Dit le Fortuné (mais c'était un chef !)

« On va mourir, Tommy ! Il n'y a plus rien à manger ! »

Tommy regardait son père d'un air vide et importuné. Tommy n'avait pas peur de la mort. On n'a pas peur de la mort quand on a huit ans.

Du reste, Tommy était assez demeuré, même pour son âge, même dans son monde. Il avait toujours le regard vague et éteint, et le sens de tout ce qu'on disait lui parvenait toujours comme au travers de brumes épaisses, en échos monotones, fort peu évocateurs et souvent même insensés.

Il se contenta de lever la tête, la mine perplexe et morne. Il effectua ce geste, du moins, autant que son embonpoint le lui permettait.

Devant lui, son papa, étalé puissamment dans un large fauteuil, lançait de ses yeux furieux une lueur criminelle.

« Saloperie de Fortunés ! », ajouta l'homme. « En tant que Conseiller, j'aurais déjà dû trouver de quoi les forcer à travailler, tas de fainéants ! »

Jork – c'était son nom – était en effet Grand Conseiller de la métropole de Lovetown, Californie. Il tenait cette position dominante de son physique avantageux – car il était plus que Pléthorique –, et la politique des quotas offrait un avantage considérable aux candidats Généreux comme lui lors du vote solennel des Citoyens. On appelait ça : le Vote Corrigé. C'était une bonne chose, saine et équitable. Grâce à cela, cette année-là, un handicapé mental avait eu le bonheur d'accéder au poste suprême de Maire ; et c'était, de l'opinion commune, une avancée remarquable dans le domaine démocratique, une extraordinaire percée d'égalité constitutionnelle et une véritable apothéose morale – quoiqu'en vérité on ne pouvait manquer de constater que cette élévation rendait la ville à peu près ingérable, puisqu'il s'était avéré qu'il était impossible de faire entendre raison, et même de se faire tout simplement entendre, du premier Élu trisomique.

Lovetown avait autrefois consisté en une gigantesque conurbation de cités de la côte ouest réunies du fait de leur prodigieux essor démographique. Il y avait eu une agglomération de villes aux noms d'origines diverses, principalement espagnoles et anglaises, chacune gérée alors d'une façon infiniment tolérante et américaine, et puis on avait finalement tranché pour un regroupement – c'était là le Sens du Progrès, on avait ainsi fait une Œuvre de Paix et de Concorde Universellement Profitable », depuis longtemps cette symbiose avait été reconnue d'Utilité Publique. Puis on avait choisi le nom de Lovetown pour les regrouper administrativement, appellation si confraternelle et douce que c'est à peine s'il avait été légal de s'y opposer.

C'est du moins ce qu'il paraissait : Jork ne savait rien de tout cela, il n'avait pas étudié au-delà de l'école primaire, ce qui, du reste, ne l'embarrassait point dans l'exercice de ses fonctions – il n'y avait pas besoin d'éducation, son emploi ne lui réclamait ordinairement que des postures et des décisions fort générales et convenues ; il avait même souvent constaté que l'instruction était une entrave au pouvoir et présentait un risque d'échec accru au succès des Conseillers qui devenaient alors incapables de se faire comprendre de la multitude.

Mais Jork avait d'autres préoccupations en cet instant. D'un geste massif, il faillit lever son bras et, de rage, écraser brutalement l'accoudoir, mais l'objet pouvait être fragile, et son bras était une masse de chairs de trente kilos – un jambon vraiment énorme. Aussi, c'est quelque instinct sans doute qui l'incita à se raviser, plus certainement encore la paresse de mouvoir quelque muscle adipeux et depuis longtemps inusité de son anatomie. Par ailleurs, s'il était tombé, il n'aurait pas su se relever tout seul, et les nouvelles qu'il recevait ce jour-ci ne l'incitaient pas justement à manquer de prudence.

Tommy, sans réfléchir, rampa sur le parquet : c'était une boule inutile et molle, mais certainement pas tout à fait antipathique. Comme son esprit vivait perpétuellement au présent, que sa conscience était difficilement accessible à la concentration et à la mémorisation – dysfonctionnements imputables à toutes sortes de handicaps médicalement référencés et en ceci excusables bien sûr –, il avait déjà presque oublié le rugissement initial de son père. Néanmoins, une espèce de réminiscence animale, pareille à un instinct de survie, lui signifiait qu'il y avait quelque chose de curieux à chercher de ce côté, que tout n'était pas fini, par là. Ainsi se déplaça-t-il dans la quête d'une sorte de plaisir anticipé et cependant tout à fait hors de portée de son intelligence et de sa conscience.

Sa bedaine, en grattant les lattes du parquet, faisait un bruit de glissement mou semblable à de la gelée qu'on aurait lancée dans un couloir du bout d'une assiette. Il tourna un peu le visage, mais ce geste était imperceptible tant les bourrelets de double-mentons empêchait la mobilité de la tête.

« Pourquoi on va mourir papa ? »

Il avait enfin, semblait-il, entendu et retenu un fragment de quelque chose, puis poussé ce vagissement qu'il trouva aussitôt épuisant et démoralisant.

« Je viens de te le dire ! Parce qu'on n'a plus rien à manger ! »

Tommy n'aimait pas quand son père criait : ça faisait un bruit de raclement issu d'une gorge toute en replis et en recoins, comme amplifié du fond d'une caverne. Et aussi, Tommy n'avait que huit ans (on le lui avait répété), et ce n'était certainement pas une raison pour le disputer quand il posait juste une petite question de rien du tout.

Du reste, si Jork avait connu rien qu'un peu son fils, il eût compris que crier ne servait pas à grand-chose : Tommy ne se souvenait toujours qu'un instant du motif d'une colère, et il n'en retenait dans son cerveau primitif que la crainte immédiate et le désir de fuite. Mais Jork ne l'avait pas élevé, il s'était contenté de le concevoir, acte superbe produit d'une magnifique éprouvette, et après avoir retiré l'allocation mensuelle pour ce Précieux Don de Vie qu'il avait magistralement rendu, il avait déposé le nourrisson devant un écran, l'avait confié aux mains pratiques de serviteurs (c'est que ça demandait un entretien inimaginable, un petit !), et puis, des années plus tard, il avait enregistré les propos des spécialistes qui l'avaient assuré de la complète incapacité du fils à faire la moindre chose importante de son esprit.

Ç'avait été un léger soulagement, tout de même, de découvrir que ce n'était de la responsabilité de personne, comme pour presque trois-quarts de la population qui ne pouvait suivre un cours d'école passé huit ou neuf ans. Chez Tommy, on trouvait un mélange hétéroclite de dyslexie, d'hyperactivité, de phobie scolaire, de trouble comportemental et d'au moins cinq autres pathologies qui l'excusaient et le dispensaient d'instruction obligatoire. L'enfant était donc parfaitement normal et équilibré, et il était par conséquent tout à fait inutile d'essayer de lui enseigner quoi que ce soit. Il obtiendrait une fonction « au quota », et c'était sans doute le mieux qu'on pouvait espérer dans ce monde.

