Le Syndrome P du Crocodile du Nil

« Merci d'être venu aussi vite » dit le docteur Susan Levy au docteur James Hartmann. « Il est arrivé hier. Il nous a été envoyé en urgence : hospitalisation sans consentement avec Soins de Péril Imminent. »

Malgré son anxiété, elle prit un instant pour observer Hartmann qu'elle n'avait vu qu'en vidéo dans quelque page d'information. Elle n'avait pas particulièrement suivi son procès, cependant elle se souvenait de lui tel qu'il était au début de l'affaire : un homme vigoureux d'une quarantaine d'années, rayonnant de résolution et d'autorité. Mais les poursuites l'avaient visiblement miné : le scandale ne remontait qu'à trois ans, mais il en paraissait quinze de plus : ses cheveux avaient pâli, il se tenait un peu voûté et portait à présent des lunettes.

Elle s'inquiéta aussitôt si elle avait bien fait de l'appeler, mais elle jugea qu'il était trop tard. De toute manière, elle n'avait rien à perdre, elle ne tiendrait compte de son avis que s'il lui semblait sérieux. Elle continua :

« Ici, à la clinique Ste Thérèse, on ne sait pas traiter de tels patients. Vous comprenez, nous ne sommes qu'une petite structure psychiatrique, et ce n'est que le deuxième que nous recevons qui présente ces symptômes.

— Qu'est devenu le premier ? »

La voix de Hartmann était étonnamment claire, en quelque sorte en opposition avec sa physionomie. De toute évidence, ce timbre indiquait un esprit toujours actif et vigilant. Susan en fut rassurée.

« Le premier, répondit-elle, était déjà très affecté quand il a été admis. Il ne s'alimentait plus depuis des jours et sa déshydratation était avancée. Son état ne lui permettait pas de recevoir un traitement psychologique.

— Et il avait signé un refus de soin. Et ce refus n'avait pas été invalidé juridiquement malgré son internement.

— Comment le savez-vous ? Le patient était considéré responsable, sa faculté de jugement n'était pas altérée. Malheureusement, il n'a pas survécu. C'est pourquoi j'ai pris l'initiative de vous faire venir en tant que spécialiste, en dépit de... »

Elle n'osa achever sa phrase. Il la regarda étrangement, et elle comprit qu'il savait ce qu'elle avait voulu dire. Elle enchaîna :

« Pensez-vous pouvoir faire quelque chose ? C'est que notre service est surchargé en ce moment, et... »

C'était pire : à présent, elle avait l'air de vouloir se débarrasser d'un patient.

Il la dévisagea encore, après quoi il dit calmement :

« Ne vous inquiétez pas. En général, ils n'occupent pas une chambre très longtemps ».


                                                                      ***


« C'est ici. »

Susan frappa à la porte et entra la première.

Il y avait là un petit canapé, une jolie table et une télévision au mur. Assez spacieuse et coquette, la pièce était lumineuse, tapissée de blanc et pourvue d'une large fenêtre qui donnait sur un parc. On eût dit une chambre d'étudiant, s'il n'y avait eu le nécessaire lit médicalisé. À Ste Thérèse, on veillait au confort des malades.

Le patient, assis sur le lit, se tourna vers les médecins. C'était un homme d'une maigreur affolante, perdu dans des vêtements qui semblaient flotter autour de son corps. Comme pour les cas d'anorexie sévères, ses pommettes saillantes et son visage cave donnaient à ses yeux une expression large, humide et angoissée. Le regard du patient, auquel il était difficile de prêter un âge, était intelligent et attentif, bien qu'on y devinât un épuisement physique et peut-être moral.

Susan s'avança.

« Mr K***, dit-elle, laissez-moi vous présenter le Dr Hartmann. Il m'a proposé son soutien pour m'aider à résoudre votre problème. »

Hartmann et K*** se regardèrent.

« J'ai déjà entendu parler du Dr Hartmann, dit K***.

— J'ai aussi entendu parler de vous, Mr K***, répliqua Hartmann.

