Chapitre 36

Vendredi 22 février 2018, 15h16.

Pourquoi ce soudain revirement de situation ? Comment son paternel était passé d'un état dépressif pendant lequel il restait essentiellement enfermé dans sa chambre à un statut de père modèle ? Surtout en si peu de temps. Quelques jours plus tôt encore, Zac venait à peine partager leur repas tandis qu'aujourd'hui, il avait coupé le hamburger de sa plus jeune fille afin qu'elle puisse le manger avec plus de facilité. Il avait aussi vivement alimenté la discussion à laquelle tout le monde avait pris part -sauf Charlie et Julian.

La première avait été complètement ailleurs -sûrement sur une autre planète même- alors que le second observait en silence son père qui tentait de reprendre sa place dans leur famille.

Quand la table fut entièrement débarrassée, Mary et Julian préparèrent du chocolat chaud, y mirent quelques mini-marshmallows puis les servirent dans le salon. Charlie s'était assise en tailleur sur le canapé et était blottie contre le flanc de son petit ami. Ce dernier lui avait enroulé un plaid autour de ses épaules quand il avait constaté qu'elle tremblait. Cependant, ce n'était pas à cause du froid mais plutôt la drogue.

Dehors, il s'était remis à neiger et le ciel s'était considérablement assombri. On pourrait penser qu'on était le soir alors qu'il était seulement quinze heures. Léo passa son bras autour des épaules de Charlene, la rapprocha de lui et embrassa sa tempe. Les joues légèrement rouges, elle sourit et se cala mieux contre lui. Après quelques minutes, Zac se leva du sol -où il s'était assis pour jouer avec Ellie- et proposa :

Et si nous faisions un jeu société ?

Oui ! S'exclama la fillette avec enthousiasme. Je peux choisir le jeu ?

Bien sûr, Ellen.

Celle-ci se leva du sol comme un ressort, tapa dans ses mains et courut à l'étage. Le temps qu'elle se décide, le reste d'entre eux avaient bien une dizaine de minutes d'attente. L'homme sonda sa fille aînée d'un regard -la rendant mal à l'aise- puis il avança d'un pas vers elle.

Est-ce qu'on peut aller discuter un instant dehors, toi et moi ?

Pinçant ses lèvres entre elles, Charlie hésita et baissa ses yeux pour les fixer sur ses chaussettes. De quoi voulait-il parler ? Avait-il découvert quelque chose ? Son cœur battait la chamade dans sa poitrine mais elle se força à se calmer. Elle hocha finalement la tête, déposa sa tasse de chocolat chaud sur la table basse, déplia ses jambes et, tout en gardant son plaid sur ses épaules, se leva en douceur parce que sa tête tournait. Alors qu'elle se dirigeait vers la cuisine avec son père sur ses talons, elle croisa le regard de Mary. Cette dernière lui envoya un des petits sourires pleins de douceur dont elle avait le secret et qui l'apaisait toujours. Ils traversèrent la cuisine et sortirent par la porte arrière. Zac descendit les quelques marches pour se tenir debout dans l'herbe mais Charlie, n'ayant pas de chaussures, resta contre la porte. L'homme ne parla pas tout de suite, laissant sa fille sombrer dans ses pensées.

Cette dernière ne pouvait qu'espérer qu'il n'avait aucune idée ou soupçon de la cocaïne qu'elle avait prise avant le repas -et toutes les autres fois. Peut-être qu'il l'avait vu un jour en train de sniffer ses rails sur son bureau alors que sa porte était mal fermée ? Ou peut-être qu'elle n'était pas aussi discrète qu'elle le pensait quand elle gobait un cachet d'ecstasy ?

Son cerveau mit en scène toutes sortes de scénarios alors qu'elle le regardait fouiller dans sa poche, sortir un paquet de cigarettes et s'en allumer une. Les bras croisés sur sa poitrine, Charlie attendit qu'il parle tout en essayant d'occulter les idées de son esprit. Finalement, après une ou deux minutes, elle n'avait plus du silence.

Tu voulais qu'on parle alors vas-y, déclara-t-elle en se balançant d'un pied à l'autre. Parle.

Zac, qui se tenait de profil par rapport à elle, lui jeta un regard en biais alors qu'il expirait lentement la fumée de sa cigarette.

Je suis au courant de ce que tu fais, Charlene.

À ces mots, le cœur de celle-ci s'arrêta de battre pendant plusieurs -longues- secondes puis il reprit avec tant de vigueur et de violence qu'elle ne pouvait entendre rien d'autre à part les battements frénétiques et son sang qui pulsait dans ses veines.

Elle le savait : il était au courant ! Elle aurait dû être plus discrète. Vérifier que la porte de sa chambre était bien verrouillée ou que personne était aux alentours. Peut-être même arrêter la cocaïne, l'ecstasy et les joints quand elle était chez elle ? Non, pas ça. Se rendre dans les bois derrière la maison sous le couvert d'une promenade aurait été surement suffisant. Elle y aurait été cachée.