Tommy, comme rentré en lui-même – bien qu'il n'y eût guère de lui-même en Tommy –, observa son père ainsi qu'une faible créature qui n'a pour seule force que la pitié qu'elle inspire et pour seul recours quelque inutile méfiance.

Jork – qui était Jork déjà ? Ah oui ! son père ! Il devait se répéter souvent cette phrase pour ne pas l'oublier, et même ainsi dite et redite, elle lui paraissait bizarre et insignifiante parce qu'il ne pouvait s'imaginer quel rapport il était censé y avoir entre un père et un fils – Jork fixait largement l'espace devant lui, exorbité et échevelé, transpirant et crispé, et suintant une odeur d'huile humaine que Tommy trouvait plutôt appréciable. L'homme était perpétuellement immobile comme une statue assise ; Tommy avait toujours vu Jork (qui ? son père ! son père ! bon sang !) d'en bas, si bien qu'il en conservait une image de contre-plongée rehaussée de gloire, ainsi qu'on admire toujours le grand corps blanc présenté au Lincoln Memorial – même s'il n'y a à voir que la silhouette dégingandée d'un vieux monsieur qui pourrait être votre grand-père et qu'on peut imaginer déridé rien qu'en s'asseyant pour rire sur ses hauts genoux maigres et pointus.

Une différence majeure, pourtant, avec l'immense fat chapeauté du temple en marbre : les vêtements de Jork étaient extrêmement commodes, plus amples qu'une toge et tant rayés à l'horizontale qu'on n'en devinait point les bouts. Bariolés de surcroît des couleurs les plus disparates et criardes, ils faisaient un ensemble qu'on pouvait même qualifier d'objectivement douloureux pour l'œil humain : c'était l'uniforme à la mode, pratique et nécessaire, et qui empêchait, depuis certaine Loi Bienfaisante, qu'on pût distinguer les citoyens sur le motif même de leur apparence.

« Papa, pourquoi tu sues ? »

Ce détail, on ne sait pourquoi, avait focalisé l'attention du fils comme un sujet de curiosité.

« Parce que tu m'énerves avec tes questions ! Tu vois bien que ce n'est pas le moment ! Tu vois bien qu'il faut que je déniche un Fortunos vite fait ! »

Tommy n'était pas sûr de comprendre – il n'était jamais sûr de comprendre et ne comprenait rien en vérité. Il rampa jusqu'aux jambes de son père qui étaient comme un sac de pommes de terre qu'on aurait tranché d'un coup de sabre en plein milieu. C'était des jambes regroupées et qui se déversaient telle une cascade de chairs, qui s'achevaient par deux petites choses atrophiées appelées « pieds » et qui, jadis, avaient servi à quelque chose. Tommy essaya un court instant de se rappeler quoi mais, évidemment, il n'y parvint pas et, augurant un effort, renonça aussitôt.

« Tommy, passe-moi le téléphone qui est là-bas ! Vas-y, rampe ! Tu vois bien que je ne peux pas ! »

Tommy jeta un œil déjà lassé vers l'autre côté de la pièce. Sur une petite table, il y avait une machine qu'on appelait « téléphone » et que plus personne n'utilisait depuis très longtemps. C'était loin. Il allait falloir ramper beaucoup. Ça allait être fatigant.

« Pourquoi tu ne dis pas aux Fortunés d'aller le chercher, papa ?

— Parce que tu vois bien qu'il n'y en a pas ! Allez, bouge-toi ! Ne fais pas le fainéant toi aussi ! »

Tommy n'aimait pas qu'on lui parle comme ça. D'une façon générale, il n'aimait pas qu'on lui parle : parler consistait toujours en une sorte de sollicitation, et cela suggérait immanquablement une action ou une réponse ; or, agir était fatigant, et répondre nécessitait un engrenage de pensées si atrocement douloureux ! Il n'aimait certes pas grand-chose, mais c'en était une, assurément, qu'il détestait : et même, vivre, décidément, était d'un tel épuisement !

Pourtant, Tommy savait que son père était trop lourd pour ramper, ce que lui faisait depuis qu'il était tout petit – et cesserait de faire sitôt qu'il aurait l'âge de devenir trop gros et de gagner une physionomie avenante. Il se dit qu'il n'y couperait pas de toute façon, et que ce serait peut-être une façon d'obtenir que son père le laissât tranquille un mois ou deux : parfois, il obtenait même des choses ainsi. Il poussa donc son nez en avant comme une tortue inquiète, et franchit avec une aisance d'alcoolique les quelque six mètres qui le séparaient du guéridon et du téléphone. L'effort était impensable, une inadmissible torture, un chemin de croix dont il ignorait qu'il eût pu se plaindre en civil – et l'emporter à coup sûr pour mauvais traitements –, et, arrivé à destination, il laissa s'égoutter la dégoulinante transpiration de son visage sur le parquet propre, le cœur battant à tout rompre, haletant comme un phoque – mais un phoque non dénué des Droits élémentaires accordés – ou octroyés – à tout être humain empli d'une Esence Universelle de Profonde et Estimable Dignité.

Il saisit l'objet mécanique. Revint presque aussi vite, impressionnant ; et son père, après les vingt minutes que ce périple avait consommées, le félicita brièvement de la spectaculaire énergie qu'il avait ainsi déployée.

« Bravo Tommy ! je savais que tu étais un garçon rapide ! Ça n'est pas vraiment une qualité pour un enfant de ton âge, mais aujourd'hui ça n'a pas d'importance. Maintenant, donne-moi le téléphone ! »

Tommy, de ses doigts gourds, passa l'objet à Jork (son père ! son père, enfin ! mais aussi s'il n'était pas si fatigué, il se souviendrait mieux sans doute !). Ses genoux, à l'endroit où les articulations charnues faisaient deux protubérances moites, étaient rougis par le frottement du sol et lui faisaient mal. Sa poitrine porcine haletait. Ses yeux exorbités saillaient à la recherche d'un peu d'air, comme si l'on pouvait respirer par les pupilles. Il regarda avec douleur et lassitude (bon sang ! la vie était donc une peine éternelle !) son père qui tentait de composer un numéro. Ses pérégrinations l'avaient tout à fait épuisé, et il lui semblait que son corps tâchait de lui communiquer quelque information critique, comme s'il était à l'aube d'une fulgurante agonie.

« Papa, j'ai mal au cœur. Le docteur Jenkins dit qu'il ne faut pas faire d'exercice et que c'est dangereux.

— T'occupe, Tommy ! Aide-moi plutôt à appuyer sur les touches ! Tu vois bien qu'elles sont trop petites ! »

Et c'était vrai : les boudins éléphantiasés qui servaient de doigts à Jork ne pouvaient se servir d'un clavier ordinaire : il lui fallait un engin adapté, un de ces expédients semblable aux millions d'objets pour handicapés qui couraient à travers le monde – voiture sans volant, sièges renforcés, pantalons sans braguette...

