𝐇𝐎𝐌𝐄
Jungkook détestait les vacances scolaires. Du moins il détestait le sentiment de solitude qui accompagnait cette période de l'année. A bien des égards, il était un garçon chaleureux et ne manquait jamais l'occasion de rendre service à qui le demandait. Mais lorsque le mois de juillet arrivait, Jungkook se sentait seul, vide, comme s'il devenait imperméable à la chaleur et la joie que devait apporter la saison estivale.
Jungkook ouvrit les yeux en sursautant, réveillé par le tintement de l'horloge du salon qui résonnait dans cette grande maison austère. Il eut un frisson en sortant de son lit, tandis que ses pieds étaient restés froids toute la nuit. Étrangement, cela le rassura, et le fit sentir vivant. Il contourna son lit et s'approcha de sa fenêtre, écartant le rideau du bout de ses doigts. Il entendit la voix de son père, qui chargeait la voiture de bagages. Sa mère, assise côté passager, boucla sa ceinture et sembla s'adresser à son petit frère, installé sur la banquette arrière. Jungkook fit un signe de la main à son père, qui regardait en direction du premier étage avant de fermer le coffre du véhicule et de s'installer au volant. Confus, Jungkook se précipita hors de sa chambre et dévala les escaliers.
- Vous êtes déjà réveillé, Jungkook ? Pourquoi êtes-vous debout de si bonne heure en ce premier jour de vacances ?
- Junho. Pourquoi ne m'ont-ils pas dit au revoir ? Demanda Jungkook, paniqué.
- Vous n'avez pas voulu les accompagner je vous rappelle. Répondit le majordome d'un ton apaisant, posant sa main sur son épaule.
Le jeune homme se tint dans l'entrebâillement de la porte d'entrée, voyant la voiture s'éloigner jusqu'à l'embranchement au bout de la rue. Puis il se ressaisit et acquiesça, les yeux rivés sur le sol.
- Oui, c'est vrai. Je n'aime pas partir d'ici de toute façon. Je suis bien mieux dans ma maison que nulle part ailleurs.
- Et je compte bien vous tenir compagnie, monsieur. Sourit le majordome. Allez donc prendre votre petit-déjeuner. Je vous ai préparé de la brioche, comme d'habitude.
- Merci Junho. Oh et pensez à bien fermer les volets du deuxième étage. Je les entends claquer le soir, c'est agaçant.
- Je les avais pourtant fermés, monsieur. Je vais tout de même aller vérifier. Dit le majordome depuis la cage d'escalier.
Jungkook lui sourit. Junho était un homme serviable d'une soixantaine d'années. Il était relativement grand et son corps efflanqué flottait dans son costume trois pièces bleu marine. Le temps avait marqué ses yeux de cernes et de rides, mais son visage était toujours illuminé par son sourire attendrissant entre ses lèvres fines surmontées d'une moustache. Il soignait ses tenues et ne négligeait jamais sa coiffure, prenant soin de plaquer ses cheveux gris en arrière. Il était au service de la famille Jeon depuis deux générations et était devenu un modèle Jungkook. Ils partageaient un lien fort et ce dernier se confiait souvent à lui lorsqu'il en ressentait le besoin. C'était un peu le grand-père que Jungkook n'avait jamais eu.
Jungkook se servit à manger, alléché par l'odeur enivrante de la brioche tout juste sortie du four. Il s'installa à la table de la cuisine, qui donnait sur le salon. Seul le tic-tac des aiguilles de l'horloge habitait l'espace et comblait le silence. Le brunet repensa à ses parents et son frère, partis en vacances sans lui. Un sentiment doux-amer l'envahit ; certes il n'avait pas eu l'intention de partir avec eux, mais il espérait au moins que sa famille resterait auprès de lui. La maison était tellement grande, elle l'était d'autant plus depuis leur départ. Et froide. Qu'est-ce qu'elle était froide. Ce n'était pas seulement son aspect - ancien et lugubre, en pierres grises avec de longs escaliers en bois d'acajou grinçant - c'était l'atmosphère générale.