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas qu'il avait continué à parler avant moins d'une ou deux minutes.

... que tu ne veux pas me laisser approcher. Tu as peur que je vous fasse du mal à ton frère, ta sœur et toi. Je comprends tout à fait, Charlene, assura Zac. Je n'étais pas là pour vous alors que vous aviez besoin de votre père et tu as perdu ta confiance en moi. Mais je vais tout faire pour la regagner.

Ces mots-là, contrairement à ceux d'avant, furent comme un baume apaisant pour son cœur et son esprit : son père n'était au courant de rien. Charlie émit un discret soupir de soulagement.

Ces derniers jours, je me suis rendu compte que vous aviez dû tout assumer Julian et toi. Vous êtes devenus des adultes avant l'heure. Je dirais même que vous êtes devenus des parents pour votre petite sœur.

Il le fallait, grogna Charlie. Elle n'avait plus que nous.

Je sais et j'en suis désolé. Mais vous allez pouvoir reprendre votre place d'adolescents maintenant. Je suis là pour réassumer mon rôle, affirma l'homme. Je te le promets. Est-ce que tu penses pouvoir me faire confiance à nouveau ?

Je ne sais pas, papa, avoua-t-elle. Il me faudra du temps... pour te pardonner et t'accepter de nouveau comme un soutien fiable pour nous.

Zac hocha distraitement sa tête et écrasa son mégot de cigarette dans le cendrier en forme de fleurs laissé sur une des marches. Dans la maison, on pouvait entendre la voix joyeuse d'Ellie et les exclamations enthousiastes des autres. Il s'apprêtait à retourner à l'intérieur mais Charlie se posta devant la porte et durcit son regard.

Juste : ne leur fait pas de mal. Tu ne dois pas les abandonner, pas encore une fois. Ils comptent bien trop sur toi.

Je ne le ferais pas, jura-t-il solennellement. Je serais à la hauteur de leurs attentes et j'espère que tu pourras me pardonner. 

À son tour, elle hocha la tête, le fixa un instant puis le laissa passer et le suivit dans la cuisine.

Papa, Charlie ! Appela Ellie depuis le salon. Venez vite, on commence !

Charlene vient reprendre sa place contre Léo et regarda son père s'asseoir à même le sol aux côtés de sa plus jeune fille.


Vendredi 22 février 2018, 22h58.

Il était tard aux alentours de vingt-trois heures et Charlie était debout dans le noir. Son petit ami ne l'avait pas senti se lever et dormait toujours à poings fermés dans le lit. L'adolescent surveillait qu'il ne se réveillait pas du coin de l'œil alors qu'elle s'habillait pour braver le froid. À petits pas silencieux, elle s'approcha du lit, s'accroupit et tira doucement son sac de voyage de dessous puis se redressa.

Mmh, marmonna Léo dans son sommeil.

Charlie se figea pendant un instant puis se remit en mouvement après s'être assurer qu'il dormait toujours. Elle déposa un très léger baiser sur les lèvres de Léo et sortit de la chambre avec son sac en bandoulière sur son épaule. Elle descendit les escaliers, s'assura de rester silencieuse et jeta un coup d'œil au salon où Zac et Ellie avaient créé une tente avec des draps, des coussins et des couettes. Ils étaient profondément endormis sur un matelas gonflable qui avait l'air très confortable. Charlene observa son père qui gardait un bras protecteur autour d'Ellie. Après un moment, elle se détourna finalement, récupéra les clés de voiture de son père sur le meuble du hall et alla ouvrir la porte d'entrée. Elle la referma derrière en faisant attention à ne pas la claquer, se précipita dans l'allée où était garée la voiture de Zac et monta derrière le volant. Elle démarra, fit une marche arrière, passa à côté de la voiture de son petit ami et se mit en route pour Boise. À un feu rouge assez loin de chez elle, Charlie alluma la radio et augmenta immédiatement le son quand elle se rendit compte que c'était une musique qu'elle appréciait.

When it's killing me, when will I really see, chantonna-t-elle alors qu'elle tapotait sur le volant du bout des doigts en rythme avec la mélodie. All that I need to look inside.

Le feu passa au vert, Charlie accéléra. En gardant un œil sur la route, elle fouilla dans la petite poche de son sac et trouva le paquet de cigarettes qu'elle avait volé à son père. Elle en coinça une entre ses lèvres et l'alluma d'un geste de la main. Elle jeta le briquet sur le siège passager sans faire attention où il tombait et, après avoir mis en route le chauffage, elle ouvrit sa fenêtre pour souffler la fumée dehors.

