Mes deux moitiés
La nuit inondait l'au-dehors, par-delà la cuisine de la maison inconnue où il attendait.
Chaise bon marché, table en faux bois, papier peint usé, d'un vert passé. Un lustre à néon, blanc à la lumière trop forte. Il était assis, immobile. La porte-fenêtre en plastique donnait sur la campagne inerte et noire. Il regardait vers l'ouverture, vaguement, comme une béance, comme un vide. Il songeait.
Il n'y avait que lui – un silence opaque et lourd. Personne d'autre.
Personne.
Il ne voulait pas s'effondrer. Il ne voulait pas se mettre à pleurer.
Il avait trouvé la maison isolée, perdue dans les champs. Là, il avait vu le grand sac de toile brun, dans un coin de la cuisine, étalé sur le carrelage, long de plus d'un mètre, pareil à ceux, pratiques, qu'on utilise dans les exploitations agricoles.
Rempli. Renflé. Sombre.
Il avait compris tout de suite. Il s'était arrêté, tout s'était arrêté. Il ne l'avait même pas ouvert. Il s'était assis pour réfléchir un peu. Il y avait un vieux téléphone gris sur la table, posé sur un support, avec un fil négligé qui rejoignait une prise au bas du mur.
Sa solitude soudaine, après tant d'affolement, lui faisait l'impression d'une fin des temps.
Et il attendait sans rien dire, sans même avoir la force de crier.
***
C'était pourtant vrai qu'il n'aurait pas dû. Mais vrai aussi que la tentation avait été énorme : peu auraient résisté. Un comptable comme lui, avec un client pareil. Deux millions de dollars, à cacher, à gérer, à faire fructifier, arrivés d'un coup. Lui dont le bureau fonctionnait mal : une affaire inespérée, un pactole incroyable, quelque chose de stupéfiant.
« Mr Smith » : c'est ainsi que le client prétendait s'appeler. Une blague : on n'avait jamais entendu un Smith avec un tel accent italien. Il ne l'avait jamais vu : toujours une voix au bout du fil, calme, traînante, et tous les papiers signés dans sa boîte aux lettres.
Le compte d'un fantôme. Fait pour disparaître aussitôt en cas d'ennui.
Probablement un fantôme qui vendait de la drogue, quelque chose comme ça. Un fantôme tout blanc. Un fantôme avec de l'argent à blanchir.
C'était bien : il prenait le forfait, et il prenait la commission. C'était bien, mais ça suffisait à peine ; en fait, ça ne suffisait pas. Des dettes à régler. L'agence ne prenait pas, il s'était implanté dans un mauvais quartier : les commerçants du coin, sur lesquels il avait misé, n'avaient pas besoin d'un comptable, ou ils en avaient déjà un autre. Sally ne se plaisait pas dans l'appartement où ils s'étaient installés, et Jane n'arrivait pas à se faire des amis dans sa nouvelle école.
C'était un mauvais début dans la vie.
Tout en y repensant, dans la clarté artificielle de ce néon immobile et pâle, il ne parvenait pas à regretter ce qu'il avait fait, il ne réussissait pas à trouver la faille de son idée. Il avait beau se remettre mentalement dans la situation d'alors, de façon si réaliste qu'il se sentait de nouveau plongé en arrière, la même pensée surgissait à nouveau, copie spontanée et conforme de celle qu'il avait formée naguère, et il était tenté, là, d'agir exactement de la même manière.
C'était évident, et clair, et – juste. Oui, c'était même juste. Il y avait droit. C'était comme une sorte de rétablissement.
Il avait tout bien préparé, et puis, sans rien dire à personne, prétextant à Sally qu'il avait fait un héritage d'un parent éloigné, il s'était envolé en Californie avec sa famille et avec...
... les deux millions.
***
Là, il avait remboursé ses dettes et ouvert un cabinet qui tournait mieux.
Sa carte de visite ne comportait pas son nom de famille cette fois, rien qu'un logo à initiales. Tout allait prendre enfin un bon départ : rien que d'y repenser, dans cette cuisine anonyme et morne, dans cette cuisine de fin du monde, un reste d'éclair jaillissait en lui, reflet d'un souvenir fleurissant d'une autre vie.
La Californie... Pays épatant ! Soleil superbe, l'océan pacifique, les villas qu'on pouvait au moins côtoyer, climat rayonnant... Même les gens semblaient briller, on aurait dit qu'ils portaient des lunettes de soleil fichées au corps. L'appartement n'était pas parfait, il était même un peu plus petit que l'ancien, mais Sally aimait l'exposition et riait de nouveau. Jane parlait souvent de ses nouvelles amies.