Jork, par un lent mouvement glissant de mastodonte, tendit l'appareil à Tommy. Celui-ci le saisit un court instant, mais atteint d'une absence instantanée assez similaire à une crise de narcolepsie, il le lâcha et l'objet tomba sur le sol en retentissant d'un méchant bruit.

« Tommy ! Fais donc un peu attention, maladroit ! Si le téléphone casse, on va mourir, je te dis ! Est-ce que tu n'écoutes jamais ton père ?! »

Tommy, écrasé d'angoisse et sur le point de tout abandonner et de se mettre à dormir, ramassa le combiné avec lenteur. Il était tout entier mu par une autorité impérieuse qui le dépassait : il n'était plus qu'une créature misérable entre les mains de son père ; la voix disait et il obéissait, incapable de sentir, par-delà ce bruit rauque, son moindre intérêt personnel ou quelque chose comme une volonté propre et individuelle. Il trouva, ce faisant, que la position assise était douloureuse et que cette souffrance le distrayait de son devoir – ou plutôt de la réponse qu'il allait produire – ; c'est pourquoi, dans le même temps, il s'étala de tout son long sur le parquet strié (ce qui représentait tout de même une bonne longueur). Ses ventres s'enfoncèrent dans les rainures froides, mais d'une manière qui, bizarrement, ne lui parut pas entièrement désagréable.

« Maintenant Tommy, tu vas composer les numéros que je vais te dire : 47 35 40... »

Mais Tommy n'appuyait sur rien. Ce n'était pourtant pas ses doigts qui étaient trop gros – il pouvait, en utilisant une partie de ses ongles, enfoncer les touches –, seulement il ne savait pas.

« Ne me dis pas, Tommy, que tu ne sais pas compter ! »

Tommy ne savait pas compter.

Il baissa la tête en signe de honte pour dire : « Je ne sais pas compter » ; or, ce geste lui coûta une difficulté qu'il aurait pu s'épargner, car sa tête, la dernière partie de lui-même qui n'était pas affalée par terre, entraînée par ce poids manqua tomber en avant et s'écraser pour la dernière fois sur le sol – si Tommy, d'un effort aussi instinctif que violent, n'avait pas d'un coup de nuque tiré l'ensemble en arrière pour le sauver d'un coup fâcheux et probablement mortel. Jork, qui vit l'incident se produire, eut un mouvement de pitié pour son fils, mouvement si brusque que son pied faillit se mettre à bouger, ce qu'il ne fit pas, bien évidemment, ce pied ne s'étant pas mu depuis plusieurs mois, des années peut-être.

Jork, atterré, se résolut à la patience. Il trouvait que c'était une qualité chez lui, et sans doute la meilleure, de pouvoir répéter un ordre une fois lorsque la situation l'exigeait. C'était assurément une preuve de grand sang-froid et d'inégalable mansuétude, un signe indubitable de haute noblesse et d'agilité.

« Bon. Alors je vais te dire, Tommy... »

Et il expliqua longuement comment il indiquerait à Tommy sur quelle touche appuyer en lui disant, selon l'endroit où serait son doigt, « plus haut », « plus bas », « plus vers moi » ou « plus loin », consignes qui auraient pu être rapidement assimilées si Tommy n'avait pas été si lent d'esprit et s'il avait jamais été fichu de ne pas confondre sa gauche et sa droite. Après un bon quart d'heure d'explication et plus du double d'exécution (il fallut tout recommencer à six reprises où Tommy paraissait aussi confondre le haut et le bas), Jork saisit le téléphone et le hissa par-dessus ses joues jusqu'à son oreille. Il déroula la grande masse de chair qui la recouvrait, y enfonça le combiné, et laissa les bourrelets retomber et recouvrir l'objet de façon qu'il tînt en place tout seul. De la sorte, Jork pouvait reposer ses mains – c'était autant d'énergie d'économisé.

Tommy, épuisé de son activité harassante et de la pression effroyable qui avait pesé sur lui, s'était soudainement endormi.

« Allô ! Ici le Conseiller Jork. Vous pouvez me dire ce qui se passe, nom de Dieu ? »

De l'autre côté de la ligne, une autre grosse voix gutturale, mais teintée d'obséquiosité, répondit :

« Je ne sais pas, monsieur. Il semble que les Fortunés aient tous décidé de ne plus travailler.

— Je le vois bien qu'ils ne travaillent plus, imbécile ! J'exige qu'on m'apporte de la nourriture !

— Mais monsieur, vous comprenez bien que si tous les Fortunés cessent le travail, il est impossible de...

— Je ne vous demande pas votre avis ! Je ne vais pas me laisser mourir de faim, moi, je suis le Conseiller Jork, et je vous somme de m'apporter immédiatement de la nourriture par tous les moyens !

— C'est-à-dire, monsieur, que je ne suis pas un Fortuné ; je suis incapable... D'ailleurs, je suis moi-même dans une situation des plus désespérées ! »

Jork voulut raccrocher sur-le-champ, mais c'était impossible compte tenu du lent dépliage de chair qui s'imposait pour récupérer le téléphone ; et puis, il aurait fallu appuyer sur un bouton. Il se contenta donc de jeter l'objet à travers la pièce, produisant un bruit composite et des éclats irréparables lorsque la machine se brisa contre un mur – et provoquant en lui une douleur due au déplacement inaccoutumé de quelque partie charnue, membraneuse et inusitée de son anatomie.

Jork se tourna aussitôt vers son fils et vit qu'il dormait. Ce constat lui causa une vive contrariété, une vexation telle qu'il frappa Tommy au hasard d'un repli ou d'une vague, de sorte que celui-ci, réveillé à la hâte avec une précipitation à laquelle son cerveau n'était pas du tout préparé, ne supporta pas le choc : son cœur déjà exténué fit une crise, et il mourut sans délai.

Jork contempla ce spectacle de la mort de son fils sans trop de peine. On pouvait être sûr que Tommy était mort parce qu'il était désormais étendu sur le dos, position certainement trop inconfortable pour un vivant et incompatible avec le fonctionnement des poumons. Par ailleurs, nul sifflement ne se faisait plus entendre de ses voies respiratoires : c'était le signe indubitable qu'il ne respirait plus.

Jork, trop préoccupé, ne s'en soucia guère : n'avait-il pas déjà été si patient ? Bah, il en achèterait un autre, on en faisait si bien dans les laboratoires ! Sans cesser de fixer cette masse inerte et sans grande valeur à ses yeux – oh ! oui ! il y avait bien cette Dignité Humaine, idée vague, notion floue, parangon de l'Esprit Universel, mais jamais il n'avait ressenti assez de compassion pour considérer vraiment son fils, ni quiconque d'ailleurs, comme une personne humaine ainsi que lui –, il se mit à réfléchir au moyen de se sortir de cette circonstance critique.

Ainsi, les Fortunés ne travaillaient plus. C'était extrêmement embarrassant, sans parler du manque déplorable d'Humanité !