Arrivée à Boise, elle puisa dans sa mémoire pour se souvenir où était la maison des parents adoptifs de Lucy et roula un peu à l'instinct. Son amie l'attendait devant la maison, avachie sur les marches du perron et les yeux dans le vague. Quand elle repéra Charlie, elle attrapa son propre sac de voyage, se leva et courut jusqu'à la voiture. Elle repoussa les affaires de la brune sur le sol, s'assit en tailleur à la place du passager, claqua la portière et posa l'arrière de son crâne sur l'appuie-tête.

Salut, s'exclama la conductrice en baissant le son de la radio.

Mmh.

Charlie mit son clignotant et se réinséra dans la circulation.

Est-ce que tu es fatiguée, L ?

Bordel, ouais, grogna l'adolescente d'une voix presque éteinte. Je n'ai pas dormi depuis deux putains de jours.

Lucy avait tendance à être plus vulgaire et à plus jurer quand elle était fatiguée ou en colère.

La brune lui lança un bref regard pour voir qu'elle frissonnait de froid et se recroquevillait dans le fauteuil. Charlene jeta son mégot de cigarette par la fenêtre et la referma alors qu'elle tournait pour prendre la direction des montages. Les deux amies avaient décidé que c'était là où elles voulaient aller.

Tu n'as pas demandé à Boone de venir avec nous ? Questionna-t-elle distraitement en s'arrêtant à un stop.

Lucy redressa sa tête et lui lança un de ses regards les plus désagréables.

Evidement que je l'ai fait, grogna-t-elle. Il ne voulait pas venir parce qu'il emmène sa meuf visiter des appartements ce weekend.

L'amertume transperçait sa voix. Au feu rouge, Charlie tourna son visage vers elle.

Ses cheveux étaient désormais un mélange de blond et d'orange -qui n'était pas aussi laid qu'on aurait pu le penser. Ils semblaient secs et sur le point de casser. De grandes cernes sous ses yeux marrons détonnaient son teint pâle. Ses joues étaient creuses, et ses lèvres étaient gercées. Ses vêtements dégageaient une légère odeur de marijuana. En gros, elle était dans un sale état.

Charlene se demandait quel état elle se trouvait. Après tout, les deux filles consommaient les mêmes drogues et presque toujours ensemble.

Gardant ses yeux sur la route, la brune tendit sa main et attrapa celle de son amie pour la serrer. Cette dernière grommela quelques mots et renifla bruyamment.

Est-ce que ça va, meuf ?

Lucy ne répondit pas. Un fait étrange puisqu'il était difficile de faire taire la jeune fille. Charlie braqua un instant ses yeux vers elle et put voir qu'elle sanglotait, les larmes dévalant ses joues en silence. Prise au dépourvu, elle s'empressa de garer la voiture sur le bas-côté, se détacha et tourna son corps vers son amie. Les pleurs se firent plus bruyants, comme si c'était autorisé maintenant qu'ils avaient été remarqués.

Hé, dis-moi ce qui ne va pas L.

L'ancienne blonde haussa les épaules alors qu'elle portait ses mains à son visage pour le camoufler et se mit à sangloter encore plus fort si c'était possible. Charlie tenta de l'apaiser avec des caresses dans le dos mais les pleurs ne diminuèrent pas, au contraire.

Lucy, chérie... Qu'est-ce qui se passe ?

Je ne sais pas, sanglota la jeune fille. Je ressens tant de... d'émotions différentes que je n'arrive plus à les distinguer et les gérer.

Charlie regarda par le pare-brise et réfléchit à quoi dire. Ça ne devrait pas être difficile : elle comprenait ce qu'elle ressentait. La conductrice se refocalisa sur son amie et passa tendrement sa main dans ses cheveux.

Ne t'inquiète pas, Lucky-Luke. On va gérer ça ensemble, assura-t-elle. Je vais me remettre en route et quand j'aurais trouvé l'endroit parfait, on s'arrêtera et on se fumera un bon petit joint, d'accord ?

Essuyant ses larmes distraitement, Lucy hocha la tête. La brune se réinstalla, attacha sa ceinture et reprit la route vers leur destination -les montagnes. De temps à autre, elle jetait des coups d'œil à une Lucy vulnérable, recroquevillée dans le fauteuil.

On va s'en sortir, OK ?

L'ancienne blonde hocha une nouvelle fois la tête mais on vit clairement qu'elle n'était pas totalement convaincue. Le cœur de la conductrice se serra et ses lèvres se pincèrent.

Cette semaine, Charlie se croyait la personne la plus heureuse de la terre, de toute la galaxie, de toute la création. Était-ce cette semaine seulement, ou bien à des millions d'années-lumière ? Elle pensait que jamais l'herbe n'avait eu d'odeur aussi verte, que le ciel n'avait jamais été aussi haut. Et maintenant, tout s'est écroulé et elle voudrait se fondre dans le néant stupide de l'univers et cesser d'exister.

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Média : Charlie qui fume

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