— Vous ne me guérirez pas, fit K*** avec moins de défi que de certitude. Et vous le savez très bien.

— C'est possible. Mais je voudrais que vous répondiez à quelques questions en présence de ma collègue. »

K*** parut réfléchir.

« Comme vous voudrez, dit-il. Du moment que vous ne me forcez à rien.

— Je vous le promets. »

Et d'un geste, Hartmann invita Susan à s'asseoir sur la chaise du bureau.

Alors, à partir de ce moment précis, tout s'écoula pour elle à la façon d'un rêve étrange et fascinant : elle ne fut plus actrice de la situation mais le simple témoin d'une conversation qui la laissa comme une débutante, entièrement stupide et absorbée. Elle ne se rendrait compte qu'une heure plus tard qu'elle n'avait rien dit ni pris une seule note de tout l'échange qui avait eu lieu. Tout s'était passé, bizarrement, ainsi qu'en ces longues et contemplatives absences où l'esprit reste halluciné, comme prisonnier d'un songe évocateur et puissant.

Hartmann demeura debout. Il semblait inflexible, pareil à une statue.

« Savez-vous pourquoi vous êtes ici, Mr K*** ?

— Je maigris. Mes proches s'inquiètent. Ils pensent que je suis anorexique. Ça leur paraît dangereux.

— À votre avis, est-ce qu'ils ont raison ?

— Eh bien... J'ai lu des choses sur l'anorexie, et je sais que je ne suis pas anorexique. Quant à savoir si ce qui m'arrive est dangereux, je crois qu'ils ont à la fois raison et tort.

— Vous pourriez expliquer ?

— Vous savez très bien, Dr Hartmann. Vous êtes spécialiste des cas comme moi.

— C'est juste. Mais j'aimerais que le Dr Levy entende vos explications. »

Le patient se tourna un instant vers Susan.

« Il ne fait aucun doute que je vais mourir : en ce sens, ce qui m'affecte est dangereux pour ma santé. D'un autre côté, je ne serai bientôt plus en vie, ce qui est plus salutaire que tout ce qu'on peut imaginer.

— Voulez-vous dire que vous souhaitez mourir ?

— Je ne souhaite pas mourir. Je veux n'être plus. Je veux disparaître.

— Avez-vous une raison précise de désirer cet anéantissement ? Vous est-il arrivé quelque chose qui a contribué à cette idée ?

— Non. Ou plutôt... C'est venu peu à peu... Mais c'est inébranlable à présent. On ne peut pas obliger les gens à vouloir aller quelque part.

— Pouvez-vous répéter cette phrase ?

— On ne peut pas... Vous savez, il y a cette agitation partout. Tout le monde court en tel endroit, revient ailleurs, rêve d'un autre lieu. C'est toujours comme ça. Eh bien, j'en suis venu à trouver ce comportement profondément dégoûtant, je veux dire de rechercher éternellement une place à infester, un lieu où se répandre. Ça ne réfléchit pas. Ça vit dans toute son abjection. Ça abime tout, égoïstement. Ça n'est conscient de rien et ça pousse d'instinct comme une plante putride et vénéneuse. Ça veut seulement survivre, proliférer et tenir plus de place quelque part. C'est tout cela qui fait l'homme, ce parasite, rien de plus. Regardez ! Mais regardez donc si vous ne me croyez pas ! »

Et K*** saisit une télécommande et, d'une pression rapide, sélectionna une chaîne d'information à la télévision. L'écran s'alluma et une image curieuse apparut : c'était, vue de dessus, une rue flanquée de bâtiments. En bas sur la droite, une foule amassée derrière des voitures se distinguait à peine en points innombrables et confus, semblable à quelque écoulement bariolé. Devant elle, des agents de police braquaient leurs armes dans la direction opposée. En haut dans le coin de l'image, on pouvait lire un mot : « Direct ».

« Vous voyez bien. C'est déjà le deuxième cette semaine. Et nous ne sommes que jeudi. »

Et il éteignit l'image, apparemment plus répugné que surpris.

« C'est toujours la même chose, ajouta-t-il.

