13.1 - Douze heures de sursis - Emma


Un silence presque religieux règne dans la bibliothèque universitaire pendant que je termine de ranger mes livres dans l'étagère. Je m'attelle à la tâche de manière automatique. Mon esprit est ailleurs. J'ai eu du mal à me concentrer toute la matinée. J'ai beau me répéter que tout ira bien, mon cœur ne cesse de se fracasser dans ma poitrine. C'est le grand jour. La délibération finale a eu lieu et on doit nous annoncer qui seront les deux recrues sélectionnées pour rejoindre l'équipe officielle. Plus les minutes s'écoulent, plus le stress me dévore.

À onze heures quarante-cinq précises, j'attrape mon sac et je prends la direction du gymnase avec la boule au ventre. J'ai un mauvais pressentiment. En même temps, je n'ai jamais été le genre de fille à voir le verre à moitié plein. Je me rassure en me disant que ce n'est que l'écho de mes propres doutes, mais chassez le naturel, il revient au galop. Durant le trajet entre la BU et les jardins de l'université, cette impression d'échec ne me quitte pas une seconde.

Mon sac rebondit contre ma hanche au rythme de mes pas rapides. Il me reste dix minutes pour être à l'heure et, aujourd'hui plus que n'importe quel jour, je ne peux pas me permettre d'être en retard. Un seul faux pas et le si bel uniforme des cheerleaders dont je rêve tant s'envolera. Depuis que j'ai rejoint l'U-DUB, il y a un mois et demi, je m'oblige à être aussi parfaite que possible dans tous les domaines. Je tiens à mettre toutes les chances de mon côté. Pas d'erreurs, pas d'excuses. Si j'échoue, je ne pourrai blâmer personne d'autre que moi.

Alors que j'atteins l'extrémité de l'allée qui mène au gymnase, stade et patinoire, une voix familière m'interpelle.

— Emma ! Attends-moi !

Je ralentis pour laisser à Layla le temps de me rattraper. Elle arrive essoufflée, mais souriante. Je m'arrête une seconde pour observer son visage joyeux parsemé de petites taches de rousseur. Ses iris verts pétillent de joie, comme à son habitude, pourtant quelque chose dans son attitude diffère. Je ne crois pas l'avoir déjà vue aussi heureuse de se rendre à un entraînement.

— À quoi doit-on cette bonne humeur ? lui lancé-je en guise d'accueil.

Aux commissures de ses lèvres qui s'étirent, je devine que j'ai vu juste. Elle rayonne de bonheur.

— On s'est revus hier soir. Il m'a invitée à dîner, murmure-t-elle.

— Dean ? C'est génial !

— Ce n'était pas vraiment un rencard, hein, mais...

— Mais ?

Elle se mord la lèvre inférieure et je la soupçonne d'essayer de minimiser la chose.

— Mais je crois que je l'aime bien. Genre vraiment bien, ajoute-t-elle en ajustant son bandeau. Il est marrant et il n'a pas cette arrogance qu'ont certains membres des Huskies.

Nous marchons côte à côte pendant qu'elle me raconte sa soirée. Je souris en silence tout en l'écoutant. J'adore Layla. Elle est simple, adorable et j'espère de tout mon cœur que nous intégrerons l'équipe toutes les deux. Si ce n'est pas le cas... Je n'ose même pas y penser. Rejoindre l'équipe sans elle ? L'horreur.

Nous atteignons le gymnase en quelques enjambées. Devant nous, les dernières candidates passer l'entrée. L'instant fatidique approche, j'en ai l'estomac noué. Je prends une grande inspiration avant de me diriger vers la porte à mon tour lorsqu'une voix glaciale me cloue sur place.

— Emma, changement de programme !

Je me retourne lentement vers Andréa qui tient son carnet rouge serré contre sa poitrine. Elle m'adresse un sourire de façade qui n'a rien d'agréable. Durant une courte seconde, les pires scénarios défilent dans ma tête, cependant je n'ai pas le temps de tous les envisager. La vice-capitaine met fin brusquement à mon élan d'imagination.

— Viens avec moi, m'ordonne-t-elle.

Je jette un regard en direction de Layla qui se demande si elle doit m'attendre. Je voudrais bien lui dire de m'accompagner, mais je ne veux pas la mettre en retard. Alors, à contrecœur, je lui fais signe d'y aller sans moi. Dès que mon amie passe la porte du gymnase, je consens à suivre la brune aux cheveux coupés au carré à l'écart. Les doigts crispés sur la sangle de mon sac, je lui emboîte le pas. Lorsque nous nous arrêtons sur le côté du bâtiment, à l'abri des regards indiscrets, je comprends que la discussion qui s'annonce ne sera pas anodine. Sinon, pourquoi m'amener à l'écart ?