Jungkook fut mis au monde dans cette demeure victorienne, le jour le plus froid de l'année, sa mère n'ayant pu se rendre à la maternité à temps. On l'emmitouflait dans des vêtements chauds et des couvertures épaisses en installant son couffin près de la cheminée, mais il ne le supportait pas, éclatant en sanglots à chaque fois. Il n'était calme que dans sa chambre bleue au premier étage, la plus à l'ouest de la maison. Ses parents devaient y effectuer des travaux avant la naissance prématurée de leur fils, car l'isolation était défectueuse, rendant la pièce invivable lorsque la température diminuait drastiquement. Mais voyant que cela semblait apaiser Jungkook sans que sa santé ne soit mise en danger, ils aménagèrent la chambre pour la rendre agréable et chaleureuse.
Jungkook était un enfant particulièrement singulier. Il avait des habitudes étranges, comme des tocs. Il avait simplement besoin d'une routine avec des sortes de rituels à effectuer tous les jours. Sa journée commençait par un allé à la salle de bain - celle du deuxième étage, juste au-dessus de sa chambre - pour y prendre une douche bien fraîche, peu importe les saisons. Ensuite, il passait dans chacune des pièces, pour vérifier la fermeture des volets et des fenêtres. Puis il descendait au rez-de-chaussée, pour prendre son petit-déjeuner - toujours le même - avant de remonter dans sa chambre et d'y passer la plupart de son temps. Il ne jouait pas avec son petit-frère, qui demandait pourtant toute son attention. Il préférait rester dans sa bulle, avec ses propres jouets et son imagination.
Jungkook remonta dans sa chambre pour s'habiller. Avant de passer le pas de sa porte, il entendit un bruit. Il se retourna vers le couloir et s'étonna de ne pas avoir vu Junho redescendre. Le parquet étant usé, il n'était pas nécessaire de tendre l'oreille pour savoir que quelqu'un se trouvait à l'étage du dessus. Or, aucun craquement de bois ne se fit entendre.
Il reprit le chemin des escaliers qui menaient au deuxième étage, appelant le nom du majordome en vain. L'étage paraissait très calme, mais le bruit qu'avait entendu Jungkook était désormais plus distinct. Il s'approcha de la salle de bain, celle qu'il avait l'habitude d'utiliser et réalisa que le robinet gouttait. Il resserra le tuyau d'eau froide et le bruit s'arrêta.
Il rebroussa chemin après avoir réglé le problème, avant de sentir un courant d'air chaud provenant de la pièce centrale du couloir, la chambre d'amis, celle qui donnait sur l'escalier. La fenêtre était entrouverte et le volet claquait contre la pierre.
- Junho ! Je croyais vous avoir dit de vérifier la fenêtre ! Lança Jungkook à son majordome, qui devait sûrement être à côté.
Jungkook s'assura d'avoir bien fermé la fenêtre avant de sortir de la chambre. Il sursauta alors, se retrouvant face à face avec Junho, qui se précipitait dans la pièce.
- Je viens de le faire, monsieur. Répondit Junho confus.
- Je m'en suis occupé, ne vous en faites pas. Fit Jungkook, pointant son pouce en arrière pour lui montrer.
Mais en se retournant, ils virent la fenêtre grande ouverte.
Le jeune homme fronça les sourcils, persuadé de l'avoir refermé quelques secondes plus tôt.
- Les fenêtres sont d'origines. Elles n'ont jamais été changées depuis la construction de la maison. Il se peut que les poignées soient usées et difficile à bloquer. Reprit le majordome.
Après une dernière vérification de la poignée, sous les yeux attentifs de Jungkook, Junho reprit ses tâches habituelles.
- Où étiez-vous avant que j'arrive ? Lui demanda Jungkook.
- Dans le bureau à côté, monsieur. Votre père m'a demandé de ranger les cartons qui restaient et de les apporter au grenier. Je vais devoir faire plusieurs allers-retours, il y a plus d'affaires que ce que je pensais. J'ai bien cru que j'avais casser le vase en porcelaine de votre grand-mère lorsque j'ai renversé le carton, heureusement il est intact.