— Et vous dites que vous êtes conscient de cela.

— Oui. J'y suis même devenu extrêmement sensible. C'est si atroce, si indigne, si sordide cette contamination ! Alors, j'ai décidé d'y renoncer. La vie, à tout point de vue, est une chose immorale et abjecte.

— Mais alors... »

Hartmann, par cette pause, suscita une attention particulière.

« Mais alors, pourquoi ne pas y mettre un terme vous-même ? Pourquoi vous laisser enfermer ici sans rien faire ? »

K*** le fixa étrangement et le médecin lui rendit un regard où germait en loin une profonde compassion.

« Je sais que vous faites semblant de ne pas comprendre, mais je vais vous répondre quand même. Je ne veux pas mourir, je ne veux aller nulle part, sauf que cette possibilité n'existe pas. Pourquoi la pensée de devenir un cadavre pourri et encombrant me répugnerait-elle moins que le reste ? Au surplus, je ne veux occuper aucun enfer ni aucun paradis où ma présence serait encore déplacée. Et... savez-vous quoi ?

— Quoi ?

— L'idée de la réincarnation m'est, de toutes les perspectives envisageables, l'horreur la plus suprême. »


                                                                      ***


Le débriefing eut lieu quelques minutes plus tard dans la salle de garde.

Comme les infirmières avaient été priées un peu précipitamment de quitter l'endroit, aucune d'elles n'avait éteint la télévision allumée en ce lieu, et les images de l'opération de police en cours, entrevues dans la chambre du malade, se poursuivaient aphones dans cet autre espace exigu.

Susan tâchait de reprendre le contrôle d'elle-même. Déroutée par la manière de Hartmann, elle désirait ne pas perdre l'autorité qui lui était logiquement dévolue au sein de son service, et cependant elle se demandait quelle thérapie proposerait son collègue pour venir à bout de ce mal qui habitait si profondément la pensée de Mr K***.

Elle s'assit derrière l'un des bureaux encombrés. Avant qu'elle ne s'aperçût que la télévision était allumée, elle sentit que le visage de Hartmann était fixement tourné de ce côté du mur.

« Pardon, docteur ! » s'écria-t-elle en découvrant – et en comprenant avec horreur – l'image qui était diffusée.

Elle s'affola de cette déconvenue et, désirant la faire cesser immédiatement, elle chercha la télécommande sous maints papiers, tourna fébrilement ses regards dans cent directions, songea enfin à s'approcher de l'écran mais qu'elle ne savait où presser pour l'éteindre.

« Docteur Levy » articula Hartmann.

Elle s'arrêta net au milieu d'un mouvement.

« Laissez. Ça ne me fait plus rien à présent. »

Elle eut le temps de se sentir un peu ridicule, puis tous deux s'assirent. Elle ne voulut pas laisser s'installer un silence.

« Quel est votre diagnostic, docteur ?

— C'est à vous de dire le vôtre. À partir des paroles du patient, pourriez-vous tenter un diagnostic d'exclusion ? »

Elle savait que c'était un moyen pour lui de tester ses compétences, cependant elle ne doutait pas d'être capable de répondre à sa demande.

« Il ne s'agit pas à proprement parler d'une dépression, commença-t-elle, en dépit d'une perte du désir, dans la mesure où le patient ne ressent pas véritablement de baisse d'humeur et où son estime de soi n'est pas dégradée en raison inverse de son environnement. Je veux dire que si sa pensée s'accompagne effectivement d'une attitude pessimiste et d'une dévalorisation de son univers, Mr K*** n'exprime pas de négativité le touchant particulièrement – pas de tendance suicidaire par exemple – ni de pessimisme irrationnel : cette négativité est incluse dans un système plus vaste et cohérent de mépris universel. Du reste, le patient a indiqué qu'il n'avait pas vécu d'événement négatif à l'origine de son état.

— Oui. Continuez.