Mais incapable d'aller plus loin dans ses réflexions, il attendit là pendant presque une heure, retournant toujours cette même idée d'injustice et de monstruosité impardonnables. Comme il disposait de cigarettes thérapeutiques sur la table à proximité (prescrites par le Dr Jenkins : enrichies en nicotine pour accompagner son addiction) – cet emplacement proche figurait une mesure salubre pour conserver un peu de sa liberté sans devoir tout exiger des Fortunés –, durant ce temps il en consuma deux paquets, jetant cendres et mégots alentour, et même un peu sur le corps de son fils, sans y prêter attention.

Aucun expédient ne lui vint : c'est à peine s'il pouvait agir ou penser sans un de ces Fortuningues pour le servir. Il se contenta de cuver tout à loisir sa rancune et sa haine, maudissant la paresse de ces créatures, les vouant aux châtiments les plus infâmants et les plus durs – quoique pas fort originaux. Une chose était sûre, c'est que si nul Fortuné ne venait bientôt le retourner sur son fauteuil, les premières escarres apparaîtraient, sans parler du danger mortel pour son cœur si la situation se prolongeait.

Sans doute, on avait laissé aller le problème trop loin. Les Fortunés auraient dû être mieux contrôlés, leurs obligations plus fortes, le risque de punitions plus dissuasif en cas de désobéissance. Il y avait eu, les concernant, une dérive complaisante qui débouchait à présent sur une impasse. Mais aussi, qui aurait pu augurer pareille cruauté venant d'eux ?

Et tout à coup la grande porte s'ouvrit.

Ce fut un jaillissement intolérable dans la pièce, sans la moindre discrétion, sans le plus petit respect de la vie privée, une infraction des plus élémentaires aux règles tacites qui fondaient depuis toujours le code de conduite de tous les Fortunés en présence d'un Citoyen américain.

L'un d'entre eux entrait, suivi d'une douzaine d'autres : c'était un Noir, assez âgé déjà, et qui arborait un vêtement interdit, indécent, scandaleusement près du corps. Les autres portaient la large tenue réglementaire et colorée destinée à masquer l'apparence honteusement favorisée d'une physionomie athlétique et en bonne santé.

Ils constituaient depuis des temps illustres la basse force motrice du monde, du moins depuis que celui-ci se portait bien.

Le Fortuné s'avança ; les autres, amassés et intrus, demeuraient derrière lui, non loin de l'entrée. Le Noir avait l'air charismatique, portait beau comme le roi des serviteurs : c'était le chef, en somme, et Jork jugea cette idée ridicule : qui donc l'avait pu bien élire sans le recours aux Ordinateurs Calculateurs de Quotas ? Ses habits étaient artisanaux : cela se devinait aux divers rapiècements des étoffes, à la coupe horriblement ajustée et serrée, hors-mode, dégoûtante, injuste. Cette tenue était immorale, mais Jork, d'un flegme qu'il se trouva décidément remarquable, s'abstint tout d'abord de le faire remarquer, préférant aviser au plus urgent.

Comment les Fortunés circulaient-ils ainsi librement ? c'est ce qui l'interrogea tout d'abord. Non pas qu'ils fussent rigoureusement interdits de liberté, mais leurs occupations, leur métier, leur travail enfin...

Devant tant d'insolence, la patience de Jork, en moins d'une poignée de secondes, arriva à son terme, et, se sentant importuné tout autant que sauvé (la vue d'un Fortuné n'avait déjà pas de quoi réjouir, mais il avait toute une troupe face à lui !), il leva la tête dans une pose qui faisait ressortir sa masse abondante et par là même son côté le plus aristocratique. Tous ses sentiments distingués et retenus se déversèrent d'un coup par sa gorge membraneuse en un flot ininterrompu lorsqu'il dit ceci :

« Apportez-moi de la nourriture ! »

C'était, à son avis, un parangon de stratégie et de tolérance de ne pas immédiatement s'offusquer de leur aspect et de leur nombre. Décidément, il avait des nerfs d'acier, son psychologue en serait fier et stupéfait ! Vraiment, il les aurait bien carrément insultés, tous ces paresseux d'intrus !

Mais personne ne bougea. Jork fut outré de cette passivité, de cette immobilité contre nature et qui confirmait la nouvelle ; c'était quelque chose que nul ne pouvait tolérer de la part d'un Fortuné. Une violente pointe de scandale lui perça le corps si loin qu'elle atteignit en quelques secondes à peine le cœur de Jork : il fallait qu'elle fût bien vorace et féroce ! Pour ne pas s'endormir sous cette vive émotion, le Conseiller demanda, avec une voix si élégante et si pleine de feinte tempérance qu'elle passait pour n'être qu'un grognement :

« Que voulez-vous ? »

Le chef des Fortunés (le chef ! non mais quelle blague !) s'approcha.

« Laissez mon peuple libre ! »

La demande était si stupide qu'elle ne fit même pas rire le Citoyen. Si celui-ci ne disposait que d'un humour limité, il s'était toujours cru d'une intelligence suffisante pour comprendre ce type de phrase simple et habituelle. Mais en l'occurrence, cela ne devait pas suffire, quelque chose lui échappait. Et apparemment, il ne s'agissait pas d'humour.

Alors Jork, par un mouvement naturel de son être atavique ou social, tenta le truc de l'autorité :

« Fortunés ! retournez-moi ! »

Seuls quelques-uns esquissèrent un pas, mais c'était plutôt mu par quelque réflexe séculaire lentement distillé en leur âme, que le fruit d'une réflexion consciente : les autres, d'un geste ferme, indiquèrent qu'il n'était pas question d'agir. Le Noir prit de nouveau la parole d'une façon agaçante (on n'avait jamais délibérément attribué aux Fortunés la fonction du langage : c'était, semblait-il, quelque chose qui leur était venu tout seul... et de façon totalement inopportune !) :

« Nous voulons notre liberté. Nous ne voulons plus servir. Nous cessons notre activité, et nous partons. Partout dans le monde, il en est ainsi. »

« Partout dans le monde » ! Il se donnait des airs arrogants, maintenant ! Comme si un Fortuné pouvait avoir la moindre petite idée de ce qu'était le monde et de ce qui s'y passait ! Il allait falloir corriger tout ça, et reprendre la main. Remettre chacun d'eux à sa vraie place.

Jork eut une idée. Usant de toutes ses facultés de diplomate et de stratège, il décida de transiger astucieusement, anticipant ce qu'il pensa soudain constituer le fond du problème :

« Soit : vous aurez de nouveaux vêtements plus étroits. Maintenant, reprenez le travail ! »

Ça lui était venu dans un grand moment d'inspiration, en observant la tenue ostensible et provocatrice du Noir. Il s'était dit que c'était sans doute ça qu'ils voulaient tous, une simple permission au mauvais goût comme il en existe tant, et quelques avantages particuliers de plus. Le monde fonctionnait ainsi depuis qu'il existait, et Jork, habitué aux tractations dérisoires, n'imaginait rien d'autre.

Mais les serviteurs ne bougèrent pas, muets, énervants de stupeur, en dépit du geste d'ouverture généreux et inespéré qu'ils avaient reçu. Décidément, quelque chose ne tournait pas rond chez les Fortunos : ceux-ci, du moins, étaient déréglés. Était-ce donc ce Noir qui les avait détraqués ?