— Est-ce qu'il y a un problème ? déclaré-je d'une voix mal assurée.

— Tu n'es pas autorisée à participer à l'entraînement d'aujourd'hui, annonce-t-elle sans préambule.

Un frisson glacé remonte le long de ma colonne vertébrale. Elle sourit à la manière d'un tueur en série sadique qui vient de piéger sa victime.

— Quoi ? Mais... pourquoi ?

Elle lève un sourcil, visiblement exaspérée.

— Je t'avais mise en garde, Emma. Ton niveau sportif est bon, mais pour intégrer les cheerleaders, cela ne suffit pas.

— Pourtant, j'ai fait tout ce qu'il fallait, balbutié-je. J'ai de bonnes notes, je suis à l'heure, je respecte les règles...

— Peut-être, mais ce n'est pas assez. La popularité est tout aussi importante que les compétences physiques, tu le sais. Nous représentons l'université. Chaque membre de l'équipe doit être reconnue et appréciée par les étudiants.

Le poids de ses mots m'écrase.

— Tu as de la chance que la capitaine t'apprécie. Elle a tenu à te laisser une dernière chance de faire tes preuves, continue-t-elle. Tu as douze heures pour nous prouver que tu peux briller dans ce domaine.

— Qu'est-ce que je suis censée faire ?

— On attend un coup d'éclat. Démarque-toi. Affiche-toi avec le quarterback le plus connu, fais un salto depuis le premier étage, traverse le couloir en sous-vêtement, ça m'est égal tant que ça marque les esprits. Et si tu n'y arrives pas, ce n'est pas la peine de te représenter au gymnase.

— Et... si je refuse ?

— Alors, tu connais la sentence.

Je suis sidérée par ses paroles. J'ai l'impression qu'on me laisse une chance pour la forme alors qu'en réalité leur décision est déjà prise. J'espère me tromper.

Andréa s'en va, mais je la stoppe au dernier moment.

— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec Jake ? Si c'est le cas, nous ne sortons pas ensemble.

La brune me toise durant une courte seconde et l'expression qu'elle arbore m'arrache un frisson.

— Ah oui ? Ce n'est pas ce qu'on raconte pourtant sur le campus. Il paraît que Jake a annoncé publiquement que vous sortiez ensemble.

— C'est... c'est compliqué, balbutié-je, les joues brûlantes. Ce n'est pas vrai. Il a simplement...

Elle secoue la tête, comme pour me signifier que ça n'a aucune importance.

— Ne t'embête pas à m'expliquer. Il ne m'intéresse pas et, de toute façon, l'ordre ne vient pas de moi, mais de notre capitaine. Si ça ne tenait qu'à moi...

La suite se devine facilement. Si Andréa avait eu le choix, elle m'aurait déjà exclu des recrues depuis longtemps. Ni plus ni moins. Sur ces mots, la vice-capitaine disparaît à l'intérieur du gymnase, me laissant seule face à mes doutes. Je serre les poings comme si cela pouvait m'aider à contenir toute la haine que je ressens à ce moment. Mon souffle est court, mes pensées sont en vrac et une vague de panique s'empare de moi.

Qu'est-ce que je vais faire ?

Je reste plantée là, devant le bâtiment, les bras ballants. J'ai la tête qui tourne. Les mots d'Andréa résonnent encore dans mes oreilles. Un coup d'éclat. Une preuve de popularité. Elle veut que je fasse quelque chose d'inoubliable, mais quoi ? Je pousse un soupir. Abandonner n'est pas une option. Rien que de songer à cette possibilité, j'entends la voix de ma mère dans ma tête : une Leroy n'abandonne jamais, même quand c'est difficile. Le pire, c'est qu'elle a raison. Est-ce que West a tout laissé tomber quand son équipe s'est retournée contre lui ? Non. Bill s'est relevé quand la vie s'est montrée dure avec lui. Même Jake continue de s'entraîner alors qu'il est blessé. Je ne peux pas accepter la défaite sans me battre. Pas si près du but. Pas après tous ces efforts. Et certainement pas à cause de cette raclure d'Andréa. Cette fille pense pouvoir diriger la vie de tout le monde avec son fichu carnet rouge, mais je ne la laisserai pas faire.