- C'est étrange, je n'ai rien entendu. Et je ne vous ai pas non plus entendu arriver dans la chambre d'amis.
- Vous n'avez sûrement pas fait attention. Quand on vit dans la même demeure depuis tant d'années, les moindres bruits deviennent si familiers qu'on finit par ne plus les remarquer. Ricana Junho, repartant avec ses cartons dans les bras.
Jungkook resta planté devant l'escalier quelques secondes en suivant son majordome du regard, avant de retourner dans sa chambre.
Un jour, après le déjeuner, Jungkook s'installa dans le salon avec un calepin et un crayon à papier. Depuis le début de son adolescence, il avait mis de côté ses jouets, sans délaisser les histoires qu'il aimait se raconter. Il avait pris l'habitude de dessiner les personnages des histoires qu'il s'inventait avant de dormir, lorsqu'il était enfant. Avec les années, son style s'était affirmé et on ne pouvait nier son talent. Sa mère accrochait ses travaux dans tous les coins de la maison et les invités ne repartaient jamais sans complimenter le coup de crayon du jeune homme, lui demandant parfois de leur réserver un dessin signé de sa main. Il laissait désormais ses initiales au bas de ses œuvres, tel un artiste confirmé.
Cette fois-ci, il dessina un personnage féminin auquel il n'avait jamais pensé auparavant. Il l'imagina blonde avec une coupe au carré ornée d'un ruban rouge et une robe blanche évasée jusqu'aux chevilles, avec des fleurs brodées sur le bas. Après plusieurs coups de crayons, il ne vit pas une femme sur sa feuille, mais une jeune fille au corps droit, avec des yeux bleus perçants pourvu d'innocence. Sans qu'il ne sache pourquoi, il eut l'impression de l'avoir déjà croisé sans qu'elle ne lui soit pour autant familière.
En gommant quelques traits pour corriger ses erreurs, il entendit un craquement derrière lui. Il leva la tête, pensant d'abord au crépitement du feu, mais le bois dans la cheminée ne brulait pas ; Junho n'allumait jamais le feu, sur ordre de Jungkook, qui appréciait tant la fraîcheur de sa maison en pierre. Il se leva de son fauteuil, posant son calepin sur le guéridon et fut attiré par le miroir aux ornements dorés, que sa mère avait hérité de son arrière-grand-mère. Il n'aperçu que son reflet, mais il sentit l'envie de s'approcher de plus près. Il se tint devant, regardant ses yeux sombres, quand une lueur blanche passa derrière lui. Il se tourna vers la cuisine puis inspecta autour de lui, la bouche entrouverte et respirant le moins bruyamment possible. Son cœur s'était accéléré et un sentiment désagréable s'était emparé de lui. Un mélange de peur et de confusion. Il fit volte-face lentement vers le miroir et haleta en reculant de deux pas, les yeux écarquillés. Elle était dans le miroir, placée devant lui. Cela ne dura qu'une seconde, mais Jungkook fut persuadé qu'il s'agissait de la fille sur son dessin. Le cœur battant, il déglutit difficilement, tant sa gorge s'était asséchée en quelques minutes. Puis les pages du calepin se mirent à défiler toutes seules, remplies de dessins d'une silhouette noire, qui au fil des pages devenait plus distinguable. Il reconnut son visage, livide et sans vie, dessiné grossièrement et signé de ses initiales. Or, il n'avait jamais dessiné de telles choses. Il referma les pages de son calepin et l'envoya valser au sol avant de filer dans sa chambre.
