Interdit d'interdire
« À vrai dire, je ne suis pas mécontent que vos enfants ne soient pas là. J'appréhendais leur présence, pour ne rien vous cacher. C'est devenu difficile, avec les nouvelles lois. C'est justement pour ça que Jenny n'est pas là, ce soir ; je peux vous le dire, à présent : elle a dû être hospitalisée. »
Les Cunning, Matt et Rita, regardèrent leur invité au-dessus de la table, au-delà des assiettes vidées encore sales, des couverts en désordre reflétant les ampoules, des vestiges du repas tombé dans la mémoire des ventres, des plats de fruits et de gâteaux délestés d'une partie de leur contenu comme des bâtiments entamés par quelques bombes goulues.
« Elle va bien ? s'enquit Rita, inquiète.
— C'est une dépression, apparemment. La chose compliquée, c'est que les centres de repos sont tous surchargés, en ce moment ; mais en jouant de mes relations, j'ai réussi à obtenir une place pas loin d'ici. Les médecins disent que si elle était restée à la maison, elle n'aurait sans doute pas tenu. »
Matt plissa les yeux.
« Et toi, Jack ? Tu tiens le coup ? »
Jack soupira.
« Avec les enfants, vous voulez dire ? »
Signe approbateur.
« C'est compliqué, puisqu'il faut que je les endure seul. Tout retombe sur moi, à présent. Ils ne sont pas raisonnables, pas supportables, il n'y a pas moyen de les contraindre depuis l'amendement Mick. Ils m'épuisent nerveusement. C'est ce que je craignais en venant ici : d'en trouver d'autres, de trouver les vôtres qui sont si... Pardonnez-moi de vous le dire : j'aime bien Joey et Fred, enfin... ils ont leur bon côté, je suppose. Les miens, là, sont chez mes parents qui ont accepté de les garder quelques heures, mais pas plus. Sans cela, je m'effondrais, je crois. Je vous remercie de m'offrir ce petit luxe provisoire d'un monde sans enfant. »
Les Cunning opinèrent avec calme et compréhension.
« Au fait, dit Jack, où sont les vôtres ?
— Un tour en voiture, fit Matt.
— Ah. Et ils reviennent naturellement quand ils veulent, ironisa Jack.
— Naturellement. Comment les en empêcher ? »
Jack sourit froidement, pâle, attrapa un abricot qu'il pressa pour le dénoyauter. Il regarda ce cadavre, l'air vague, un moment. Son regard pensif paraissait chercher des réponses.
« J'aimerais bien savoir, dit-il alors, j'aimerais bien savoir quand ça a commencé à dégénérer exactement. »
De son air soudain dur, il fixait alternativement ses hôtes avec résolution.
« Je veux dire, continua-t-il, au début ça n'était pas si mal, d'accord ! Quand on a interdit les coups, les vrais coups, bâtons, ceintures, poings fermés, ça s'entendait très bien ! Tu vois, Rita, j'ai lu des livres, et bien au début du XXe siècle, on se servait encore d'instruments contondants pour éduquer les enfants ; même qu'on appelait ça : "corriger". Je t'assure, lis Richard Wright par exemple si tu ne me crois pas ! Les femmes aussi, figure-toi, leur mari les battait : là, c'était terrible, vraiment terrible ! Il y avait des blessures graves, des hospitalisations, même parfois des morts. Là, d'accord ! »
Les hôtes le regardaient faire sa démonstration, démunis mais attentifs, intéressés. Oui, cela s'entendait alors ; et bien sûr, ça n'avait aucun rapport avec maintenant.
« Et puis, poursuivit Jack après avoir écrasé l'abricot entre ses molaires, il y a eu après ça l'interdiction de la fessée, c'était au début du XXIe siècle, je crois. La fessée, vous savez, c'était bien moins qu'une gifle, rien qu'une main ouverte sur le derrière, plus ou moins fort selon la faute ; l'enfant n'avait jamais besoin de soin après ça, car ce n'était qu'un simulacre de coup ! Mais ça imposait sa marque, vous comprenez, une marque morale, une marque d'infériorité et de soumission ; ça voulait dire que c'était le père et la mère qui commandaient, qui enseignaient, qui savaient au fond ce qui était tolérable ou interdit parce qu'ils étaient là avant, que c'étaient eux qui accueillaient l'enfant ; c'étaient eux qui fixaient les limites, parce qu'ils avaient l'expérience.
