petite goutte de sang Jin pour vous risquer à proposer une telle solution ?

Sizhui était tellement content que son père soit enfin arrivé à la rescousse qu'il en aurait presque sauté de joie ; ce qui n'était manifestement pas le cas du guérisseur, qui continuait d'argumenter.

— Mais puisqu'il ne s'agit pas à proprement parler d'un transfert, étant donné que c'est le Sceau-Tigre qui va récupérer toute la malédiction, et non un parent du malade ?

Or, Wei Wuxian seul savait que les pouvoirs de cette amulette étaient infiniment plus grands que ce qu'il avait prévu, lorsqu'il l'avait créée. Non seulement ses capacités l'avaient presque submergé, mais le Sceau-Tigre stygien n'était lié à personne. Contrairement à de nombreuses armes spirituelles, qui ne répondaient qu'à leur propriétaire, le Sceau-Tigre pouvait être utilisé par quiconque le saisissait, qu'il soit bon ou mauvais, ami ou ennemi.

Mais puisqu'il se trouvait actuellement entre les mains de Jin GuangYao, dont les saines intentions n'avaient désormais plus à être démontrées à ses yeux, autant qu'il y reste. Et si d'aventure quelque chose dans l'exorcisme devait mal tourner, lui seul de toute manière serait en mesure de le relayer par une nouvelle tentative de transfert.

— Inutile de tergiverser plus longtemps ! lança Wei Wuxian, ignorant définitivement les protestations du médecin Jin. LianFang-Zun, s'il te plaît, aurais-tu l'obligeance de procéder ?

Meng Yao jeta un coup d'œil timide au Patriarche Yiling, avant de sortir l'amulette de sa poche qiankun et de s'avancer vers la couche de Jin Rulan. Le Sceau-Tigre était composé des deux morceaux d'un métal inconnu. Et lorsqu'on pressait ces deux moitiés ensemble, tous les cadavres féroces qui se trouvaient dans un proche périmètre étaient sous le contrôle absolu du porteur. Il fallait donc que Meng Yao fasse au plus vite, pour que le Yiling Laozu puisse neutraliser le charme, avant que tous les démons des enfers ne se donnent rendez-vous dans le Palais parfumé. Mais contrairement à ses premières tentatives, il comptait bien cette fois que le transfert fonctionnerait, et qu'il allait pouvoir arracher ou reprendre à son compte la magie malveillante qui frappait jusque-là son neveu.

Dans une succession de gestes qu'il avait apparemment mémorisé à son corps défendant, et que ses mains accomplissaient en une sorte d'automatisme avec la sûreté d'une mécanique de haute précision, LianFang-Zun activa le puissant artefact. Presque aussitôt, à l'instar d'un drapeau du vent noir, le Sceau-Tigre attira inexorablement à lui toutes les énergies négatives qui colonisaient le corps de Jin Ling. Leur extraction se matérialisait par des ondes tourbillonnantes que l'on voyait quitter son torse et ses membres, pour se faire absorber par l'Amulette que Meng Yao retenait au-dessus de ses deux mains croisées.

Le transfert dura un certain temps. Au fur et à mesure qu'il progressait, le souffle et le visage de Jin Ling se faisaient plus sereins. Au plus grand émerveillement de Sizhui, sa peau elle aussi retrouvait peu à peu sa blancheur virginale. Et bientôt, le jeune chef de clan put ouvrir les yeux et contempler autour de lui quelques visages amis.

— A-Yuan ? Mais que... qu'est-ce que tu fais là ?

— Oh, A-Ling... si tu savais comme tu reviens de loin !

Tout à l'effusion des retrouvailles, les pratiquants qui entouraient les deux jeunes gens se félicitaient mutuellement d'être enfin sortis de ce marasme ! Cependant, l'afflux massif d'énergie du ressentiment ne resta pas sans conséquence sur celui qui devait contrôler l'artefact maudit, jusqu'à ce qu'il ait totalement exorcisé le jeune envoûté.

Et sans doute furieux d'avoir été délogé du corps de Jin Ling, un ectoplasme éructant tournoya dans l'air en sifflant de colère, avant de repérer quelqu'un qui lui parut accueillant : un homme qui ressemblait si fort à son premier hébergeur qu'il ne douta plus un instant qu'il y serait aussi bien.