— Il ne s'agit pas non plus d'un cas d'anorexie mentale, en dépit des symptômes physiologiques et de l'absence de désir. Il n'est nullement question d'une lutte active contre la faim ni d'une conduite addictive ; le patient n'exprime visiblement aucune forme de plaisir à son comportement alimentaire. On trouve bien en revanche quelque chose de l'ordre de la culpabilité et de l'ascétisme : il y a peut-être une volonté sous-jacente de contrôler un univers qui lui paraît nocif. Mais cette volonté, curieusement, n'implique rien de personnel : elle s'inscrit dans une réflexion somme toute assez logique.

— Oui. Est-ce tout ?

— C'est à peu près tout. Il ne s'agit évidemment pas d'un trouble obsessionnel, encore moins compulsif. Le patient n'indique pas de phobie aiguë, ni de puissante source d'inconfort, ni de peur délirante ou de pensées incontrôlées et récurrentes. C'est davantage une toile de fond existentielle et presque philosophique. Il y a ataraxie, avec expression d'un dégoût global. Je vous avoue franchement que ce cas me déconcerte. »

Hartmann attendit un instant que l'analyse fût bien terminée. Puis il dit :

« Vous procédez méthodiquement, Dr Levy, vos conclusions sont impressionnantes : en peu de temps, vous êtes parvenue à révéler toute la complexité du cas. Cependant si vous permettez, vous auriez pu arriver aux mêmes conclusions à partir d'une observation unique. Vous rappelez-vous la phrase que j'ai tenté de faire répéter à Mr K*** ?

— Il était question, je crois, du lieu... de l'endroit où... Je ne sais plus exactement, mais le problème de l'espace est revenu à de nombreuses reprises au cours de l'entretien.

— Oui. Le patient a dit exactement : "On ne peut pas obliger les gens à vouloir aller quelque part". Vous souvenez-vous à présent ?

— Oui, je me souviens.

— Eh bien, cette seule phrase suffit à éliminer tous les cas que vous avez mentionnés. Un patient dépressif, anorexique ou atteint de T.O.C. veut toujours être quelque part. Malgré l'absence caractéristique de désir positif, il exprime du moins son souhait d'être ailleurs, ne serait-ce qu'en présence de la mort. Or, vous remarquerez qu'il n'y a rien de semblable ici.

— Oui. C'est en effet très singulier.

— Et même, à bien y réfléchir, cette attitude ne consiste pas seulement en la négation du désir ou de la vie, mais en son abstraction même : c'est ce qui vous fait justement parler de rationalité dans ce cas. Le patient ne veut pas, pour autant il n'est pas plus disposé à ne pas vouloir, ce qui se manifeste dans l'expression d'un blocage au sujet d'un endroit où aller. Or, ce qui définit l'homme, c'est bien davantage cette projection de l'individu dans un lieu que toute autre chose ; et c'est ce qui me fait dire que de tels patients, en quelque sorte, ne sont plus précisément humains. »

Susan ne répondit pas : c'est qu'elle n'était pas sûre de cette conclusion inhabituelle et sinistre. Mais elle était dorénavant certaine que Hartmann avait identifié le cas pathologique de Mr K***.

« Alors qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. De quoi souffre le patient, et comment le guérir ? »

Il la regarda étrangement.

« Savez-vous combien de cas similaires j'ai reçus lors de ma dernière année d'exercice à l'hôpital de S*** ? »

Elle hocha négativement la tête.

« Trente-quatre. En un an. Et selon mes informations, ce nombre est en constante augmentation. »

Elle écarquilla les yeux. Il poursuivit :

« C'est ce qui me fait dire que ce mal est relatif à notre époque, qu'il est en quelque sorte conjoncturel et appelé à se développer dans notre société. Car à ma connaissance, il n'en existe aucun précédent dans les siècles passés : le syndrome est totalement inconnu, c'est pourquoi j'ose dire qu'il était encore réellement inexistant il y a une dizaine d'années. C'est celui que j'ai appelé : le syndrome P du Crocodile du Nil – P pour Passif. Vos soupçons étaient bel et bien fondés.

— Pouvez-vous m'expliquer ce syndrome ?

