Les Gêneurs

En entrant dans le réfectoire, son plateau à la main, il fit l'effort de garder son calme. C'était chaque fois la même chose quand il devait côtoyer des gens. Même des collègues. Se contenir. Résister. Une lutte continue pour ses nerfs endurcis. Le dessein de toute une vie depuis qu'il était en âge de comprendre. Ne pas se laisser aller. Tâcher d'en oublier la plupart, dans l'instant. Se montrer d'une indulgence exemplaire. Supérieure. Détachée. Un véritable martyre du quotidien.

La moitié d'entre eux consultaient leur portable avec indifférence, dans une impolitesse de bêtes asociales et insomniaques. Il émanait de cette attitude fermée un aveuglement lourd de troupeau, une atmosphère de turpitude où le seul fait d'appartenir à l'espèce humaine suscitait le doute ou bien la honte. De cela, il avait déjà pris l'habitude, ainsi que de la laideur des êtres, de leur manque de distinction, de leur si pauvre faculté de direction : peu d'hygiène physique, vêtements pratiques, conscience sourde, mauvaises manières, airs mal éveillés – ils dormaient peu, longtemps occupés à des divertissements de foule sur des écrans brutaux et accapareurs.

Il s'assit à côté d'elle, parce qu'il y avait là une place libre. Elle gueulait, au milieu de son espace étréci de parfum violent, encore tout chargé d'alcool. Comment peut-on seulement vouloir se reparfumer avant d'aller déjeuner ? songea-t-il. Ça lui échappait. Il sut aussitôt que son repas serait gâché, que tout ce qu'il mangerait aurait la saveur acide de ce parfum de femme lui remontant âcrement au fond de la gorge.

Tant pis. Une épreuve, encore une. L'accepter, prendre sur soi. Ne pas feindre qu'un reproche servirait à quelque chose. Incorrigibles, tous : c'est ainsi, on n'y peut rien. S'offusquer hautement ? nul n'aurait compris. D'ailleurs, son voisin de gauche entamerait bientôt l'orange qu'il s'apprêtait à éplucher, de sorte qu'il ne percevrait bientôt plus le goût de rien. Pas grave. Pas important.

Oui, seulement elle gueulait, et ses oreilles proches n'y étaient pas encore tout à fait accoutumées.

Elle avait toujours une voix haut perchée, criarde, aiguisée, mais quand elle s'agaçait comme ça, quand elle s'outrait de quelque chose, s'encourageait aux vexations, ce son atteignait des limites blessantes où elle vociférait sans nulle précaution.

Elle était tant absorbée qu'elle ne fit pas mine de pousser son plateau qui empiétait sur sa table. Il dut se résoudre à manger les coudes serrés, cependant qu'elle déblatérait en mauvaise soprano hystérique. Vraiment, se dit-il, est-ce que les gens ne peuvent pas moduler leur voix ? Est-ce qu'ils ne peuvent pas se rendre compte par eux-mêmes qu'ils importunent ? Est-ce qu'ils finissent par avoir l'impression que cet air exaspéré qu'on leur rend toujours est exactement la mine des gens ordinaires ? Est-ce qu'il y a besoin qu'on perde l'audition, qu'on soit hospitalisé d'urgence dans des spasmes de crispation nerveuse pour qu'ils s'aperçoivent enfin qu'il faudrait qu'ils se corrigent rien qu'un peu ?

Il tâcha de l'ignorer, reporta son attention sur son vis-à-vis, le mari de la première. Spectacle non moins pénible : celui-ci ouvrait une bouche démesurée en mastiquant sans retenue de façon qu'on puisse contempler l'amas pâteux d'aliments broyés et confondus en une bouche large, prémices semi-dévorées de ce qu'on voyait déjà dans l'assiette et que, dès lors, on ne pouvait plus imaginer autrement qu'à moitié digérés par les sucs gastriques.

« ...pas venue à la réunion générale ! continuait la cantatrice ratée. Ça me choque ! et j'ose le dire : je suis vraiment, vraiment choquée ! »

Elle, choquée ? Mince ! elle n'en avait pas du tout l'air, et c'est souvent qu'elle avait été absente à de telles réunions. Alors, ne pas le remarquer, sans doute. Courtoisie de façade. Tout va très bien ; du moins, tout est normal.

« De qui parlez-vous ? » aventura-t-il aimablement.

On ignora sa question, elle ne voulait que suivre son idée : il est bien des gens chez qui parler implique l'oblitération des ressources auditives. Il écouta, donc, en entamant son entrée de parfum alcoolisé à l'orange vomie. Il ne tarda pas à comprendre de qui on parlait.

« Moi, je fais ce qu'on me dit, continua-t-elle. J'agis en bon soldat obéissant.

— C'est évident, fit le mari. La fonction, tu l'aimes ou tu la quittes !

— Exactement ! Autrement, c'est cracher dans la soupe ! C'est comme les tomates ! »

Il n'entendit pas la comparaison avec les tomates, mais il n'entendait pas en général le tiers des imbécillités qu'on lui déclamait – c'est qu'il s'agissait, précisément, d'imbécillités sans fond : c'était toujours un vent lointain d'âneries éhontées et plus ou moins ignobles qui lui parvenait comme au travers des vitres de son jugement instruit. Ses doigts ne tremblaient plus depuis longtemps, son cerveau blasé d'écœurement devait perdurer au sein de ces immondices verbales. Raidir son dos. Garder le visage impassible. Risquer, à l'occasion, une plaisanterie dérisoire pour le salut de son âme déliée.

