Extrême onction
Avant même de le voir, il sentit que Mc Lane se réveillait sur la chaise où il l'avait attaché. Il jugea cela curieux et presque drôle, cette sorte de symbiose, de conscience partagée, comme si tous les deux ils ne faisaient qu'un. Ils étaient décidément liés. Sauf, bien sûr, que Mc Lane était lié à la chaise, en plus. Cette idée l'amusa, et il se prit à sourire comme ça ne lui arrivait plus depuis des mois. Il était étonnamment détendu, ce soir ; tout bizarrement lui semblait drôle. Il est vrai qu'il avait accompli le plus difficile. Une belle opération. Parfaitement exécutée. En fait, il savait qu'il avait déjà gagné. Ça expliquait évidemment son euphorie, après tous les risques qu'il avait pris, tous les dangers qu'il avait traversés. C'était comme le soulagement après les tensions.
Après toutes les souffrances qu'il avait endurées.
Il ne se retourna pas tout de suite. Il regardait l'huile qui commençait à bouillir dans la friteuse. Le frémissement lui inspirait un commencement de fascination et d'hébétude, comme le spectacle des flammes dans une cheminée. La cuisinière électrique ronronnait doucement, de façon presque hypnotique. Il avait lui-même installé les plaques à induction l'avant-veille.
Il fixa du regard les premières petites bulles qui perlaient mignonnement à la surface jaunâtre.
Bien sûr, ça manquait de lumière ici : ce n'était que la cuisine vétuste d'une location minable. Mais l'endroit était isolé : pas un habitant à moins de deux kilomètres. Toute la campagne aux environs était crasseuse et monotone, couverte par endroits de bois stupides. Pas une jolie demeure pour une lune de miel ! Ça le fit sourire, ça aussi. C'était peut-être le rapprochement entre le miel et l'aspect de l'huile dorée.
« Tu te souviens de moi, Mc Lane ? »
Il le demanda sans même se retourner. Ça lui transmit immédiatement une impression de fiction, de film, de cliché, mais il ne recherchait aucun effet particulier. C'est juste qu'il aimait bien continuer de voir l'huile commencer à bouillir, tout en parlant. Et aussi qu'il avait tout son temps.
Il entendit alors dans son dos les froissements reconnaissables d'un corps qui se débat avec vivacité. Il ne s'inquiétait pas, il ne redoutait rien, il était certain de son dispositif, il avait même fixé la chaise au sol de carrelage. Il y eut aussi un son guttural, une sorte de « o » proche de « a », mais il ne s'appelait ni O ni A et n'imagina pas que Mc Lane eût déjà pu le reconnaître, comme ça, dès le réveil, rien qu'en voyant le dos de sa chemise blanche. Non, c'était plutôt qu'il n'y avait que ce son étrange que Mc Lane, dans sa surprise, pouvait produire avec la bouche.
Les petits bruissements cessèrent aussitôt. C'était seulement un essai, bien sûr, et rien d'autre, une tentative efficace pour vérifier la solidité des liens. Dès lors, prudemment, avec acuité, Mc Lane, depuis qu'il avait constaté qu'il ne pourrait pas se détacher seul, devait tout observer très attentivement. Sa vie en dépendait, il devait s'en douter. C'était un homme d'action, à l'esprit vif. Vicieux. Brutal. Dangereux. Mais vif. De grandes capacités d'improvisation. Un monstre vraiment performant. On ne devient pas chef de gang sans cela.
C'est pourquoi, en se retournant, il ne fut pas surpris de trouver Mc Lane qui le regardait impassiblement, avec un calme surprenant, une sorte d'attente et de curiosité. Ça lui fit une sensation étrange, plutôt impressionnante, cet homme ligoté, impotent et assez ridicule ainsi immobilisé mais qui le fixait froidement, sans crainte. Autant imaginer un costume trois pièces qui fait du béton ou qui joue au squash. Il n'eut pas le temps d'y réfléchir, ni de considérer sa bouche tenue ouverte au moyen d'une gouttière chirurgicale, ni le filet de bave dégoulinant sur son menton : il vit plutôt sur le visage de Mc Lane l'expression de dégoût. Un réflexe de répugnance. Un rejet instinctif, naturel.
« Ah ! Mc Lane ! Voilà ! On dirait bien à présent que tu te souviens de moi ! Et pourtant, tu ne m'avais jamais vu ainsi, avec ce visage ! »
Mc Lane, en cet instant critique, devait enregistrer cela, cette information capitale. Impossible de ne pas comprendre, de ne pas se rappeler. Ça avait été son œuvre, après tout, et il n'en faisait pas de telles tous les jours. Donc, un ennemi. Et même : une victime.
Une victime atroce.