A la nuit tombée, il partit se coucher, encore perturbé par ce qu'il avait vu dans le miroir. Il s'allongea sur son flanc, remontant le drap jusqu'à sa taille seulement, puis ferma les yeux en essayant de penser à autre chose. Il entendit le plancher du premier étage craquer et reconnu les pas de Junho, qui se dirigeait vers sa chambre à l'autre bout du couloir. Il sentit un courant d'air et leva la tête vers sa fenêtre, qui était fermée. Il se tourna alors vers la porte et souffla, constatant qu'elle était entrouverte. Il la verrouilla à clé, se recoucha dos à la porte et se blottit dans son lit. Quelques secondes plus tard, alors que le silence le plus total régnait dans la pièce, il entendit le frottement des draps et sentit le matelas s'affaisser du côté droit de son lit, sans qu'il n'ait fait le moindre mouvement. Il rouvrit les yeux et fut incapable de bouger, paralysé par la peur. Les secondes passaient et il sentait toujours le poids sur son matelas. Il inspira profondément et prit son courage à deux mains pour se mouvoir lentement sur le dos. Il jeta un coup d'œil à sa droite, sans vraiment tourner la tête.
Il n'y avait rien.
Mais en se redressant légèrement, il remarqua que la porte de sa chambre était grande ouverte, laissant passer la lueur de la lune qui éclairait le sol de chambre. Il se leva à nouveau, se pressant pour fermer cette fichue porte. Cependant, un bruit continu de ruissellement attira son attention. Il sortit dans le couloir, lui aussi éclairé par la lune, et s'approcha des escaliers. Le son venait d'en haut. Il monta les marches sur la pointe des pieds, ne voulant pas risquer de réveiller Junho. Il prit la direction de la salle de bain, guidé par le son qui semblait plus fort au fur et à mesure qu'il se rapprochait. En entrant dans la pièce, il s'étonna de voir l'eau couler à forte pression. Il jeta un coup d'œil derrière lui et s'approcha du rideau de douche, qui était tiré le long de la baignoire. Il déglutit, tendit le bras lentement et tira le rideau d'un coup sec. Soulagé de voir qu'il n'y avait rien derrière, il soupira et s'avança vers le robinet pour couper l'eau froide. Mais en passant maladroitement sa main sous le jet, il se brûla et lâcha un cri de douleur. Il posa sa main contre son torse en serrant les dents et se dépêcha de couper l'eau qui coulait plus fort de sa main gauche. Sa peau se mit à rougir sérieusement sur le dos de sa main. Il fouilla rapidement dans le placard au-dessus du lavabo et en sortit une boîte contenant des pansements. Il enroula sa main d'un bandage et sortit de la salle de bain, espérant ne pas avoir réveillé son majordome.
En arrivant devant la porte ouverte de sa chambre, il sursauta et fit un pas en arrière. Dans le reflet de sa fenêtre, il aperçu la petite fille assise sur son lit, qui le fixait, alors que la pièce était vide.
- Jungkook ! Que se passe-t-il ? S'exclama Junho à l'autre bout du couloir.
Il se précipita vers le jeune homme, qui se trouva incapable de sortir le moindre son de sa bouche. Ses yeux étaient écarquillés et son doigt pointait sa fenêtre. Junho passa devant lui et inspecta sa chambre.
- Qu'y a-t-il ? Je ne vois rien. Fit le majordome, confus.
- Là. Elle était dans la fenêtre, à l'instant. Balbutia le noiraud.
- Qui ça elle ?
- La petite fille. Dans le reflet. Elle me regardait.
Junho s'approcha de Jungkook et posa ses mains sur ses épaules, le regard inquiet.
- Il n'y a personne, Jungkook. Tout va bien. Vous avez probablement fait un mauvais rêve. Assura-t-il.
- Ce n'était pas un rêve ! Je l'ai vu, elle était dans le miroir du salon tout à l'heure !
- Allons, allons. C'est fini, calmez-vous. Dit Junho, caressant le dos du jeune en le raccompagnant jusqu'à son lit. Qu'est-il arrivé à votre main ?
- Je me suis brûlé. Répondit Jungkook, qui estomaqué par cette vision horrifique, en avait oublié la douleur, qui revint de plus belle.
- Il faut passer de l'eau froide sur les brûlures, ça apaise la douleur. Lui conseilla-t-il.
- C'est l'eau froide du robinet de la salle de bain qui m'a brûlé. Je suis monté pour le refermer car il fuyait.
