Feu le monde des hommes
Une deuxième détonation retentit dans la nuit, et une lueur dans le ciel annonça enfin le retour du feu.
Le garçon, à la fenêtre de l'appartement, détourna aussitôt le regard, pris d'une terreur violente et superstitieuse.
« Papa ! il faut appeler les pompiers !
— Calme-toi, Adam, fit lentement le père. C'est très bien. Je vais t'expliquer. »
Et il était sans crainte, impavide comme les premiers sacrifiés des hauts temps bibliques.
« Assieds-toi, Adam. Bientôt, nous sortirons, et nous rejoindrons les autres. C'est notre dernière chance. Il n'y a plus rien à perdre. Il faut que tu comprennes. »
Mais il était difficile d'empêcher Adam, avec le reste brûlant de cette lumière dans les yeux, de trembler comme un fou.
« Ils n'ont pas le droit, fit-il presque convulsif. C'est mal ! C'est le mal ! Tu n'as pas vu, papa ! Tu n'as pas dû voir ! C'est... C'est... C'est du... »
Le mot interdit ne parvenait à s'échapper de son corps, de ses poumons, de sa gorge, enfoncé dans la censure des mœurs. C'était paralysé dans sa conscience, et inaccessible, tabou, monstrueux.
« Je sais, Adam C'est du feu. »
Et le fils plaqua ses deux mains sur sa propre bouche comme si c'était lui qui avait parlé.
« Tu dois savoir, Adam. Quelque chose peut renaître. Assieds-toi sous la vitre. Ensuite, quand je t'aurai expliqué, je prendrai un bâton et j'irai dans la rue. »
Le regard du garçon s'ouvrit démesurément, en grand choc. Mais il glissa contre le mur et se tut. Le père s'assit tranquillement par terre devant lui. Il n'avait pas peur.
« C'est parti du mois dernier. Cet homme. Tu sais, celui qui est mort de froid. Celui qu'on a retrouvé avec des allumettes dans la poche.
— Un terroriste ! cria Adam aussitôt.
— Mais non, puisqu'il ne s'en est même pas servi.
— C'est vrai, murmura le fils comme suffoqué.
— C'est vrai. Et il est mort de froid dans la neige alors qu'il aurait pu vivre. »
Et Adam s'apprêtait à dire que c'était justement un héros pour cela, et, comme son père savait ce qu'il allait dire, ce fut lui qui interrompit cet élan en disant :
« Mais ce n'est pas tout. On ne nous a pas tout dit. Il y a une rumeur qui court. Quelque chose que certains savent. Il paraît qu'avant de mourir sur le trottoir, l'homme avait écrit avec des cailloux dans la neige.
— Avait écrit ?...
— Au matin – c'est ce que disent ceux qui ont vu le corps –, à côté du mort on a retrouvé l'inscription, et ça disait...
— Non ! Tais-toi !
— ... ça disait : Feu. C'était écrit "Feu" en lettres de pierre. L'homme avait écrit ça au lieu de se réchauffer. Et puis il est mort. »
Le garçon, scandalisé de ce mot qu'on lui imposait, regardait intensément son père avec défi. Mais l'autre continuait.
« Alors, il y en a qui ont décidé que ça ne pouvait plus durer. Parce qu'au début, tu vois, c'était seulement les armes à feu, et les gens ont accepté de ne plus en avoir parce qu'ils étaient venus à croire que les fusils étaient dangereux, qu'ils étaient pour toujours en sécurité sans devoir s'en servir, qu'on veillait sur eux et que tout serait mieux si les pompiers étaient les seuls à en posséder – on les appelait la "police" alors. Mais ensuite, ils ont interdit tout ce qui faisait du feu, les briquets, les allumettes, les réchauds à gaz, même l'essence, et l'usage des cheminées à bois ; ils ont invoqué le risque et la santé, et les gens ont accepté, parce qu'il y avait toujours d'autres moyens de se chauffer ou de faire cuire la nourriture. Et après, ils ont interdit ce qui pouvait facilement prendre feu, comme les arbres et comme les livres. Et bientôt, tout est devenu sans force, sans beauté, et sans amour. Et c'est à partir de là qu'ils ont multiplié les hélicoptères infrarouges et qu'ils ont commencé leurs patrouilles aux fenêtres. »
Adam continuait d'écouter, le cœur battant.
« Un homme est mort il y a un mois parce qu'on ne l'autorisait pas à faire un feu. Et il avait si peur de faire un feu qu'il a préféré écrire le mot par terre plutôt que de brûler un morceau de quelque chose. Ils ont investi jusqu'à la vie des hommes avec la peur, et ils ont tué l'homme.
— Mais ils n'ont pas tué l'homme, papa. L'homme est mort de froid.
— Cet homme, Adam, était mort bien avant d'avoir froid. Ils ont tué l'homme en l'homme, Adam. Ils nous ont volé le désir d'être humain. Avec le feu, avec le droit du feu, ils nous ont pris la chaleur, et tout devint morne et glacé comme une planète loin d'une étoile. »
Il pencha le visage vers son fils, les yeux brillants.
« Nous ne sommes plus des hommes, Adam. Mais... peut-être... existe-t-il une dernière occasion de le redevenir. »
Comme il souriait, une larme aphone coula le long de son nez.
« C'est le signal. Comme dans la chanson : "Pas d'eau, mais du feu la prochaine fois." Il était temps. Tu feras ce que tu veux, Adam. Tu as le droit de faire ce que tu veux. Moi, je vais prendre un bâton, et sortir rejoindre les autres. »
Un regard encore, un de ces regards ultimes où germe la fatalité – il n'y avait rien d'autre à faire, rien d'autre n'était possible pour le père, tout le conduisait avec la force impérieuse de la destinée –, puis il se leva, dévissa le pied en métal d'une table, et, contemplant son enfant toujours prostré contre le mur :
« Je t'aime, mon fils. »
Et après lui la porte se referma.
Le fils demeura seul.
Alors vint le silence assourdissant, l'écho des étranges paroles dernières du père dans la nuit. Réfléchir. Une sorte d'hypnose, mêlée de larmes et d'effroi. Était-ce un souvenir déjà ? À quand pourrait bientôt remonter le souvenir d'un père ? Stupeur – est-on digne de la stupeur ? Un frisson parcourut les épaules d'Adam.
C'est à cet instant qu'il décida.
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