— Ça n'aurait jamais dû être interdit, confirma aussitôt Rita en acquiesçant.
— Ç'a été une erreur d'empêcher ça » opina Matt presque en même temps.
Ils avaient trouvé leur diapason, leur concorde, leur humeur commune, et Jack, dans cette proximité, dans cette entente, dans cette sympathie, se sentait incité, entraîné à parler davantage, sans s'abstenir à présent d'éplucher et de manger d'autres fruits, mû par une espèce de vengeance sourde où des aliments faisaient les frais d'une histoire et d'une législation déréglées. L'abricot était le fruit dégénéré de la société trop mûre et pourrie.
« Beaucoup de parents n'ont pas su comment faire, d'abord. Vous savez bien : ne plus toucher l'enfant, pour des gens habitués depuis des siècles à ce type de pratique, pour des hommes dont la civilisation pour ne pas dire l'instinct, avait ancré en eux l'idée, une idée foncièrement juste, comme inscrite en leurs gènes, qu'une importunité devait être rattrapée, avec effet durable, par l'action d'une importunité contraire, cela fut très difficile. Il fallait changer d'un seul coup tout le fonctionnement mental, tout le paradigme des générations, et il semble bien que les gens ne surent pas s'adapter, que la loi était tombée trop vite, les prenant de court. Savez-vous alors comment ils firent ? »
Ni Rita ni Matt ne répondirent : la fascination de leur silence était une incitation à poursuivre, plus explicite même qu'une approbation.
« Les gens ne cessèrent pas de corriger leurs enfants, non, ils en étaient bien incapables, ils ne le pouvaient pas ; simplement, ils appliquèrent des sanctions morales : ils trouvèrent d'autres moyens de punir ; c'était toujours l'ancien système des importunités-retour, des châtiments, des représailles. Privé de dessert. Sortie interdite. Rituel du coin durant un quart d'heure. "Tu nous a blessés, ta mère et moi, tu subiras donc une gêne à ton tour." Et ça marchait plutôt bien, apparemment. C'était une transposition de la fessée, qui n'était elle-même qu'un simulacre de coup ; c'était un lointain symbole de coup, un simple embarras. Mais nos satanés députés ont jugé cela encore trop humiliant !
Jack abattit son poing sur la table dans un geste incontrôlé.
« "Fin des punitions", exprima mécaniquement Matt. "Les punitions sont des coups portés à l'intégrité des enfants".
— "Il est interdit d'interdire aux enfants", récita aussi Rita. "Il faut leur expliquer leurs erreurs".
— Voilà, répondit Jack. Et présomption de culpabilité des parents, grâce à la jurisprudence Howard : "L'enfant, dans toutes ses plaintes en justice, doit être considéré comme victime : à charge de ceux qu'ils accusent de prouver leur innocence." Mais quelle folie ! Tout ça au nom d'une vision de l'enfance si mièvre, tellement naïve ! Je veux dire, vous et moi, nous savons ce qu'il en est, n'est-ce pas ? nous savons ce que sont devenus les gosses, après ça. »
Comme Jack élevait un peu les voix, par réflexe conditionnel tous regardèrent autour d'eux avec prudence, un instant. Un tribunal, dans la célèbre affaire Clark contre Clark, avait récemment ordonné le versement de dommages et intérêts contre le père qui avait crié sur son fils aîné alors que ce dernier le menaçait d'un couteau.
« On n'interdit plus rien, reprit Jack d'une voix assourdie mais encore tendue, on conseille, on persuade... on a peur. Évidemment que les gosses en profitent : avec cette menace qui pèse constamment sur leurs parents, ils savent qu'ils n'ont rien à craindre, ils le sentent, c'est une question de logique. J'imagine qu'ils vous l'ont déjà fait, à vous aussi, le coup du : "Attention, papa ! prends garde, maman ! c'est illégal, cela. Je pourrais portera plainte." Non ?