Le majordome pensa que c'était impossible, mais en abaissant le bandage, il découvrit la peau cloquée sur la main de Jungkook. Après lui avoir procuré quelques soins, Junho rassura une dernière fois Jungkook, referma la porte derrière lui et partit se recoucher. Le jeune homme ne ferma pas l'œil de la nuit.
Les jours suivants, l'atmosphère devenait de plus en plus étrange dans la maison. Jungkook se sentait constamment observé et suivi, peu importe la pièce dans laquelle il se trouvait. Il évitait de regarder les miroirs de la maison et les reflets des fenêtres, de peur que la petite fille réapparaisse. Pourtant, il ressentait toujours sa présence. Dès qu'il était occupé à faire une activité quelconque, un frisson lui parcourait la nuque et il se retournait subitement, entendant des craquements étranges derrière lui. Il avait toujours l'impression de voir des lueurs blanches dans le coin de son champ de vision, qu'il fasse jour ou nuit. Et plus il pensait à cette petite fille qui le terrorisait, plus elle semblait apparaitre. Ce cercle vicieux dans lequel il s'était retrouvé l'empêchait de vivre sereinement ; il ne dormait plus, il était constamment épuisé et ça le rendait irritable.
Il s'était lancé dans des recherches, avec l'aide de Junho, pour connaitre l'identité de cette jeune fille. Peut-être était-ce une ancienne habitante de la maison ? Mais Junho apprit à Jungkook que les seules personnes ayant habité ici étaient la famille Jeon. Or, jamais il n'avait eu connaissance d'une petite fille comme la décrivait le noiraud. Aucune trace d'elle dans les livrets de famille, ni nulle part ailleurs. C'était comme si elle n'avait jamais existé. Or, elle hantait Jungkook à longueur de journées. Junho relativisait toujours les épisodes effroyables que lui contait le jeune homme. Non pas qu'il n'y croyait pas, mais c'était son devoir de protéger Jungkook ; alors il faisait en sorte de le divertir, de lui tenir compagnie quand il n'avait pas à s'occuper de la maison et du jardin.
Mais peu importe ce qu'il faisait, Jungkook ne se sentait pas bien. Son mal-être grandissait de jour en jour et ses journées devenaient semblables aux autres. Son quotidien était rythmé par la peur et l'angoisse qui lui tenaient les tripes.
Une idée lui vint alors. Certainement pas la meilleure - il en était conscient - mais il n'avait pas d'autre choix.
En fouinant dans le grenier de sa maison, il trouva un carton rempli des vieilles breloques de son arrière-grand-mère, toutes poussiéreuses mais en état. Et parmi les antiquités conservées dans ces cartons, il découvrit un livre épais revêtu d'une couverture en cuir bordeaux et dont le titre gravé en lettres d'or faisait froid dans le dos. Esotérisme et Spiritualité : entrez en contact avec l'autre monde.
Il prit le bouquin entre ses mains, épousseta la couverture et l'ouvrit à la page où se trouvait la lanière en tissu. Apparemment, la dernière personne qui avait ouvert ce livre était décidé à faire la même chose que Jungkook, puisqu'il tomba directement sur les étapes à suivre pour communiquer avec des entités, grâce à la technique du Ouija. N'ayant pas de planche et de goutte à sa disposition, il fut obligé de se servir de ce qu'il avait sous la main. Il prit alors un verre vide, qu'il posa au centre du grenier. Puis il dessina à la craie les lettres de l'alphabet tout autour du verre, sans oublier d'écrire Oui, Non et Au Revoir. Il alluma quelques bougies, fit brûler de l'encens et s'installa en tailleur sur le plancher grinçant.
Jungkook n'aimait pas ce genre de pratique. Plus jeune, il écoutait les histoires de fantômes que racontait son arrière-grand-mère ; le simple fait de les entendre l'avait rebuté. Mais s'il en était venu à pratiquer ce genre de chose, c'est que cela devenait nécessaire. S'il tentait de communiquer avec ce qui le terrorisait, peut-être qu'il comprendrait la nature de ces évènements et qu'il pourrait enfin être apaisé.
