Barry Claude - Mélanie
" De tous les manoirs que j'avais pu visiter, celui de mon père était de loin mon préféré. Il était magnifique, blanc, éclatant au soleil, et surtout immensément grand. Et c'est peu dire.
Pourtant, je suis rentrée dans bon nombre de demeures, plus belles les unes que les autres, appartenant à de riches amies de ma mère, héritière de tel ou tel membre de leur famille. Mais...
Pour autant, je ne me suis jamais vraiment sentie chez moi. Jamais. Ce manoir a toujours eu - et dès sa construction - des secrets, cachés entre ses murs.... Et qui périront avec le temps. Des secrets noirs, de famille, que mon paternel semble vouloir éviter. Des secrets à jamais tus. "
Assise sur l'un des bancs en pierre, derrière le manoir, j'ai gratté le papier pendant plus d'une heure en chantonnant. Mes deux activités préférées. Mon petit carnet en cuir sombre était rempli de souvenirs. Des bons, des mauvais, pénibles parfois. Mais j'écrivais tout de ma vie. Tel que mon père me l'avait enseigné. Il tenait lui-même des carnets, depuis petit. Il les a exposés sur une étagère dans sa pièce dite " cachée ", en dessous du toit, et juste au dessus de sa chambre.
Je chantais depuis toute petite. J'inventais des mélodies que je fredonnait tout le long de la journée, parfois avec quelques paroles supplémentaires...
Le soleil s'était couché, et j'ai trouvé qu'il commençait à faire assez froid. J'ai remonté la pente et je suis entrée par la porte de derrière. C'était la minuscule salle des domestiques. Deux femmes de chambres qui riaient jusqu'à ma soudaine venue, se sont tenues droites, comme deux piquets, arrêtant presque de respirer.
— Alice, Louise, ai-je énoncé un sourire en coin, ne vous inquiétez pas, ce n'est que moi !
Elles ont baissé les épaules, pour reprendre une position plus naturelle et ont, elles aussi, souri.
— Mélanie chérie, nous pensions voir arriver ton père, a expliqué Louise.
— S'il nous avait vu jacasser ainsi, a continué Alice, il nous aurait vite remplacées...
J'ai fait un pas vers elles, et les ai prises par les épaules. Elle avait beau avoir au moins vingt ans de plus que moi, elles étaient mes meilleures amies.
— Henry, enfin mon père, vous terrorise autant que ça ?
Elles se sont regardées, puis Alice a répondu :
— Eh bien, il est froid...
— Et très mal élevé, a rajouté Louise en secouant son doigt de bas en haut.
- Il est vrai que mon père pourrait revoir sa manière de traiter ses employés. Il est très... tyrannique. Je vais lui en toucher deux mots. Mais avant cela...
Je me suis tournée vers le miroir, et me suis inspectée sous toutes les coutures. J'ai replacé quelques mèches rebelles de mon chignon, essuyé la suie présente sur l'une de mes joues et renoué le flot de ma robe.
— Un "vrai garçon manqué", ai-je soupiré, comme dirait ma mère...
Louise s'est rapprochée, et m'a agrippé la main droite.
— Mélanie chérie, je te connais depuis ton premier jour. Je t'ai éduqué, nourri, lorsque tes parents étaient trop occupés avec la mine. Tu sais ce que je vois dans ce miroir ? Non pas seulement la plus jolie figure de Thunder Mesa, mais aussi une femme intelligente, pleine de ressources et de personnalité. Alors s'il te plait, ne la change pas juste pour arriver aux attentes que l'on se fait d'une fille d'un riche couple. Tu vaux mieux que ça, crois-moi.
Elle a laissé un baisé sur ma joue et a passé une main dans mes cheveux, pour libérer mes mèches.
— Bien. Maintenant va nous débarrasser de la froideur de ton père, a-t-elle conclu, rigolant, en me poussant vers la porte menant au couloir.
— Je vais faire de mon mieux, ai-je dit juste avant qu'elle ne ferme la porte.
J'ai passé mes mains sur ma jupe, pour la défroisser, et j'ai longé le couloir pour arriver juste devant le bureau de mon père. S'il était dans le manoir, il y passait son temps, lorsqu'il n'était pas dans sa pièce secrète ou dans la bibliothèque. J'ai toqué.
— ENTREZ.