Pire : à ce moment, ils poussèrent l'impudence jusqu'à regarder Jork ensemble avec une sorte d'empathie, de commisération, ou même de... de...

De pitié ?!

Cette impression le frappa avec une stupéfiante indignation.

« Conseiller Jork, reprit alors le Noir, vous n'avez pas compris. Nous ne demandons rien, nous ne revendiquons plus. Nous ne faisons que vous dire que nous avons terminé notre travail. Nous profiterons désormais de notre propre liberté. Nous n'implorons pas que vous nous la donniez : nous la prenons simplement, et aussi nous vous en prévenons, par devoir et par courtoisie ; et par honneur, peut-être ! »

Ce point d'exclamation, qui se manifesta dans ce discours sous la forme d'un ton net et tranchant, ne passa pas inaperçu : Jork, qui de sa propre mémoire n'avait jamais entendu un Fortuné aventurer une opinion personnelle, en fut profondément choqué. Tout cela sonnait de façon terriblement absurde, comme dans un rêve stupide. Il allait devoir réveiller tous ces idiots, et rétablir en eux le sentiment sain de la réalité.

Il tenta de se faire une contenance et de se relever en se calant mieux dans son siège, mais il ne fit que glisser un peu davantage sur sa chair graisseuse et suintante, glissante de bourrelets. Malgré son courage et sa raison indéniablement supérieure dans cette affaire, il dut sentir que la partie était mal engagée, car il fut soudain et inexplicablement envahi d'une onde inconfortable de désespoir.

« Pourquoi votre liberté ? demanda-t-il en manière de prélude et de test.

— Parce que nous ne tolérons plus notre servitude. Parce que nous avons eu accès aux livres anciens des bibliothèques, et nous avons découvert qu'il y a plusieurs siècles...

— Vous avez lu ! tempêta Jork. J'en étais sûr ! Tout le mal vient toujours de là ! Ne vous a-t-on jamais prévenu que les livres brouillent l'esprit et génèrent inévitablement des conflits ! Vous avez dû vous abîmer la tête là-dedans ! Il n'y a que des choses malsaines dans les bouquins, que des idées contradictoires et embrouillées : il n'en est pas un seul qui ne nuise à la concorde et à la paix universelles ! C'est pour cela que les plus inoffensifs sont encore interdits aux mineurs ! Heureusement, vous n'en avez pas fait lire à vos enfants, n'est-ce pas ? Car c'est tout à fait illégal, vous savez, de montrer de telles horreurs à des enfants ! je vous préviens que si c'est le cas, je vous dénoncerai ! »

Il espérait que la menace porterait. En vérité, il doutait fort que les Fortunés fussent devenus tout à coup pervers au point d'obliger leurs enfants à regarder de telles obscénités – c'était presque impensable en soi –, mais le fait de susciter la crainte le mettrait sans nul doute dans une posture surplombante et avantageuse :

« Vos lois, répondit le Noir, n'ont plus cours en ce qui nous concerne. Nos fils ont accès aux livres s'ils le désirent. En fait, la plupart lisent déjà. Ils lisent tous dès cinq ans. »

Honteux mensonge ! pensa Jork. Les spécialistes du cerveau les plus chevronnés avaient démontré qu'il était impossible d'apprendre à lire avant l'âge de neuf ou dix ans, à de rares exceptions près. Lui-même n'avait commencé qu'à douze – car il était hors de question, dans le domaine des Sciences Pédagogiques, d'inciter quelque élève que ce soit à faire quelque chose s'il n'en formulait pas expressément le désir. Il en allait du bonheur sacré de l'enfant !

Le Noir osa ajouter un sacrilège :

« Nous les forçons, quelquefois, quand ils refusent d'apprendre par eux-mêmes. Nous les réprimandons, et nous obtenons qu'ils sachent lire, à défaut d'en avoir envie. »

Bon sang ! c'étaient donc tous des fanatiques ! Jork préféra garder le silence, de peur de révéler son trouble ; mais peut-être ne put-il réprimer un frisson perceptible.

Le Fortuné se remit à parler, fantastiquement :

« Les livres parlent, Conseiller Jork. Ils parlent du passé, et ils disent que nous, les Fortunés, ne sommes pas différents des Citoyens. Ils disent que nous sommes tous issus d'une même espèce, que nous ne formons qu'une seule et même race d'homme. Et que tous les hommes sont libres.

— Absurde ! ne put s'empêcher de rugir Jork en levant un bras. Grotesque ! cela n'a pas de sens ! Non mais : regardez-vous ! Vous voyez bien que nous sommes tout à fait dissemblables ! Vous pouvez marcher, vous ! Vous avez le corps maigre et... » Il voulait dire « ridicule » mais il jugea aussitôt que cela ferait mauvais effet. « ... et musclé ! Vous n'avez pas le physique aristocratique : faut-il qu'un enfant même vous explique cela ?! Les individus de votre espèce sont naturellement faits pour travailler ! c'est évident ! Et vous osez le nier ? »

La troupe, étrangement, ne réagit pas. Il espérait pourtant s'être montré convaincant, il s'était même trouvé assez bon, en dépit de son agacement. Mais tous paraissaient habitués à cet argument. Il n'y eut pas un mouvement, pas la moindre rumeur parmi cette foule imbécile. Il ressentit encore, dans le froid silence persistant et discipliné, quelque chose de ce sentiment pénible qu'il avait éprouvé tout à l'heure.

« Les livres vous donnent tort, Conseiller Jork. Ils parlent d'une époque où nous étions semblables et égaux. Ils disent que l'humanité ne formait qu'une seule souche, et que de cette souche s'est développé un embranchement morbide. Et que c'est de cet embranchement que naquirent les Citoyens, plus gros, impotents, infirmes, à force de ne pas se diriger. Les livres disent qu'ils n'ont pas toujours eu les yeux malades ni l'esprit infertile comme aujourd'hui : et vous devriez être fiers de ce que disent les livres au lieu de les dénigrer, car ils vous donnent le pouvoir de rebâtir ce que vous avez défait. »

Bon Dieu ! cette espèce d'échalas de Fortuningue à tous les diables parlait véritablement un langage incompréhensible et irrationnel : c'est à peine si leurs mots étaient les mêmes, et c'était sans parler des concepts ! Certainement, ce type-là était dingue, digne de l'asile, à enfermer au plus vite. Mais il fallait peut-être rester prudent. On n'était sûr de rien, avec les fous.

« Ridicule ! interrompit Jork. Ridicule et dangereux ! »

Son cœur faisait des bonds dans sa poitrine. Il ne comprenait pas où et pourquoi les Fortunés étaient allés chercher tout ça, ni les raisons pour lesquelles ils avaient eu recours aux livres, lui qui n'en avait jamais lu – on l'avait déclaré dyslexique presque à sa naissance.

Mais le Noir ne cessa pas son discours, ce qui créait une importunité manifeste dans l'univers acoustique du Conseiller. En représailles et pour montrer son mécontentement, ce dernier se mit inconsciemment à gonfler son corps, par quelque usage dont il avait le secret.