Il lut les instructions du livre à voix haute, comme l'on suivrait une recette de cuisine, et puisa au fond de lui pour trouver le calme et l'attention qui étaient requis. Il inspira à pleins poumons, posa l'index et le majeur de ses deux mains sur le verre et le fit tourner trois fois dans le sens des aiguilles d'une montre.
- Y a-t-il quelqu'un avec moi dans cette pièce ? Commença-t-il, effleurant à peine le verre.
L'ambiance était plutôt calme et pas aussi effrayante que ce qu'on pourrait imaginer quand on pense à un vieux grenier. Ce qui effrayait surtout Jungkook, c'était de s'imaginer qu'une quelconque entité puisse ressentir sa peur et s'en servir contre lui. L'idée même d'avoir peur lui faisait peur. Il se reconcentra, chassant ses angoisses le temps d'un instant et ferma les yeux, dans l'attente d'une réponse. Il distinguait toujours la lueur des flammes des bougies danser devant ses paupières closes.
- Si quelqu'un est avec moi ce soir, manifestez-vous. Reprit-il avec un semblant d'assurance, les mains tremblantes et le bout des doigts frigorifiés.
Un frisson parcourut sa colonne vertébrale et il réajusta sa posture, faisant craquer sa nuque tant il était tendu. Il rouvrit les yeux et s'apprêta à réitérer ses propos, quant soudain, la flamme de la bougie à sa droite s'éteignit. Aucun courant d'air n'avait traversé la pièce et la respiration de Jungkook était bien trop faible pour avoir causé cet évènement.
Avant qu'il n'ait le temps de dire quoi que ce soit, le verre se mit à trembler sous ses doigts et les flammes des bougies vacillèrent ardemment. Le noiraud sentit la chaleur sur ses joues et ses avant-bras. Il sentit aussi que le verre avait une certaine résistance ; comme s'il voulait bouger mais que quelque chose le maintenait en place. Puis les bougies s'éteignirent les unes après les autres et le verre se brisa brutalement sous les doigts du jeune homme. Il sursauta et retira ses mains, quand la porte du grenier s'ouvrit en trombe. La peur au ventre, Jungkook balaya d'un coup de main les lettres dessinées au sol et sortit de la pièce en faisant tomber les objets sur son passage, tandis que son cœur s'emballa dans sa poitrine.
C'était la petite fille. Il en était persuadé.
Il se sentit soudain étourdi et sa gorge s'asséchait étrangement. Il déambula maladroitement dans le couloir, le souffle court, encore sous le choc de ce qu'il venait de ressentir. Machinalement, il arriva à la salle de bain et voulu se servir à boire. Mais une eau bouillante jaillit du robinet, embuant la pièce instantanément. Jungkook se mit à tousser, puis suffoquer, ses poumons le brulaient. A chaque petite inspiration il avait l'impression de s'asphyxier. La panique s'empara de lui et il perdit l'équilibre faisant claquer la porte sous son poids. Il cria à l'aide de toute ses forces, entre ses crises de toux, tambourinant la porte à coup de poing. La chaleur était étouffante, des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes. C'était insoutenable. Puis il se sentit partir doucement, n'arrivant plus à respirer, ni à bouger, ni à penser, avant de perdre connaissance.
Jungkook ouvrit les yeux en sursautant, réveillé par le tintement de l'horloge du salon qui résonnait dans sa grande maison austère. Il eut un frisson, sentant une larme glissait le long de son cou. Il passa sa main sur sa gorge asséchée et déglutit difficilement. Il écarta les draps et sortit de son lit, posant ses pieds glacés sur le parquet. Il s'approcha de sa fenêtre, écartant le rideau du bout de ses doigts. Il entendit la voix de son père, qui ferma le coffre de la voiture. Le regard de Jungkook s'illumina et il frappa à sa fenêtre pour attirer son regard. Son père n'y prêta pas attention. Confus, Jungkook se précipita hors de sa chambre et tomba nez à nez avec Junho.
- Mes parents ! Ils sont de retour ! S'écria-t-il, la voix remplie d'allégresse.
- Jungkook, attendez !