— Père ? C'est moi, ai-je annoncé en entrant, je viens vous parler d'un sujet important...
— Ah ! Mélanie ! Comment va ta mère ?
— Bien, je suppose, je ne l'ai pas vue de la journée. Je voulais vous parler...
— Dis-moi, quelle couleur de costume me sied le mieux pour la représentation théâtrale de la construction de Thunder Mesa au Lucky Nugget, ce soir ? Le pourpre, ou le violet ?
— Le violet, je pense, mais ne nous détournons pas de...
— Mmh, bon choix. C'est ce que je pensais.
— PÈRE, ai-je crié en le coupant dans ses réflexions.
— Plait-il ?
J'ai massé mes tempes, exaspérée.
— Je disais, que nous devions parler d'un sujet de la plus haute importance. Je voudrais que vous vous portiez un peu mieux vis-à-vis des domestiques.
Il a haussé les sourcils.
— Chérie, tu me déranges, en plein pendant la préparation de la fête en l'honneur de Thunder Mesa, pour me parler des boniches ?
Un long silence précéda cette stupide remarque. La colère avait monté en moi soudainement, mais j'ai essayé de la repousser. Je me suis passé mes doigts dans les cheveux, me décoiffant un peu plus.
— Mélanie, a-t-il repris, tu sais ce que ta mère dirait si elle te voyait ainsi ? Tes cheveux en bataille, ta jupe froissée...
Je n'ai pu me contenir plus longtemps. J'ai rugi en claquant mes mains contre son solide bureau de chêne.
— JE N'EN AI QUE FAIRE DE CE QUE MÈRE POURRAIT DIRE !
C'était totalement faux. Chaque remarque m'affectait un peu plus.
— N'EST-CE PAS VOUS, ai-je poursuivi, QUI M'AVEZ ENSEIGNÉ DEPUIS MON PLUS JEUNE ÂGE À VIVRE POUR CE QUE JE SUIS ?
Il semblait embarrassé, ou même impressionné, par mon excès de rage.
— Je vous prie de ne pas utiliser le terme "boniche", l'ai-je sommé, il est rabaissant et néfaste. Ces femmes de chambre, vos employées, humaines, travaillent dur. Elles se tuent chaque jour à la tâche, au même titre que vous dans votre mine. Alors, je désirerais que vous soyez un peu plus sympathique et indulgent avec elles, et également avec toutes les autres personnes qui nous aident à entretenir le manoir. Cuisinier, Jardinière, Valet... TOUS.
Il a retiré son haut-de-forme, qu'il gardait sur la tête tout au long de la journée, et l'a posé sur les papiers qu'il remplissait avant ma venue.
— Je... Je suis désolé, a-t-il balbutié, je vais revoir mon comportement avec elles.
J'ai fait demi-tour, et j'ai murmuré avant de le quitter.
— Vous savez, père, vous avez beaucoup changé... Vous n'étiez pas comme cela, lorsque j'étais enfant. Moins dur, moins froid. Moins... mauvais.
J'ai refermé la porte et m'y suis adossée. Je n'avais absolument pas aimé ce que je venais de lui dire, mais c'était la vérité. Depuis plusieurs années déjà, il avait sombré dans la malveillance et la méchanceté. Pas au point d'être une personne détestable et horrible, mais la différence se faisait sentir. Avant, il n'aurait jamais traité les personnes qui travaillaient pour lui comme des objets sans cœur ni âme. Bref. J'espérais seulement que cette phrase ferait écho dans sa tête.
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Ma mère se trouvait dans le grand Hall. Elle s'était installée dans l'un des fauteuils sur le côté de l'imposant escalier qui menait à l'étage. Mais elle n'était pas seule, un homme, grand, un chapeau melon posé sur les jambes, lui faisait face lui aussi assis dans un fauteuil.
Je me suis rapprochée en faisant un signe de la main à ma mère.
— Mélanie ! Comment s'est passée ta journée mon amour, m'a-t-elle questionné, tu as écrit de belles choses aujourd'hui ?
Elle a pointé du doigt mon carnet, que j'avais baladé jusqu'à lors. Je l'avais complétement oublié.
— Oh, me suis-je exclamée, trois fois rien. À vrai dire, des louanges aux différentes bâtisses que j'ai eu l'honneur de rencontrer dans ma vie.