— Bien sûr. Mais au préalable, il me faut vous exposer l'origine de cette appellation. Savez-vous qu'en Égypte se trouve le plus grand crocodile du monde, désigné sous le nom de crocodylus niloticus laurenti – laurenti, du nom du zoologiste autrichien ? »

La question étant purement rhétorique, Susan resta attentive mais ne répondit point.

« Ce crocodile, outre sa masse et sa force impressionnantes, possède un autre attribut digne d'intérêt : c'est que son "caractère", pour ainsi dire, varie considérablement selon l'état de son environnement.

« Ce que vous devez savoir, c'est que le fleuve Nil où il évolue connaissait autrefois en été une crue importante. C'est d'ailleurs le dépôt des limons fertiles issu de cette crue qui fut à l'origine de l'antique civilisation égyptienne. Mais aujourd'hui, cette crue n'existe plus, ou plutôt elle se limite à une région peu étendue située au nord du lac Nasser, en amont du haut barrage d'Assouan, achevé il y a cent ans en 1970.

« Dans cette région seule, on trouve encore des crocodylus niloticus au comportement naturel. Pourtant, ce que je vais vous expliquer s'applique tout aussi bien aux crocodiliens issus d'autres régions du monde lorsqu'ils sont placés dans des conditions similaires. Écoutez bien à présent ce que je vais vous dire :

« Le crocodile du Nil est une espèce aquatique : l'eau lui est indispensable, et pour bien des raisons. Mais comme il se reproduit et pond durant la saison humide, sa population atteint un nombre très important à peu près au moment où s'amorce la saison sèche. À partir de là, son habitat est condamné à rétrécir de mois en mois, et même bientôt de jour en jour.

« Peu à peu, à cause des fortes chaleurs, des lacs entiers vont devenir des étangs, et nombre de ces étangs finiront eux-mêmes pas plus grands que des mares. Or, les crocodiliens ont naturellement besoin d'espace : ce n'est d'ailleurs pas tant pour se nourrir... Mais peu importe, voici alors ce qui arrive :

« Bien qu'en période faste les crocodiliens soient relativement placides, on a constaté que certains crocodiles deviennent de plus en plus agressifs à mesure que leur habitat se réduit. En fait, ce sont eux qui tuent la plupart de leurs congénères quand ils ne supportent plus leur promiscuité. Ces individus ne sont pas forcément les plus jeunes ou les plus forts, mais ce sont toujours eux qui passent l'année et qui survivent jusqu'aux prochaines crues.

« D'un autre côté, ce qui a échappé à nos chercheurs, c'est le comportement des autres crocodiles, ceux qui sont la proie des plus agressifs. Tandis qu'ils sont d'ordinaire très propres à se défendre, dans ces périodes de sécheresse ils deviennent indolents et mous, ce que le manque de nourriture ne suffit pas à expliquer. Leur volonté, semble-t-il, est largement émoussée, et ils se laissent littéralement dévorer. »

Hartmann, ici, se tut. Susan, que l'exposé n'avait pas cette fois captivée au point de perdre toute initiative, risqua la question suivante :

« Quel rapport cela a-t-il avec ce dont souffre Mr K*** ? »

Sans un geste, Hartmann répondit :

« Mr K*** est pareil au crocodile du Nil de type passif. Son instinct lui dicte que son environnement est surpeuplé, et il se laisse mourir, sans plus de raison. Bien sûr, chez l'homme, tout cela s'accompagne de pensées symptomatiques, et ce sont elles que nous avons révélées tout à l'heure.

— Mais... je ne comprends pas. Vous dites que le crocodile a besoin d'eau et que son comportement se modifie à mesure que son habitat diminue. Pourtant l'être humain, lui, ne vit pas en milieu aquatique : il n'est pas contraint de lutter pour rester en vie.

— Le croyez-vous ? Mais le crocodile non plus, comme je vous l'ai dit, n'a pas véritablement besoin de se battre pour survivre : il semble qu'il pourrait attendre jusqu'aux prochaines crues et que son métabolisme serait capable de supporter un jeûne prolongé. Quant à nous, notre habitat se définit comme l'espace individuel dont nous ressentons le bénéfice. C'est par ailleurs plus une question d'espèce que d'individus.