Le noiraud ignora le majordome et dévala les escaliers. Mais en arrivant dans le salon, il s'arrêta net, les yeux écarquillés. La petite fille blonde était assise dans le fauteuil près de la cheminée et fixait Jungkook dans les yeux. Elle leva le bras et pointa son index vers le jeune homme, qui était resté figé sur place. Puis elle se mit debout, sans détourner son regard avant de courir vers lui. Il recula maladroitement, pris de peur puis sentit un courant d'air chaud lui traverser le corps. Sa mère, qui arrivait derrière lui, se pencha en avant et saisit la petite fille pour la porter dans ses bras. Son père entra à son tour dans la maison, suivit de son frère, qui semblait plus âgé.
- Maman, papa ! Les interpella-t-il.
- On est enfin de retour, mon cœur. Dit sa mère, sans le regarder.
Jungkook fronça les sourcils, un air d'incompréhension sur le visage.
- Maman, je suis là. Réitéra-t-il.
- Ils ne peuvent pas t'entendre, Jungkook. Intervint Junho, qui se tenait dans la cage d'escalier, les mains liées devant lui.
Il avait laissé tomber le vouvoiement, comme si cela n'avait désormais plus d'importance, et pour créer une proximité avec Jungkook.
Ils partirent tous dans la cuisine, sous le regard confus du noiraud.
- Junho, que se passe-t-il ? Qu'est-ce qui leur prend ? Fit-il en se tournant vers le majordome, les larmes au yeux.
Le vieil homme baissa le regard, d'un air abattu. Puis il descendit les marches, réduisant la distance qui le séparait du noiraud.
- Junho, je ne comprends pas... L'enfant qui est là... En fait, elle est... Balbutia-t-il, incapable de trouver les mots pour décrire ce qui lui traverse l'esprit.
- C'est June, ta petite sœur. Répondit Junho.
- Ma petite sœur ? Mais je-... Ce n'est pas possible. C'est elle que je vois partout et qui hante la maison. On ne peut que voir les fantômes du passé. Répliqua-t-il.
- Elle ne fait pas partie du passé, Jungkook. Elle est dans le présent, et elle n'est pas un fantôme.
Le jeune homme afficha un air désemparé secouant légèrement la tête, tant cette idée lui parut insensée. Il lança un regard vers la cuisine, voyant ses parents sourire face à leur petite fille qui se chamaillait avec son grand-frère. Junho se tint derrière Jungkook, dont une larme s'échappa du coin de l'œil.
- Je suis mort ? Dit-il d'une voix étouffée, la lèvre inférieure tremblante.
- Viens avec moi, Jungkook. Reprit le majordome, l'entrainant à l'étage.
Ils s'arrêtèrent devant la salle de bain du deuxième étage et Jungkook comprit la raison pour laquelle Junho l'avait emmené là précisément.
- C'est ici que ça s'est passé, n'est-ce pas ?
Le majordome hocha la tête, les lèvres plissées.
- Il y a quelques années, un incendie s'est déclenché dans le grenier, et le feu s'est répandu rapidement au deuxième étage. Ils ont conclu que c'était un accident domestique, certainement dû à des bougies mal éteintes.
- Les bougies... Murmura Jungkook, dont le souvenir revint en mémoire.
- J'ai alors entendu des cris provenant de la salle de bain et j'ai couru. Tes parents avaient mis ton petit frère à l'abri et avaient appelé les secours. Quand ton père s'est précipité pour te sauver, le toit s'est effondré, bloquant l'accès au deuxième étage, où nous nous trouvions. J'ai fait tout mon possible pour ouvrir la porte, mais la poignée en métal était brulante à cause de la chaleur des flammes. Toute la vieille tuyauterie touchée par les flammes bouillait à cause de la température. Malheureusement, les flammes ne m'ont pas épargné. Et je n'ai pas eu le temps de te sortir de là.
Jungkook leva les yeux vers le majordome, ressentant une soudaine vague de tristesse s'emparer de lui. Il était mort aussi, dans des conditions tragiques.
- Pourquoi ne l'ai-je jamais su ? Demanda le jeune homme.
- Tu n'étais pas encore prêt.