Tout était allé à merveille. Pendant cinq mois.
Jusqu'à il y avait trois jours.
Il rentre du travail, content : perspective avec un entrepreneur de papier en gros. Il ouvre la porte, dépose sa mallette, pressé d'annoncer la nouvelle, de parler de l'opportunité. Tout est devenu tellement excitant, tellement riche à présent...
Personne. Sally et Jane nulle part.
Aussitôt, une sonnerie. Exactement aussitôt. Il décroche.
La voix rauque de Mr Smith au téléphone. Son téléphone, sa ligne fixe de Californie. La ligne qu'il n'avait mentionnée à aucun des contacts de son autre vie...
Calme. Lente. Une sorte de lassitude. « Nous avons un problème, Mr Peterson. »
***
D'une impulsion énergique et brutale, il frappa du poing dans le silence glacé, comme s'il voulait briser la table ou sa main. Est-ce qu'il ne l'avait pas rendu, cet argent ? Est-ce qu'il n'avait pas fait de son mieux ? De quoi pouvait-on lui en vouloir ? De quoi pouvait-on le punir ? Il avait fait exactement ce qu'il avait pu.
La moitié. Un million. C'était ce qu'il restait. Une rançon d'un million de dollars, qu'il avait réunie et versée en moins de trois jours. Le reste... Le reste était parti, envolé dans les dettes et les frais, l'agence, l'appartement... Une bague de fiançailles pour Sally, une en or avec le diamant idéal qu'il avait été sur le point d'offrir. Il revendrait la bague, revendrait l'appartement, revendrait l'agence. Mais il lui fallait plus de temps. Juste quelques semaines de plus. Car il était réellement décidé à payer.
Il avait dit cela à Smith, au bout du fil. Smith au fichu accent italien qu'il ne supportait plus, qui le hantait partout, qu'il avait envie de broyer. « Je vous donne la moitié tout de suite. Sur le compte que vous voulez, par virement. Rendez-moi Sally et Jane. Comment vont-elles ? »
De l'autre côté, le même timbre obstiné et blasé : « Ce n'est pas la moitié, Mr Peterson. Non. »
Il prononçait « mouatié » d'une manière insupportable.
« C'est tout ce que j'ai. Qu'est-ce vous voulez de plus ? Je vous promets le reste sous quelques jours, le temps de réunir la somme.
— Ce n'est pas la mouatié, Mr Peterson. C'est le tout. Non. Ou bien vous n'aurez aussi que la mouatié.
— Oui ! s'était-il empressé de répondre. La moitié, si vous voulez ! Gardez l'autre un moment. Je vous assure que d'ici quinze jours, j'aurai les deux millions. Vous me la rendrez. »
Un silence alors, dans une attente désespérée.
Et puis Mr Smith avait répondu, d'une voix monotone, importunée, celle d'un homme à qui l'on donne encore du travail à faire :
« Si vous voulez. La mouatié. Je vous donne l'adresse. »
***
Peterson avait trouvé la maison. Il était entré dans la cuisine. Il avait vu le sac. Compris qu'il n'y avait personne. Et il s'était assis.
Il avait réfléchi à tout ça. Précisément comme ça.
Bon sang ! qu'est-ce qui lui était passé par la tête ? Il aurait dû mieux le connaître, de Smith. Un Italien plus dangereux qu'il n'aurait cru. Probablement pas que de la drogue, en fin de compte...
Mais lui, un comptable. Un comptable, naturellement, ça pense que deux moitiés de deux, ça fait un. Et il n'avait même pas indiqué laquelle des deux il voulait retrouver, Sally ou Jane, parce que, il le savait, il n'aurait jamais su faire un choix aussi difficile. N'importe, puisqu'il allait retrouver l'une des deux. Puisqu'il avait l'intention de rembourser le reste bientôt.
Il eut un violent sursaut quand le téléphone près de lui se mit à sonner, une sonnerie trop forte, mécanique, disparate. Mais il n'approcha pas sa main tout de suite. Au lieu de cela, il tourna le visage vers le sac, dont la coloration brune s'étendait à présent sur le carrelage blanc en nappe rouge, une mare de sang.
Et le téléphone, obstinément, sonnait.
Et Peterson, les yeux écarquillés, d'où coulaient des larmes de frustration, amer et choqué, ne répondait pas, songeant, songeant...
Il se demandait s'il était prêt à payer, et combien, combien pour retrouver – l'autre moitié de Sally et de Jane.
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