— Je ne comprends pas cette observation.

— Il est inutile que j'évoque devant vous une notion aussi contestée que la résonnance morphique, mais vous savez en quoi consiste la sélection naturelle. Eh bien, au sein des espèces elles-mêmes se situe un point limite au-delà duquel leur développement se trouve naturellement limité. Or, savez que la population mondiale a dépassé 15 milliards d'individus il y a deux ans ?

— Eh bien ?

— Eh bien notre espèce exagère, et la nature nous le fait savoir - c'est une théorie déjà ancienne que j'admets avoir reprise à mon compte. La prolifération des maux naturels est toujours le signe d'une invasion excessive : il y a eu les épidémies et les virus mortels ; puis il y a eu les guerres, ce trouble compliqué de l'humeur ; et enfin le cancer et les maladies auto-immunes ; tout cela pour nous empêcher, comme dirait Mr K***, "d'occuper encore une place nouvelle". Mais l'homme est coriace et trouve une solution à tout. En revanche...

— Oui ?

— En revanche, il est une chose contre quoi toutes nos sciences ne peuvent rien, et c'est l'accroissement de notre sentiment individuel de culpabilité et de dégoût de l'homme. La nature avait posé ce fondement dès l'origine de notre civilisation en nous suggérant l'adhésion au christianisme, c'était peut-être pour elle une sorte de levier sur lequel elle savait pouvoir agir en dernier recours : Mr K***, comme tous les patients qui présentent ce symptôme, se sent indigne de vivre.

— Mais si ce que vous dites est vrai, ce sentiment devrait gagner rapidement une grande partie de la population. Et même, logiquement, il devrait être latent en chacun de nous : comment expliquez-vous que je ne l'éprouve pas moi-même ?

— Parce que les symptômes, seulement, sont plus ou moins marqués. Par ailleurs, je prétends que vous éprouvez vous-même ce sentiment.

— Vous croyez ?

— J'en suis sûr : n'avez-vous pas dit au cours de votre diagnostic que la culpabilité de Mr K*** était fondée sur des bases rationnelles ? N'avez-vous pas mentionné que ses arguments vous paraissaient logiques et cohérents ? Et n'avez-vous pas indiqué par cela même que, d'une façon plus tout à fait inconsciente, vous souscriviez à son constat en le légitimant ? Je soupçonne d'ailleurs que c'est pour cette raison que vous m'avez convoqué : vous ne savez pas comment guérir ce dont vous souffrez vous-même, quoique de façon moins aiguë. »

Susan ne sut quoi répondre. Les allégations du Dr Hartmann lui semblaient de plus en plus incroyables et mystiques.

« Peu importe, trancha-t-elle. L'important est : savez-vous comment guérir Mr K*** ? »

Alors, pour la première fois, Hartmann se laissa aller à un bref silence où ses pensées rencontrèrent une espèce de regret lointain mais perceptible.

« Quoi que nous fassions, dit-il, lorsque les patients retournent à la société, ils se retrouvent de nouveau envahis par tous les signes habituels et collectifs de la culpabilité : on leur répète qu'ils consomment trop d'aliments, trop d'énergie, que leur performance ne justifie pas – ou si peu – leur survie ; et leurs symptômes reviennent aussi vite. Il n'y a qu'un seul patient que j'ai jamais réussi à guérir. »

Le Dr Levy, mu par un terrible pressentiment, sentit un long frisson courir sur sa peau.

« Comprenez-vous : pour annihiler la culpabilité d'exister, il faut rétablir la vitalité et la jouissance. C'est à ce seul prix que l'on peut réhabiliter la volonté et le désir, mais pour cela, il faut plus qu'une thérapie comportementale qui ne suffit qu'à supprimer des obsessions. C'est une raison, ici, qu'on doit nécessairement établir, c'est une philosophie qu'il convient de proposer pour remplacer celle qui préexiste. C'est pourquoi il faut de l'Épicure et surtout du Nietzsche pour en venir à bout... Or, j'ai fait cela, avec l'un d'entre eux.