— Attention, Jin GuangYao ! hurla Jiang Cheng. Cet esprit maléfique veut prendre siège en toi !

Wei Wuxian lui aussi voulut le mettre en garde – si ce n'est à l'abri – mais c'était trop tard. Après un tour fulgurant sur elle-même, l'épouvantable chimère à dix têtes avait déjà réintégré le corps de l'humain qu'elle avait élu pour nouveau domicile. Sous le choc, le doux regard brun de Meng Yao se voila, et en même temps qu'il chutait lourdement sur le plancher, ses mains lâchèrent leur emprise sur le Sceau-Tigre stygien...

L'espace d'un instant, les yeux du guérisseur brillèrent de convoitise. Mais avant qu'il ait pu esquisser le moindre mouvement pour s'emparer de l'objet tombé à terre, comme surgie de nulle part, une poigne ferme se resserra autour de son cou et le souleva quelques centimètres au-dessus du sol. Alors que Jin Rulan, qui avait assisté à toute la scène, était encore sous le choc de la tentative de trahison du praticien en chef de son clan, le Yiling Laozu se mit à crier :

— Wen Ning, arrête ! Tu vas le tuer !

Rappelé par le Sceau-Tigre, le cadavre féroce avait naturellement accouru pour secourir Jin GuangYao, qui était provisoirement devenu son nouveau maître. Mais Wei-gongzi à qui il vouait la plus indéfectible fidélité lui avait demandé d'arrêter, alors il avait desserré ses doigts, faisant retomber le médecin à ses pieds comme un misérable paquet de linge sale. Et pour une raison inconnue, ce geste acheva de déchaîner toutes les puissances occultes qui rôdaient alentour.

Dans une chambre de plus en plus ravagée par les forces surnaturelles du mal, les simples mortels qu'ils étaient tentèrent avec le concours de Wen Ning de riposter par les arts martiaux et la magie. Wei Wuxian aurait bien voulu rappeler maintenant à lui la terrible amulette afin de la détruire, mais Jin GuangYao était toujours « habité » par la chimère, et son neveu ne manqua pas de lui rappeler qu'il fallait à tout prix l'en libérer.

— Patriarche Yiling, je t'en supplie, tu ne peux pas laisser Shufu à la merci de ce démon !

Il ne serait pas dit qu'il aurait assisté à l'entrée en fureur sombre du très estimé Zewu-Jun, pour regarder maintenant périr sous ses yeux l'objet de ses sacrifices, sans même lever le petit doigt ! Néanmoins, tout Yiling Laozu qu'il fût, sa marge de manœuvre était étroite. Car plus le temps passait, moins ses chances d'éliminer définitivement l'Amulette du Tigre stygien étaient bonnes.

— Écoutez... commença-t-il, en s'adressant à l'assemblée. Si j'utilise encore le Sceau-Tigre pour extraire la chimère du corps de LianFang-Zun, je vais dépasser le délai imparti pour le détruire après sa première activation. Je ne peux plus attendre pour entamer le rituel... Mais de votre côté, si vous arrivez à réunir dix bons cultivants pour lancer en même temps un sort d'expulsion – un pour chacune des dix têtes – vous parviendrez à délivrer LianFang-Zun.

Et quoiqu'encore affaibli, Rulan désigna sans plus attendre sept pratiquants Jin expérimentés et de confiance, pour compléter le début d'équipe que lui-même formait avec Jiang Cheng et Lan Sizhui. Les dix hommes se positionnèrent face à Meng Yao. Puis Jiang Cheng – aussitôt imité par les neuf autres cultivants – traça à toute allure un talisman au creux de sa paume, avant de la frapper contre le sol, afin que le sort se réalise. On entendit aussitôt les plaintes de la chimère, qui s'accrochait pour rester à l'intérieur de sa victime. Mais bientôt l'on vit une sorte d'émanation colorée flotter au-dessus du corps de Meng Yao, signe que l'ectoplasme avait péri, et que son esprit maléfique allait d'un moment à l'autre se dissoudre dans l'atmosphère.

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