Qui veut la paix...

[On découvrit récemment cette lettre dans le bureau de M. ***, à côté de son corps. Nous la publions ici dans le secret des identités, parce qu'elle nous a paru éloquente et de nature à éclairer nos lecteurs sur la mentalité paradoxale de l'homme contemporain.]


Il faudrait que je fusse soulagé mais je ne le suis point. Ce qui devait faire la solution de mon embarras a, au contraire, aggravé mon mal. Je n'ai jamais été si désespéré qu'aujourd'hui, c'est pourquoi, nul remède ne me paraissant possible, après cette confession, je ne serai plus.

J'étais pourtant heureux de quitter le tribunal, il y a dix jours, après mon affaire de dix ans, voisin envieux, grincheux, injuste, dont il fallut ce procès pour me défaire. J'en fus quitte après tous les contentieux et recours, toutes les chicanes et degrés de juridiction, tous les appels et différés. Dix ans d'existence à lutter, à consulter, à anticiper ; dix ans de haine inextinguible poussée par des motifs révoltants et vénaux. Un accaparement de chaque moment. Dix ans.

Enfin, au terme de ces dix années, la paix. Soudaine, aveuglante, inaltérée. J'avais enfin gagné mon procès. Définitivement.

Il y a dix jours que j'ai quitté le tribunal dans la certitude de ma tranquillité.

Je devrais être heureux. En réalité, je ne puis plus vivre.

Je me souviens bien de l'immense satisfaction à l'annonce du verdict. Dans la lumière marmoréenne, sur les marches veinées du palais de justice, une joie sans borne, une plénitude parfaite, le sentiment d'un triomphe. Le ciel d'un bleu très pur rayonnait sur mon corps en une réverbération chaleureuse qui était comme une vibration, tandis que je promenais mes jambes sur le trottoir de la rue, délivré de ce maudit procès, victorieux, et sans crainte.

Oh ! on ne s'imagine pas le bonheur sans mélange d'un être en paix. L'absence de tout reproche, la conscience claire, nettoyée, lavée du doute, sans préoccupation, sans la moindre culpabilité, comme la salvation divine, publique et intérieure. Un poids tout à coup évanoui, envolé, légèreté incroyable, sentiment d'une harmonie, si plaisante, si douce ! Les bâtiments, les arbres et les parterres me paraissaient nouveaux, d'une tendresse, d'une amativité, d'une présence extraordinaires, comme si tout se donnait à contempler, s'offrait à mon regard inédit, débordant de louanges. Une bonté large émanait de mon âme, comme si j'avais été vidé d'un pus, et tout l'univers semblait imprégné de salubrité.

En marchant jusque chez moi, mes mains appréciaient le tact insensible du vent léger, son murmure favorable, son odeur douce, et j'avais l'impression de respirer pour la première fois comme l'enfant qui naît, ou comme le poumon expirant un cancer après l'opération. La vie, après la longue mort de la guerre paralysante, réinvestissait mon esprit.

Je me surpris moi-même de ma paix supérieure. Tout était instant, tout était immédiat, tout était sans projet, sans avenir, ouvert et aisé. Je songeai alors que depuis dix ans, je n'avais jamais eu cette quiétude, que la fin de mes soucis avait eu l'effet d'un exorcisme, et que j'étais autre que ce que j'avais été durant une décennie. Et même, ce contentement soudain me fit peur, une vraie peur de pleine bouffée de joie, parce que cet événement peut-être ne se renouvellerait jamais plus : je vivais sans doute un plaisir si intense que rien d'autre n'égalerait ce moment d'extase. J'en fus troublé.

Rien d'autre... Nul autre moment... L'avenir, à l'instant si ouvert, me parut tout à coup une perspective où je devais m'engager. Que faire ? Que faire à présent ? Vers quel désir neuf poursuivre ma route ? Quel projet et quel but ?

C'est alors, là, qu'une vision terrible accabla mon esprit, dont je ne me remis jamais.

L'excitation de l'affaire était retombée. Or, qu'avais-je encore ? Que me restait-il ? dès lors que l'injustice était réparée, quelle ressource demeurait ? Qu'avais-je encore à construire ? Par quel acte faire valoir une noblesse ? Par quoi me justifier ?

Comment exister ?

Mon dénuement me sembla plus complet qu'il n'avait jamais été quand je compris que tout ce par quoi j'avais été pendant ces dix dernières années, ce procès permanent, ce souci de toujours, venait de s'évanouir sans retour possible. Et mon réflexe – je l'avoue avec honte – fut alors de penser à quelque autre voisin que je pouvais soumettre, selon l'idée d'un préjudice dont j'aurais pu me plaindre, rien que pour me forger de nouveau un combat dont l'issue aurait pu me rendre fier.

Horreur !

Quand je perçus cette tentation, mon cœur en fut affligé plus que si j'avais disparu. Je n'avais rien, n'étais rien en-dehors du conflit. Je rentrai chez moi, effaré, inquiet, vaincu par la paix, écrasé par l'horizon inconnu du calme et de la prospérité.

Je ne dormis pas, ce soir-là, et fort mal les nuits suivantes.

Dix jours aujourd'hui que je vis dans l'angoisse : j'ai gagné, et je n'ai plus l'espoir. Je crois voir des litiges partout, qui m'appellent et auxquels je ne veux succomber ; or, si je porte plainte, assurément on me prendra pour un menteur et un procédurier, et je suis sûr que je ne pourrais me regarder encore, m'estimer, m'aimer comme par le passé. J'avais confiance en ma cause. Désormais, c'est trop tard. Je sais ce que je suis.

On ne devrait jamais gagner un grand procès. J'envie mon adversaire qui a perdu, parce qu'il garde la satisfaction éternelle de se lamenter. C'est quelqu'un qui ne redoute rien et qui est bienheureux d'avoir une misère à colporter.

Je vais prendre le pistolet que j'ai acheté hier, et m'en brûler la cervelle. Nul ne saura vraiment, même après avoir lu cette lettre, qu'il n'existe pas plus tourmenté qu'un homme en paix.

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