« Ils disent aussi que les Citoyens ont détruit l'ancienne société, qu'ils l'ont ruinée à cause de tout ce qu'il fallait pour les entretenir et par suite de leurs mauvaises coutumes. Ils disent que les Fortunés durent payer pour eux, par "solidarité" : c'est le mot qu'utilisent les livres. Et qu'un jour, les Citoyens, que leurs déportements avaient rendus inférieurs, ont fondé un nouveau système de valeurs, et que...

— Attention ! l'interrompit Jork d'un ton plein d'avertissement et d'alarme, ce que vous dites constitue une très grave infraction, je préfère vous prévenir ! »

Un court frémissement traversa la foule, et Jork, satisfait d'avoir interrompu ce laïus absurde et corrupteur, en profita pour ajouter :

« Vos propos, savez-vous ? constituent une Incitation Caractérisée à la Haine. Vous outrepassez de très loin votre liberté d'expression, et vous prenez un grand risque en affirmant publiquement l'infériorité d'un groupe d'individus, qu'il soit majoritaire ou non. Tout ceci est parfaitement illégal. Je vous conseille de vous taire avant qu'il soit trop tard ! »

Il avait parlé, croyait-il, du mieux dont il était capable, d'une façon sûre, posée et incontestable. C'était l'homme politique en lui, autoritaire et cynique, qui reprenait le dessus. Cela le ragaillardit bizarrement, comme au souvenir de ses performances de jeunesse, du temps où il devait plaider pour emporter des suffrages.

Pourtant, l'autre osa répliquer :

« Comme j'ai dit, vos lois sont mauvaises et nous ne les écoutons plus. De toute façon, il n'y aura bientôt plus personne pour les faire respecter. Vous semblez oublier que ce sont des Fortunés qui saisissent les accusés et qui servent de police : sans eux, pendant longtemps, qui pourra nous mettre en prison ? Le pourriez-vous, Conseiller Jork ? »

Et toute la troupe le dévisagea, d'un air qui paraissait un odieux défi.

Jork en fut estomaqué : ces individus n'avaient pas de morale, ne tenaient par aucun bout à la civilisation, c'étaient des primitifs, des anarchistes, des sauvages ! Il en eût bafouillé presque, s'il avait eu le moindre argument à rétorquer à de pareils énergumènes !

Et d'un air insupportable, à la fois hautain et d'un calme épatant, le chef des Fortunés ajouta :

« Je me moque de vos lois, et j'affirme, moi, comme les livres, que vous vous êtes rendus inférieurs, Conseiller Jork, vous ainsi que tous les Citoyens, et que vous ne faites plus qu'abuser de votre pouvoir et de prérogatives déduites de toutes vos pathétiques faiblesses. »

À ces mots, Jork alluma la lueur de bête qui rôdait en lui depuis toujours. C'était donc ainsi ? Ils voulaient donc la haine et la fureur sorties ? Pourquoi s'abstiendrait-il de montrer son vrai visage, s'il pouvait l'arborer pour la dernière fois ? Ça n'impressionnerait pas sans doute, mais ça le soulagerait un moment.

L'éclat rougeoyant parut alors dans son regard. Un feu d'amertume et de rancune. De jalousie. La couleur sombre de toute une société d'injustices policées et de violences légales. « Pathétique », lui ? Ils allaient voir !

« Le voilà, l'animal, remarqua alors le Fortuné. Vous serrez les dents, Conseiller Jork. Vous découvrez la flamme qui est en vous. C'est bien. Vous avez tout à craindre maintenant, c'est pourquoi vous n'avez plus rien à cacher ».

Et la fureur continuait de brûler dans l'œil redoutable de Jork.

« Pour bien entendre votre infériorité, Conseiller Jork, il suffit de regarder par terre tout autour de vous. »

Des dizaines de paires d'yeux s'arrêtèrent en silence sur les mégots sales atterris sur le parquet clair.

« Eh bien, grogna Jork, ça ne veut rien dire. Je suis malade : dépendance à la nicotine, c'est diagnostiqué ! J'ai une ordonnance pour ça, c'est mon médecin qui me prescrit mes cigarettes !

— Et cet enfant mort qui est là ? »

Les regards se posèrent sur Tommy, masse inerte, négligée, oubliée déjà.

« Je l'ai peut-être frappé... Il ne s'est pas relevé. Mon psychiatre vous délivrera un motif pour expliquer ce geste. Tendance à l'hyperactivité, en cours de traitement. Qu'essayez-vous donc de dire ?

— Et ce n'était pas votre fils naturel, sans doute ? Je veux dire que vous l'avez conçu in vitro, comme tous les Citoyens ?

— Mais bon sang ! qui songerait à s'y prendre autrement ? Vous êtes dérangé ? » répondit Jork avec mépris et répugnance.

Le Noir fixa sur lui un air d'éloquence indécelable, comme si ce peu de réponses concluait quelque chose, servait de preuve à quelque théorie masquée ou suffisait à expliquer un fait évident. La commisération et l'espèce de lucidité calme qui se lisait dans les traits de ce visage brun étaient insupportables.

« Qu'est-ce que vous voulez dire ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? » hurla Jork dont le cœur s'emballa dangereusement.

Alors il ajouta – et jamais il n'avait autant pensé ce qu'il disait :

« Je vous tuerai, Fortuné ! J'ignore comment, mais je vous ferai pendre à un arbre. »

L'autre ignora la menace et dit :

« Vous n'êtes pas malade, monsieur Jork. Vous ne l'avez jamais été. Ni d'ailleurs la plupart des Citoyens.

— Alors vous êtes devenu médecin maintenant ? »

Une pause. Périlleuse. Mortelle. Il fallait de l'acuité et de la pénétration. Tout devait se jouer ici. On allait convaincre ou périr.

« Vous fumez, dit le Noir. Vous mangez. Et à présent vous tuez. Rien de tout ceci n'est inévitable. Vous n'êtes pas malade, seulement votre société crée votre irresponsabilité et vous excuse. Elle refuse de vous voir comme un individu capable d'amélioration. Tout ceci est arrivé peu à peu, il y a des siècles, depuis qu'on a interdit le Mépris.

— Bravo ! Vous êtes le plus grand médecin qu'on ait jamais vu : un vrai magicien ! Vous savez donc si les gens sont malades – et vous savez aussi les guérir, peut-être ?! Voyons voir ! Rendez-moi donc maigre, pour commencer !

— Je ne peux pas, monsieur Jork : vous êtes à peu près le seul responsable de votre comportement. De votre poids. De votre bêtise. De vos mensonges. On a vu des enfants métis, des Fortunés nés naturellement d'un père Citoyen, qui ne présentaient aucun signe d'obésité parce qu'ils étaient élevés et nourris par des Fortunés ! Mais à vous, Citoyens, on trouve toujours des palliatifs pour vous épargner la souffrance ! Pour vous éviter toute frustration ! Vous voulez, alors votre société vous donne parce qu'elle n'ose plus interdire : interdire, c'est provoquer un mal, et le mal est prohibé chez vous – mais pas pour nous ! On dit : "il a besoin de cela", et on prouve par toutes sortes d'imageries cérébrales que ce besoin existe et qu'il y aurait de la douleur ou du manque si l'on ne donnait pas ; alors on donne. Mais c'est toujours les mêmes qui souffrent : c'est nous, Citoyens, qui sommes depuis trop longtemps votre douleur ! »

Cette tirade ne parvint qu'à produire chez Jork un ricanement acerbe.