Déterminée, je me dirige vers la voiture de Jake, garée un peu plus loin. Je m'enferme à l'intérieur, balance mon sac sur le siège passager et ferme les yeux durant quelques secondes. À cet instant précis, je ne sais pas ce qui me motive le plus à lui faire ravaler sa langue de vipère : mon envie de rejoindre l'équipe ou le besoin vital de la faire crever de jalousie. Les différentes possibilités tournent en boucle dans ma tête, cependant aucune ne me semble réalisable. Être populaire signifie que je dois faire quelque chose qui implique beaucoup de monde. Si je me donne en spectacle à l'U-DUB, je serais exclue. Où est-ce que je pourrais bien aller ? Chez moi ? Peut-être que je devrais organiser une fête ? Et si personne ne venait ? Je ne suis pas de celles qu'on suit aveuglément. Je viens d'arriver, je...

Je pousse un long soupir. Je me fatigue moi-même à douter de tout. À douter constamment de moi.

Je rouvre les paupières pour fixer mon reflet dans le rétroviseur. La maison de mon oncle Frank est grande. Spacieuse. Avec sa piscine et son jardin, elle est parfaite. C'est la solution idéale. Il ne me reste plus qu'à passer le mot. Je prends une profonde inspiration.

Si je dois relever ce défi absurde, autant le faire à fond.

Je sors de la voiture, puis je retourne d'un pas ferme vers le gymnase. À l'intérieur, les filles discutent déjà en petits groupes de part et d'autre de la salle en attendant l'entraîneuse. Durant un instant, je me dis que ce serait une bonne idée d'attendre Madame Johnson ici, pour lui rapporter ce que nous font subir ses chères cheerleaders, puis je me ravise. Intégrer une équipe quand les membres ne veulent pas de nous ne sert à rien. Je dois les convaincre que j'en vaux la peine.

J'avance près des tapis. Les regards scrutateurs des filles présentes ne tardent pas à peser sur moi. Je prends une grande inspiration, puis je lance, assez fort pour que tout le monde entende :

— Ce soir, je fais une fête chez moi à partir de vingt et une heures. Vous êtes toutes invitées. N'hésitez pas à passer le message.

Un silence stupéfait suit mon annonce. Je ne reste pas pour voir leurs réactions. Je tourne les talons et je quitte le gymnase avant que ma résolution ne vacille. De retour dans la voiture, je consulte l'heure sur mon téléphone. Il est midi trente, le temps presse. Je n'ai jamais séché un cours de ma vie, mais aujourd'hui, je n'ai pas le choix. Je me rends directement chez Frank, tout en listant mentalement ce qu'il y a à faire.

Les heures défilent à une vitesse folle. Je cours partout. Entre le supermarché, le ménage et mon téléphone qui ne cesse de vibrer, je deviens dingue. Je dispose le dernier lampion près du buffet et je m'arrête enfin pour contempler le résultat. Ce n'est pas si mal, pourtant, mon cœur bat toujours à un rythme anormal. Et si ma soirée était un véritable désastre ?

La première personne à arriver est Layla, avec une bonne heure d'avance et trois fûts de bière en sa possession. Elle a tenu à venir me donner un coup de main, ce dont je lui suis infiniment reconnaissante. Avoir un œil extérieur quand on n'a jamais organisé de fête de sa vie ne peut pas faire de mal et d'après elle, il reste encore du boulot. Nous n'avons que peu de temps pour échanger sur ce qu'il s'est passé au gymnase durant mon absence. Mon amie se contente de me dire que, finalement, les résultats n'ont pas encore été annoncés et nous nous concentrons sur les agencements de dernière minute qu'elle propose.

Trrente minute plus tard, la sonnette retentit. À partir de cet instant, elle ne s'arrête plus. Les premiers invités — essentiellement des cheerleaders — et quelques joueurs de foot sont déjà là. La fête commence en douceur. Je fais de mon mieux pour sourire et me montrer accueillante comme le veut mon rôle d'hôtesse. Entre deux allers-retours à la cuisine, je distribue des boissons, plaisante rapidement avec quelques personnes, puis retourne chercher d'autres snacks. Mais à chaque fois que je reviens dans le salon, il se passe quelque chose d'étrange : le nombre de personnes semble avoir doublé. Comment est-ce possible ? Je n'ai invité qu'une poignée d'étudiants, alors pourquoi ai-je l'impression que l'intégralité du campus est en train de débarquer ?