Le pire, c'est qu'il savait pourquoi « elle » ne s'était pas rendue à la réunion ; il le savait depuis qu'il lui avait franchement demandé, la veille, si elle y viendrait le lendemain – ce que probablement personne n'avait osé. Elle lui avait même communiqué son excuse parfaitement valable, douloureuse même, d'une nature infiniment personnelle et touchante. Sans vouloir glisser d'indiscrétion, il voulut les prévenir :

« Vous savez, il y a des individus, dans certaines circonstances, qui... »

Il fut interrompu avant d'aller plus loin. Son exergue était déjà trop long, et, d'impatience, on avait écourté le message.

« C'est pénible, lui répondit-elle renfrognée, comme tu es toujours contradictoire !

— C'est pourtant facile d'être d'accord, ajouta le mari. Mais toi, non : tu le fais exprès pour te montrer. C'est usant, usant, usant !

— D'ailleurs, les absents ont toujours tort, tu devrais bien le savoir ! Tout le monde sait ça ! tout le monde est d'accord avec ça ! »

C'est pourtant à peine s'il avait émis une réserve. Il retint sa respiration qui, s'il s'était écouté, s'il avait pris les choses au sérieux, aurait pu s'accélérer – mais non. Voulut rétorquer. Mais vit aussitôt à qui il avait affaire. Son cœur, qui commençait à taper un peu fort contre ses côtes, se rasséréna bientôt. Ce n'était rien. Il n'y tenait pas tant.

Il sourit – ses sourires avaient quelque chose d'indiscernable, il en avait acquis une variété qui se manifestait en plissements millimétrés et invisibles aux grossiers. Il souffla, aussi, imperceptiblement, un souffle de tranquille mesure.

« Ce n'est pourtant pas compliqué : elle doit être aux réunions, ou bien elle ne fait pas son travail. Point. D'ailleurs, elle a manqué les deux précédentes. »

Il savait que c'était faux, mais il hocha humblement la tête, comme-il-faut.

Tout le monde manifesta son approbation, même les amateurs de jeux vidéo, pour le seul plaisir de la provocation. Il n'avait pas la cote, décidément, il gênait depuis un moment. L'affaire était instruite d'avance et promptement jugée, avec cette sorte d'esprit qu'il faut pour choisir ou non si l'on prendra du dessert. La grégarité impliquait d'être d'accord avec le couple dominant, dont l'une parlait fort et l'autre mastiquait ostensiblement. C'était juste une question d'atmosphère et de bonne entente générale. On ne dérogeait jamais à ce principe : favoriser l'agrément du bétail humain.

Toutes ces viandes, entre deux cafés, rapportaient l'agitation de leur insignifiance en propos passionnés et illusoires où le proverbe animal, cette lie boueuse de l'esprit humain, était toujours ce qui se percevait le plus et résumait le mieux la qualité et la profondeur des pensées.

Il finit son repas en silence, parvenant sans difficulté à suivre des conversations sans tenue, débats insensés et anecdotes fabriquées de toutes pièces et rapportées comme vraies. Il songea, en écoutant ces inepties, aux articles qu'il avait en cours, construisant des associations complexes dont il n'aurait su le moindrement faire entendre autour de lui rien que le concept rudimentaire.

Il présentait, cependant qu'il réfléchissait, tous les aspects de la normalité la plus quiète et la plus distanciée.


                                                                      ***


« Tu ne dors pas ? demanda-t-elle de sa voix criarde à laquelle il était habitué depuis des années.

— Non. Trop énervé, dit-il fermement. Je repense à ce midi.

— Ah ! Exactement comme moi ! » hurla-t-elle d'exaltation tendue.

Elle sauta fauconnement sur la lampe de chevet dont elle actionna l'interrupteur de ses doigts griffus.

« Je ne le supporte plus, poursuivit-il.

— Il me tape sur le système !

— Son air prétentieux.

— Il met vraiment une mauvaise ambiance !

— Il n'est pas solidaire.

— Ça, oui ! Et toujours à chipoter sur des détails !

— Jamais d'accord.

— On dirait qu'il contredit toujours par principe !

— M'étonne pas qu'il prenne sa défense, à elle.

— Eh oui ! Qui se ressemble s'assemble !

— Doivent coucher ensemble.

— Tu m'amuses !

— Il écrit, à ce qu'il paraît.

— Oui ! Encore des trucs froids et ennuyeux à mourir !

— Sans doute. »

Il insupportait tout le monde, c'était clair. Rien que partager cette réalité procurait une sorte de soulagement. Pourtant, le cœur battait fort, toujours ; la respiration était oppressée – quoique un peu moins depuis qu'on pouvait échanger. C'était bon, toujours cette purgation ! Admettre l'importunité, c'était déjà commencer à guérir le mal. Toutes les douleurs à présent se soignaient ainsi : en parler net, s'en débarrasser d'un coup, et évacuer toute la culpabilité. Grégairement. Il n'y avait plus que des thérapies collectives et des fautes extérieures.

« Il est tard. Il faut dormir.

— Oui !

— On essaiera de faire quelque chose. Ça ne peut plus durer.

— Oui !

— Je crois même que c'est l'avis général. »

Il lui sembla héroïque d'avoir dit ça, d'avoir de si bonnes raisons. Comme elle l'aimait depuis toujours, sans faillir ! Comme elle s'en apercevait régulièrement à de tels indices, à de telles réflexions !

Elle éteignit alors la lumière, ses mains moites tremblotant un instant avant d'atteindre le bouton. Puis ils se retournèrent nerveusement, les yeux encore hallucinés d'écrans – tard ! tard encore ! si tard ! une vie de perpétuel assoupissement enténébré – vibrants et palpitants des incompréhensibles subtilités de l'univers, mais infiniment rassurés, au fond, de l'assurance de la mutualité de leur exaspération.

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