Il trouva que Mc Lane, en matière de stoïcisme, s'en sortait assez bien : la plupart des gens qui regardaient son visage étaient terrifiés. Il n'avait pas besoin de se voir dans le miroir pour savoir exactement à quoi ressemblait la moitié de sa tête, cou et crâne compris : il la savait par cœur, et pourtant il avait mis du temps à s'y habituer. Une fois, dans la rue, une vieille dame avait fait un malaise en marchant vers lui, et, à ce qu'il avait appris ensuite, elle était morte d'un arrêt cardiaque. Le médecin qui s'était alors précipité vers elle lui avait fait comprendre, d'un air répugné, qu'il s'occupait de tout, qu'il ne servait à rien de rester. Qu'il en avait assez fait comme ça, rien qu'en entrant dans son champ de vision. Tout ceci exprimé sans un mot. Il avait compris et s'était éloigné.
« Il y a des cicatrices en bas aussi, ajouta-t-il, là où ça a coulé. Les poils ne repoussent pas plus que les cheveux, tu sais, et la peau a partout à peu près le même aspect. Ça avait beaucoup débordé, tu te souviens, Mc Lane ? »
Mc Lane ne disait rien, car il ne pouvait rien dire, physiquement. L'appareil métallique derrière sa mâchoire l'empêchait d'articuler quoi que ce fût, et c'est même difficilement qu'il aurait pu rapprocher ses lèvres. Mais ça, il l'avait déjà compris, futé Mc Lane ! et il n'essayait même pas.
Il s'approcha de la chaise. S'accroupit lentement. Ainsi, il pouvait mieux montrer son visage. Ce qu'il en restait. Même après la chirurgie, c'était à peu près épouvantable.
« Tu vois, continua-t-il, de tout le côté qui a brûlé, c'est le maxillaire inférieur qui a été le plus difficile à reconstruire. C'est que l'huile, quand elle bout, continue à ronger les chairs même après qu'elle est appliquée sur la peau. Mais ça, tu avais dû t'en rendre compte, n'est-ce pas ? Avec l'odeur, cette odeur... tu te souviens ? »
Il sourit encore. C'était un vilain sourire, il le savait bien : on n'avait jamais réussi à lui reconstituer un sourire qui ne fît pas l'impression d'un ricanement. C'est pour cela que, depuis plus d'un an, il s'abstenait de sourire : même risquer d'être heureux, même de façon brève, lui faisait peur. Au cas où lui viendrait une mine de satisfaction. Mais ce soir, tout lui semblait drôle.
Mc Lane ne bougeait pas. Qu'aurait-il pu faire, de toute façon ?
La cuisine s'emplissait de la vapeur huileuse de la friteuse qui grondait sur la plaque.
Toujours accroupi, il dit :
« Oui, je crois comme toi, en ce moment. Je crois exactement comme toi à cet instant précis. Tu aurais dû me tuer. Ç'a été une erreur, tu vois bien. Mais enfin, c'est toi qui avais fixé le marché, n'est-ce pas ? et tu ne pouvais pas te dédire. Tu as beau être un monstre, tu as toujours été juste, en un sens. Et j'ai respecté ma part, tu te souviens ? »
Même regard fixe. Inexpressif. Attentif seulement. Cherchant une faille. Une faille dans la suite.
« "Contiens la douleur". »
Un éclair dans cet œil.
« "Contiens la douleur, et je te laisse en vie". Et comme je n'ai pas bronché, pas un cri, pas un gémissement... Même après que ça a commencé à fondre, avec cette odeur... Alors, comme tu es un homme d'honneur malgré tout, tu ne pouvais pas te défausser de ta parole. »
Comme ainsi ses genoux s'ankylosaient, il se releva. Une espèce d'impatience dans le corps. Il dégourdit ses pieds, un instant, dans l'air, comme un coureur avant un cent mètres. Tout cela maintenant ne l'amusait plus vraiment. C'était retombé. Le début d'une lassitude. Il était tard. Il fallait en finir. Il avait tout dit. Presque tout.
Bien sûr, il aurait pu offrir à Mc Lane quelques mots, et ainsi prolonger sa vengeance. Faire semblant de l'écouter. De lui laisser une chance. Assurément, le mafieux lui aurait fait une proposition qu'il n'aurait pas pu refuser, de l'argent probablement, beaucoup d'argent – Mc Lane était très persuasif, quand il voulait. Certes, il y avait pensé de longtemps déjà. Mais les médecins avaient dit que tout l'argent du monde ne réparerait pas ça. C'était lui, le monstre, à présent. Autant se comporter comme tel. C'était fichu, fichu de toute façon.
« Écoute, Mc Lane. On va jouer à un jeu. »
Mc Lane ouvrit grand les yeux.
« Un jeu que tu connais. »
Mc Lane se concentrait.
« Contiens la douleur. Contiens tout. »
Mc Lane tendit nettement son corps quand il comprit et quand il vit l'autre marcher vers la friteuse.
Il se débattit comme il put, déployant toutes ses forces, le temps que le récipient fût dans les mains de son hôte. C'était pourtant inutile, il le savait bien. C'est à peine si son corps serré pouvait gigoter.
Bientôt, la friteuse fut au-dessus de sa tête.
« C'est bien Mc Lane. Contiens. Contiens tout. »
La bouche ouverte était à quelques centimètres de la friteuse qui se penchait, se penchait...
« Par ici la bonne soupe ! »
L'huile déborda et il commença à verser.
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