— Mon Dieu ! souffla-t-elle. C'était lui !

— C'était lui en effet. L'expérience confirme qu'on lutte en vain contre la nature : le crocodile de type P, lorsqu'il est remis en confiance et en liberté, devient inévitablement le crocodile de type A, c'est-à-dire le crocodile actif et agressif, celui-là même qui, il y a trois ans, a tué au hasard quatorze personnes dans un supermarché ainsi dont trois policiers. Et c'est encore un crocodile de la sorte, dit-il en montrant la télévision, qui est traqué actuellement et qui finira par être abattu en direct sur la chaîne qu'on voit. Et croyez-moi, ils seront de plus en plus nombreux.

— Vous voulez dire qu'on ne peut rien faire ? Mr K*** est condamné ?

— Droguez-le si vous pouvez. Éteignez en lui toute faculté de penser : c'est tout ce qui est en votre pouvoir si le Droit vous le permet. »

Rien qu'un silence consterné accueillit cette conclusion irrévocable.


                                                                      ***


Devant l'hôpital, là où les buildings en construction, déjà hauts, commençaient si tôt à cacher le soleil, Susan voulut saluer une dernière fois le Dr Hartmann à l'air libre. Elle éprouvait le sentiment bizarre d'être tombée dans un piège, car il était clair que jamais son confrère n'avait espéré lui venir en aide. Pourquoi, alors, s'était-il présenté ? Sans doute avait-il profité de l'inexpérience de la jeune psychiatre pour lui exposer ses théories. Peut-être, tout simplement, avait-il ressenti le besoin de voir du monde et de parler à quelqu'un après la façon dont, quoiqu'innocenté pénalement, il s'était retiré lui-même de la communauté des médecins.

Devant le bâtiment – c'était inévitable en ces temps de technologie –, d'autres écrans projetaient encore l'attentat en direct, et des badauds, fascinés par le dégoût – actif ou passif – procuré par la puissance humaine, formaient à proximité un petit groupe de curieux et fixaient l'image en silence avec plaisir ou appréhension, dans le bourdonnement incessant des paroles du présentateur qui n'avait pourtant rien à dire.

Hartmann s'apprêtait à s'éloigner dans la rue. Alors elle lui demanda, bouleversée d'une façon insondable et poussée par une audace dont elle ne se serait jamais crue capable :

« Et vous, docteur ? Quelle sorte de crocodile êtes-vous ? »

Il se retourna aussitôt.

« Moi, j'ai les moyens d'habiter à la campagne, dans une grande propriété sans voisin. Mais... j'ai tout de même acheté des armes à feu, soi-disant pour me défendre au cas où. Ceci dit, je suis de moins en moins sûr qu'il s'agisse du véritable motif. »

Il l'observa un instant, mais son esprit solitaire semblait déjà passé à autre chose. Puis il dit doucement « au revoir », et partit.

Un long moment, Susan resta seule sur le trottoir. Elle songeait encore à cette rencontre et aux nombreuses ramifications du syndrome qu'elle s'était fait exposer, et elle s'inquiétait de son impuissance devant le cas de son patient auprès de qui elle devrait tout de même tenter quelque chose – quand, d'un coup violent, retentit sans prévenir un bruit d'enfer, une série d'explosions saccadées et tonitruantes qui la figea sur place, le vacarme oppressant de plusieurs salves conjuguées de pistolets et de fusils qui tiraient sur un seul homme.

Elle se tourna aussitôt vers l'écran géant et eut le temps de voir le criminel se répandre sur le pavé avant qu'une prétendue décence ne coupât la transmission.

Alors, elle pensa enfin, avec une clairvoyance nouvelle qui la faisait douter de moins en moins de la réalité du syndrome du crocodile :

« Dieu ! mais pourquoi ? Mais pourquoi donc les policiers, en pareils cas, ne visent-ils plus jamais les jambes ?! »

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