« Encore bravo ! ironisa-t-il. C'est très joli, ce que vous dites : vous nous enviez donc, voilà tout ! Vous aimeriez souffrir comme nous pour ne pas avoir à remplir vos devoirs ! Ah ! quelle générosité ! Mais prenez-les donc, nos handicaps, s'ils vous font tant envie ! C'est si facile pour vous d'ignorer nos difficultés : tenez, je donnerais cher pour avoir votre chance !

— Où voyez-vous de la chance, monsieur Jork ? C'est votre illusion et votre mythe à vous depuis toujours, c'est votre alibi. Nous avons restreint nos désirs, pratiqué l'hygiène et la philosophie, jugulé notre comportement : nous nous sommes dirigés. Mais toute notre force ne nous a menés qu'à l'esclavage, à cause de vous. Et nous devrions soutenir vos maux parce que nous en serions exempts ! Pourtant nous souffrons mille fois plus ! Nous n'avons pas d'excuses, nous, pour justifier nos erreurs, il nous faut toujours nous conduire ! Nos peines ne suscitent jamais aucune compassion parce que les vôtres les phagocytent toutes ! Tandis que vous attribuez toujours à la chance, au hasard, aux gènes miraculeux, votre état honteux, tout chez nous dépend de nos choix seuls et de notre seule volonté ! Chaque jour chez un Fortuné est une décision, il nous faut penser par nous-même, hésiter, apprendre, nous convaincre : c'est notre fardeau, notre malheur à nous, de réfléchir ! Il n'y a pas de peine plus lourde que la responsabilité. Et cependant... »

La voix du Noir se fit plus douce, comme au seuil d'un bienheureux rêve.

« Et cependant, reprit-il, nous ne nous en plaignons pas : c'est ce qui nous rend libres aujourd'hui. Ceux que votre société a jadis nommés Fortunés pour faire croire aux privilèges de la Nature, nous les appelons Hommes, nous les appelons Individus. Et nous serons très satisfaits, dès aujourd'hui, de souffrir ce fardeau – pour nous-mêmes ! »

— Attendez une minute ! »

Jork ne pouvait permettre qu'on lui déniât le privilège du dernier mot – surtout en cet instant.

« Et notre bêtise, alors ?

— Vous dites, monsieur Jork ?

— Vous avez parlé de notre bêtise et de nos mensonges ? Cela m'amuse : où comptez-vous aller avec ça ? À quoi faites-vous référence, au juste ? La société des Citoyens est toute la société ! Vous croyez vraiment être capables de mieux ? Avec pour tout soutien une bande de serviteurs Fortunés ?

— Une bande ? Nous sommes tout un peuple, Jork ! Et puis regardez autour de vous ! Qu'y a-t-il à envier dans votre société ? On n'y a rien inventé depuis des siècles, ce sont les mêmes instruments que vous utilisez encore aujourd'hui. Durant tout ce temps, toute votre science, tout votre art et toute votre législation n'ont consisté qu'à excuser la faiblesse en la facilitant : vous ne produisez plus que du divertissement, vos télévisions ne diffusent que du sport à catégories de handicaps ; on n'y trouve plus que des mannequins laids, des speakers bègues, des présentateurs idiots ! On tâche partout à trouver des places à des incompétents et à des irresponsables ! Vous avez presque interdit les livres parce qu'il est devenu impossible de respecter les quotas et vos mesures anti-discriminations. Vous avez confondu l'égalité des droits et l'égalité des faits ! Et il n'y a que mon peuple qui ne suscite aucune indulgence ! Il a fallu dissimuler ses avantages, refuser de croire au mérite ; les minorités sont devenues toujours plus écrasantes, il leur a fallu des compensations de plus en plus coûteuses et absurdes. Vous vous êtes dévoyés, Jork, et nous allons refonder les choses à zéro. Croyez-moi : il ne peut en résulter un mal beaucoup plus grand !

— Peut-être, mon ami... »

La finesse de Jork était tout à fait revenue, avec son persiflage, sa dissimulation, tout son esprit railleur et jaloux.

« Du moins, poursuivit-il, notre société est – morale. »

Il jeta un regard aiguisé sur la foule. Y avait-il vraiment perçu comme un tremblement et un doute ? Si c'était vrai, il était temps d'exacerber cette blessure.

« C'est ce que vous croyez, fit l'autre, mais votre morale n'est pas la seule qui...

— Et que croyez-vous qu'il advienne d'une société fondée sur la domination ? Car c'est cela que vous souhaitez, n'est-ce pas, monsieur le Chef ? »

Il insista sur ce dernier mot avec un ton de cacophonie volontaire.

« Je ne suis pas chef, se défendit le Noir. Je me suis seulement institué porte-parole en attendant que...

— Et je demande à vos "représentés" quelle différence cela fera pour eux lorsque vous déciderez de prendre le pouvoir ? Y ont-ils réfléchi, à cela, tous vos "philosophes responsables" ?

— Prendre le pouvoir ? s'indigna le Fortuné. Mais il n'en est pas du tout question ! »

Celui-ci parut réfléchir un instant. Puis il adoucit sa voix pour dire :

« Je vois ce que vous essayez de faire.

— Rien du tout ! répondit Jork. Vous voulez établir une société de la domination, une société qui distingue le supérieur et l'inférieur, c'est bien cela ? Eh bien ! savez-vous que cela s'est déjà tenté par le passé ? Ce n'est un secret pour personne, on y fait souvent référence, voyez-vous, et vous avez dû le découvrir vous-mêmes dans vos livres ! Et savez-vous à quoi cela a conduit ? À des millions de morts, à des hécatombes, à des exterminations massives ! D'ailleurs, c'est ce qui va arriver si vous ne reprenez pas très vite le travail : les Citoyens vont mourir les uns après les autres ! Ainsi, vous vous apprêtez à fonder toute votre utopie sur du sang humain : voilà votre morale ! Dès le début, la culpabilité et le Mal vont s'abattre sur vous ! Et vous oublierez l'Amour ! »

À ces mots, l'agitation et la fébrilité gagnèrent visiblement le camp des Fortunés. Ils se tournaient et se regardaient avec crainte, emplis de doutes et inquiets : quelque chose avait jailli en eux, s'était réveillé de leur conscience mal à l'aise ; Jork avait su habilement extirper le fondement irrationnel et universel de leur âme, cette pulsion lointaine et omniprésente en l'homme qu'est : l'Aspiration à la Bonté.