Bientôt, je ne peux même plus traverser la pièce sans jouer des coudes. Partout où mon regard se pose, les pièces sont noires de monde. La plupart des gens présents sont de parfaits inconnus. Je me retrouve à courir jusqu'à la chambre de Frank et la mienne pour fermer les portes à clé, paniquée à l'idée que des couples trouvent ces pièces confortables pour leurs petites affaires. Dans la buanderie, j'ai déjà surpris deux étudiants en pleine action. Penser à ma prochaine lessive me donne déjà des sueurs froides. Après un rapide contrôle dans le jardin, je rentre me mettre au chaud dans la cuisine.

— Tout va bien ? me demande Raven lorsque je la croise.

Je l'attire à l'écart pour ne pas donner à mes invités l'impression de ne rien contrôler... même si c'est incontestablement le cas.

— Non, c'est la pagaille. Comment ça se fait qu'il y ait autant de monde ?

Elle hausse les épaules, comme si tout ça n'avait rien d'extraordinaire.

— Tu n'as pas dit toi-même qu'il fallait passer le message ?

— Si...

— Nous, on nous a dit que tu organisais "la fête du siècle" et qu'il fallait qu'on invite un max de personnes.

— Qui a dit ça ?

En fin de compte, je ne cherche même pas à creuser plus loin. Le mal est déjà fait et je suis à peu près certaine de connaître la responsable de cette situation. La colère monte en moi avant d'être noyée sous une vague d'angoisse. Ce soir, je suis censée briller, mais j'ai plutôt l'impression de m'effondrer.

J'abandonne Raven pour retourner réapprovisionner le buffet. En traversant le salon, je trouve la vice-capitaine en train de siroter tranquillement sa boisson. Le sourire satisfait qui étire ses lèvres n'a rien d'admiratif. Loin de là.

— Quelle fête ! Je n'ai jamais vu de soirée dégénérer aussi vite, siffle-t-elle.

— C'est ton idée, je suppose ? riposté-je, hors de moi.

— Aurais-tu l'obligeance de me dire de quoi tu parles ?

Elle me dévisage, l'air aussi surpris que Raven quand je lui ai posé la question.

— Regarde autour de toi. Ça n'était pas censé se passer comme ça.

— Eh bien, quoi ? Ce n'est pas le résultat que tu attendais ?

Son sourire si parfait m'agace. Un éclat moqueur traverse ses yeux et si je n'étais pas si bien élevée, j'y enfoncerai mes ongles avec plaisir.

— Tu trouves ça drôle ? Ose me dire que tu n'as rien à voir là-dedans.

— Qui a débarqué dans le gymnase en hurlant qu'on devait faire passer le message ? Ce n'est pas moi à ce que je sache. Si j'étais toi, je mettrais le holà avant que ça devienne complètement ingérable.

Elle part rejoindre ses amies et les mots « fête pourrie » et « des filles minables » volent jusqu'à mes oreilles. Je bous littéralement de l'intérieur. J'ai le sentiment d'avoir été piégée. Trahie. Je n'ai jamais eu la moindre chance d'entrer dans cette équipe. Andréa voulait juste me laisser croire que c'était possible pour mieux me ridiculiser par la suite. Je pivote sur mes talons pour trouver Layla, j'ai besoin d'en parler à quelqu'un qui me comprend. Elle vit la même chose que moi, elle sait ce que c'est. Je traverse le salon en sens inverse jusqu'à ce que je l'aperçoive dans les bras de Dean. Je m'arrête net quand je comprends que son copain tente de sécher ses larmes.

Soudain, je fronce les sourcils. D'abord parce que je ne comprends pas ce qui rend Layla si malheureuse — elle était si joyeuse ce matin —, ensuite parce qu'une étrange odeur de brûlé flotte dans l'air. Quand je me retourne, des flammes attirent mon regard. Deux mecs sont en train d'essayer d'éteindre le feu qui se propage sur le plaid du canapé. De la fumée noire s'en dégage et, durant un instant, je crains que toute la pièce ne s'embrase. J'attrape ce qui me passe par la main, une brique de jus, et je cours la vider sur le début d'incendie. Par chance, je parviens à l'éteindre avant que le pire n'arrive. Je chasse du salon les deux garçons responsables de ce désastre malgré leurs excuses lorsqu'une main ferme se pose sur mon épaule, me faisant sursauter. Je me retourne pour faire face à Jake qui me surplombe d'une bonne tête. Il me dévisage avec une colère perceptible. Les éclairs que me jettent ses yeux ne font aucun doute. Il est fou de rage.

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