— Joey le répète continuellement. Au moindre prétexte.
— Chez Fred, c'est plus... pernicieux. C'est par des regards qu'il le fait comprendre. Comme s'il avait un air d'hésiter, de délibérer.
— Alors, reprit Jack, moi, je ne sais pas comment vous tenez, je vous admire. La pression psychologique retombe sur nous, parents, et ça devient invivable : obligés de se surveiller toujours, par crainte qu'un mot soit mal interprété et comporte l'idée d'une soumission en contradiction avec l'amendement Mick. Mais bon sang ! Si on avait su ! Est-ce qu'on aurait fait des enfants ? Pourquoi ont-ils changé les règles du jeu ? Les baby-sitters ont triplé leurs salaires ! Rien que l'an passé, 31 % de démission dans l'Éducation nationale ! Jusqu'où pourront-ils aller ? Et le pire, le pire, c'est que ça ne résout rien du tout, parce que... parce que... Les crimes explosent, comme vous savez... Et moi-même... »
Jack s'interrompit à l'apogée de son exaspération. Il semblait fixer un reste d'abricot avec un semblant de pitié.
« Dites : est-ce que n'avez jamais envie de les tuer ? Moi, je dois bien avouer que j'y pense tout le temps. Tout le temps ! »
De frustration, ses yeux s'humidifièrent. Il était à bout. Il avait fini.
Tout retomba dans une paix d'anéantissement.
Ses mains, comme accablées, reposèrent sur la table, fixes, vaincues.
« Mais vous, ajouta-t-il en souriant, vous avez l'air de vous en sortir très bien. C'est vraiment stupéfiant, cette tranquillité qui émane de vous ! »
Matt et Rita se regardèrent, gênés.
Alors, la sonnerie de l'entrée retentit. Il devait être une heure du matin.
Jack écarquilla les yeux, n'osa pas interpréter l'étrange air de connivence que s'échangèrent ses hôtes en se levant de leurs chaises. Il y avait comme une tension, mais une tension prévue, comme de ces tensions qui se résolvent en quiétude, qui marquent l'aboutissement d'une espérance, comme au terme d'une longue peine. D'ailleurs, un instant plus tard, il fut étonné que les deux marchassent jusqu'à la porte, et non seulement l'un ou l'autre : on aurait pu ne pas le laisser seul.
De là où il était, il avait une vue sur l'entrée, par-dessous l'épaule de Matt.
Lorsque la porte fut ouverte, il aperçut, contre la nuit noire, un uniforme bleu à la mine sérieuse et embarrassée.
« Vous êtes bien les parents de... »
Un reste bizarre d'excitation traversait l'espace. Une excitation tue dans l'expectative.
« Je suis au regret de vous annoncer que... »
Le reste ne surprit pas Jack : il y avait eu la voiture (Joey, le plus vieux des deux, conduisait évidemment sans permis : il n'avait que douze ans), il y avait eu l'alcool (« un taux très anormal, bien au-dessus de la limite légale »), et il y avait eu l'accident (« nous sommes intervenus très tôt, mais malheureusement... ») ; ni les sanglots de Rita, ni la manière dont Matt la prit dans ses bras, et ni la façon dont il se leva comme un fantôme à son tour pour aller les consoler, et cependant quelque chose l'intrigua dans l'instant de son observation, quelque chose qu'il garderait à jamais comme un soupçon et qui l'empêcherait pour toujours de revenir voir ses amis si « sereins » et « unis ». Bon sang ! c'était impossible de savoir, d'être sûr, et pourtant il lui semblait bien, il lui semblerait toujours, oui, mais comment être certain de pareilles choses ? ça n'avait duré qu'une seconde, moins d'une seconde même...
Voilà : il lui semblait bien qu'en voyant le policier et sa mine endeuillée, tandis qu'on pouvait être déjà assuré de la suite, un fugitif instant, un très court instant de complicité monstrueuse, Matt et Rita, comme soulagés, s'étaient souri.
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