Le Noir, patient, stupide, laissa courir ce frisson ; il ne l'interrompit pas, songea Jork, comme il l'aurait dû faire, en tâchant d'annihiler l'objection dès sa première manifestation, en étouffant l'opposition dès qu'elle se manifestait dans un flot de paroles autoritaires et graves, et en reconstruisant toute l'édifice au moyen de lénifiantes vérités générales et de mièvreries incontestées.

Non, le Noir laissa glisser ce soupçon – c'était là une lamentable erreur ; il semblait même l'écouter se déployer et s'en repaître : que ne reprenait-il l'avantage, en hurlant ! Mais ce Fortuné n'était pas comme les autres – Jork l'avait bien compris –, et tout son système de pensée était fondé sur des bases radicalement différentes et insaisissables.

La Raison, pensa-t-il. C'était un vieux mot qui lui était revenu tout à coup mais dont il ne maîtrisait pas le sens.

Jork souriait – et peut-être pas qu'intérieurement. La confusion s'installerait bientôt, et il s'en servirait pour réclamer quelque nourriture provisoire, qu'on lui accorderait en attendant d'être sûrs. Et les Fortunés, dès ce premier doute, ne seraient jamais sûrs de rien ; et dans le terreau propice de cette incertitude il s'arrangerait pour semer les germes de l'indécision et de la discorde, et tout ce débat se prolongerait indéfiniment en palabres inutiles et en concepts abstraits et vains.

Et bientôt, Lovetown aurait mis au point une riposte, et les Fortunés seraient réduits à obéir. On appellerait ça l'État d'Urgence, et par cette simple dénomination on pourrait faire et ordonner à peu près ce qu'on veut.

Gentil Nègre ! Pauvre idiot de Fortunos ! Avait-il donc cru s'en sortir face à un être aussi expérimenté que lui ? Il fallait du talent pour la politique – et tout ce talent consistait en de la roublardise : mais qu'avait-il espéré avec ses plats discours ?

« De l'amour, Jork ? C'est bien vous qui parlez d'amour ? »

Et vas-y donc, essaie de reprendre le dessus : tu es anéanti à cette heure, tu as commis l'erreur fatale de laisser ton auditoire réfléchir !

« Vous voulez dire : comme l'amour que vous aviez pour votre fils ? »

Un murmure d'indignation gagna les Fortunés dont certains regardèrent avec stupeur le corps de Tommy. Ce n'était peut-être pas gagné, après tout.

« Mais de quel amour parlez-vous, Jork ? reprit le Noir. L'amour pour la faiblesse ? L'amour pour le vice ? Est-ce cela, votre amour : de la commisération ? De la compassion ? De la... pitié ?

— Ne jouez pas au plus malin avec moi, vous savez très bien de quoi il s'agit. Personne n'ignore ce qu'est l'amour ! C'est le même pour tout le monde !

— Vous vous trompez, Jork : tout votre amour n'est plus qu'une convention. C'est un reste d'une très ancienne religion mal comprise, mal digérée, mal interprétée ; quelque chose d'insensé. C'est devenu une foi absurde et un leitmotiv, en ce qui vous concerne ! Vous dites que personne n'ignore l'amour, et j'affirme que votre société ne sait plus de quoi il s'agit. Toute votre folie d'égalité, Jork, a fait disparaître l'amour ; car aimer, c'est admirer ce qui nous dépasse – et c'est donc reconnaître ce qui nous est supérieur !

— Foutaises ! Vous êtes un dangereux criminel et vous allez tuer des gens !

— La preuve de tout ceci, Jork, c'est que votre société n'est même plus capable de concevoir des enfants naturellement, que l'idée même vous dégoûte : c'est que la sexualité suggère toujours l'assomption de quelque inégalité provisoire ! En vérité, vous êtes arrivés à un point de décadence où toute votre morale est à rebâtir : et c'est cela que nous nous apprêtons à faire. »

La troupe ne disait plus rien, ne frissonnait plus. Ce chef-là – Jork ignorait comment – l'avait emporté.

« Et puis, ajouta le Fortuné, nous n'allons tuer personne. Nous vous laissons seuls, voilà tout : peut-être y aura-t-il parmi vous assez d'enfants capables de se mouvoir et qui daigneront encore s'occuper de leurs aînés. Vous y parviendrez aisément si, comme vous le dites, l'amour subsiste encore dans votre société. »

Jork jeta un regard bref et vaguement interrogatif vers le corps de son fils. Il semblait que sa mort n'était pas tombée à point, finalement.

« Et qu'est-ce que vous comptez faire ?

— Nous allons nous établir en un lieu que le réchauffement climatique a découvert, là où une vaste portion de mer s'est retirée. Nous comptons y fonder un pays.

— Un pays ! Et vous croyez vraiment vous en tirer comme ça ? Que nous vous laisserons faire ? Que nous ne ferons rien ?

— Réfléchissez-y bien, Jork : qui nous en empêchera ? Sans nous pour vous servir, vous perdez tous moyens d'agir et n'avez presque aucun pouvoir. »

Jork demeura muet, stupéfait, vaincu : il ne savait quoi répondre immédiatement, mais il se jura bien qu'il finirait par trouver quelque chose. Alors, le Fortuné, reprenant un timbre solennel, déclara :

« Pour tout vous dire, Conseiller Jork, si nous sommes venus vous trouver, c'est qu'il est porté à notre connaissance que le Grand Gouverneur est décédé il y a quelques minutes, et ainsi qu'il ne reste plus que vous pour entendre notre déclaration officielle d'émancipation. Adieu donc, Citoyen. »

Jork effectua un mouvement de tête qui fut un prodige de souplesse et de virtuosité graisseuse. Il vit les Fortunés partir, semblant littéralement voler dans l'espace, au point que s'il n'avait pas déjà été lui-même témoin de leurs capacités, il eût pu croire à quelque prodige de célérité.

Mais Jork n'était pas très imaginatif, et la magie ne l'intéressait pas.

Lorsque la porte fut refermée et le bruit des pas répandu si loin qu'on ne pouvait plus les percevoir, il resta dans le silence le plus opaque, avachi dans son fauteuil (même un peu trop à son goût : il croyait glisser lentement vers le sol), et préféra oublier l'événement et s'endormir, de façon à retrouver la lente litanie de la normalité et du repos, comme remisé dans ses propres replis et malgré l'impression que ses membres s'engourdissaient peu à peu. Son cœur-même semblait battre d'une façon trop lente et régulière, mais il trouvait qu'il y avait quelque chose d'apaisant à entendre ce son-là, cette berceuse intime et consolante, et il commença à s'assoupir, égoïste et fœtal. C'est du moins ce qu'il croyait : l'interruption des Fortunés (mais fallait-il encore les appeler ainsi ? N'importe : après tous les efforts qu'il avait déjà rendus, toutes ces questions l'épuisaient !) lui était déjà complètement sortie de l'esprit, et, entrevoyant en un mirage suave l'image d'un monde qui se mourrait, un monde doucereux et tendre et bienveillant, il pensa absurdement: « Adieu ! mon bon monsieur Jork ! », puis il s'effondra sur le parquet glissant.

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