- C'est pour ça que nous sommes toujours dans la maison ?
- J'ai déjà fait le deuil de notre mort, mais j'ai promis à ta naissance de toujours veiller sur toi. Je ne pouvais pas t'abandonner, tout seul dans cette immense maison. Avoua Junho.
Tandis que ces nouvelles informations firent sens dans la tête de Jungkook, le décor autour de lui changea, comme s'il voyait enfin l'état de la maison dans sa bonne temporalité, et non plus comme elle était avant sa mort. Cette partie du bâtiment avait été rénové depuis, mais il ne pouvait pas la voir. Du moins, il n'était pas encore prêt à la voir.
Après ce tragique accident, la famille Jeon n'eut plus le courage d'habiter dans ce lieu où leur fils avait perdu la vie. Ils avaient fait leurs bagages et s'étaient éclipsé de la ville pour rejoindre le reste de la famille, laissant derrière eux leurs souvenirs et les fantômes de Jungkook et Junho. Ce ne sont que quelques années plus tard qu'ils décidèrent de revenir et d'entamer des nouveaux travaux de rénovations, afin de s'y réinstaller et de reprendre le cours de leur vie. La famille avait accueilli leur troisième enfant, qu'ils emmenaient avec eux sur le chantier. Quand elle fut en âge de comprendre et de faire ses propres décisions, June eut le droit de choisir sa propre chambre. Elle n'hésita pas et s'installa dans la chambre bleue au premier étage, celle la plus à l'ouest de la maison. Et ses parents ne refusèrent pas, prenant cette décision comme une sorte de signe du destin. Ils comprirent assez vite que June était particulière. Elle partageait beaucoup de points communs avec son frère défunt. En fait, elle partageait bien plus que cela avec lui ; un lien s'était créé entre eux, comme une connexion qui le maintenait en vie, en quelque sorte, dans l'autre monde. Parfois, elle pouvait l'apercevoir sur le fauteuil près de la cheminée, ou dans son dos quand elle se regardait dans le miroir du salon. Elle avait pris l'habitude de le dessiner de sa petite main d'enfant, en le représentant comme elle le voyait - livide et sans vie - vêtu de noir. Le soir, à l'heure du coucher, elle s'assurait de toujours jeter un coup d'œil à l'encadrement de sa porte, pour être sûre que son frère veillait bien sur elle.
- J.J pour June Jeon. Dit Jungkook en regardant les dessins sur son calepin dans le salon.
Il soupira, quelque peu submergé par tout ce qu'il venait de comprendre. Cette nouvelle réalité qui était dissimulée sous un voile depuis des années.
- Qu'allons-nous faire maintenant, Junho ?
- C'est à toi de choisir. Nous pouvons rester ici, ou nous en aller à tout jamais. Proposa le majordome, un sourire chaleureux sur les lèvres.
- L'heure est venue pour toi de te reposer, Junho. Tu peux partir en paix. Répondit le jeune homme.
Il se tourna en direction de la cuisine où June et ses parents mangeaient et sourit tendrement. Il sentit la main de Junho tapoter son épaule, avant que celui-ci ne se dissipe dans les airs.
- Moi je vais rester encore un peu, pour veiller sur elle.
[Note de l'auteure]
Et voilà la dernière histoire, joyeux halloween !
J'espère sincèrement que ce petit projet vous aura plu et diverti, et qu'il vous aura aussi fait frissonner. J'ai essayé de faire cinq histoires avec des mécaniques différentes, donc vous ne serez sûrement pas sensibles à toutes les histoires (d'ailleurs n'hésitez pas à me dire celle que vous avez préférée).
J'ai passé beaucoup de temps sur ce projet, qui traîne dans ma tête depuis des années et qui m'a pris plus d'un mois à préparer. Cet exercice d'écriture d'OS m'a beaucoup aidé en tant qu'auteure, notamment pour des futures histoires longues, donc je l'ai fait avant tout pour moi ; mais j'espère que c'était à la hauteur de vos attentes tout de même.
Merci d'avoir lu, et à bientôt pour de nouvelles histoires !
- Camille🌙
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