— Très intéressant, a-t-elle ironisé, viens donc t'asseoir auprès de nous ! Et arrange-moi un peu ces cheveux ! Une femme de ton âge et de ton rang social se doit d'être parfaite en tous points.
" De mon âge " ? " De mon rang " ? C'était tout simplement ridicule. Mais une fois de plus, je me suis pliée aux exigences de ma mère. Je me suis assise sur le dernier fauteuil, et je me suis recoiffée pour la seconde fois en l'espace d'une heure.
— Je te présente M. Barry Claude, bucheron de Thunder Mesa ! Il travaille étroitement avec ton père pour fournir du bois pour la Thunder Mesa Minning Company.
L'homme, portant un monocle, m'a dévoré du regard, de bas en haut. Je me suis doucement repliée sur moi-même, pour éviter qu'il ne me regarde plus longtemps. Sur le coup, j'ai été choquée que ma mère ne réagisse point. Elle laissait consciemment cet homme de me contempler. Je n'arrivais pas à déterminer exactement son âge. J'aurais dit une dizaine d'années de plus que moi. La trentaine peut-être. Trente-cinq même.
— Enchanté de faire votre connaissance, a-t-il déclaré.
— De même.
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J'ai été extrêmement mal à l'aise pendant tout le quart d'heure que j'ai du passer à côté de cet homme répugnant et de ma mère. À la fin de l'interminable conversation sur l'éventuelle culture de Maïs à proposer au maire de la ville, il a enfoncé son chapeau sur sa tête et a annoncé :
— Mme. Ravenswood, je me retire ! Ce petit thé était délicieux ! Très bonne journée !
Il a serré la main de ma mère et s'est tourné vers moi. Face à moi, il avait l'air encore plus grand, nous aurions dit une menthe religieuse. Une menthe religieuse malsaine.
— Mlle. Ravenswood, peut-être accepteriez-vous de vous joindre à moi, disons demain soir, pour manger un morceau au Cowboy Cookout ?
Bien-sur, je n'avais pas envie de me rendre à un dîner avec un homme bien plus vieux que moi, et qui m'avait longuement examiné. Mais je pensais à mes parents. Cet homme pouvait en un claquement de doigt rompre le contrat avec mon père, et ne plus jamais fournir de bois. Il fallait entretenir les affinités avec nos collaborateurs. Et surtout ne jamais les contrarier.
— Oh, mais avec joie, répondis-je avec un ton mielleux qui sonnait faux, très cher.
— Très bien, je viendrais vous chercher à six heures.
Il s'est retourné et a pris le chemin de la sortie en passant par le couloir aux tableaux.
— Mère, ai-je commencé une fois sûre que Barry Claude soit parti, que faisait cet homme ici ?
Ma mère s'est relevée de son fauteuil et a croisé ses bras sur sa poitrine.
— Barry Claude est un gentil homme, a-t-elle retoqué, et j'ai le droit si j'en ai envie de faire venir du monde pour m'occuper.
Haussant les yeux au ciel, j'ai laissé ma mère en plan, montant les escaliers pour rejoindre ma chambre. Elle mentait, bien évidemment. Et j'étais à peu près sûre qu'elle avait prévu son coup. Vendre sa fille contre une source de bois éternelle. Je n'étais, en y réfléchissant bien, rien qu'une marchandise pour elle. Des fois, elle était pire que mon père. Lui, au moins ne m'avait jamais traité de la sorte. Jamais. Bien qu'il ait changé négativement avec le temps, j'étais la seule personne qu'il respectait. Et c'est pour cela que ma rage inattendue dans son bureau l'avait surpris. Il m'aimait, et serait prêt à tout pour moi.
Je me suis installée sur le rebord de la fenêtre, comme il m'arrivait de le faire assez fréquemment. J'adorais admirer Thunder Mesa depuis si haut. D'ici, je pouvais voir les gens s'activer dehors, les wagons sortir et rentrer de la Big Thunder Mountain à une allure folle, le Mark Twain et le Molly Brown naviguer, avec son capitaine toujours de bonne humeur.
" Mon père serait prêt à tout pour moi. " Cette phrase résonnait au fond de mon crâne. " Il serait prêt à tout pour me protéger. " Je ne savais pas encore à quel point elle allait prendre tout son sens, plus tard.
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