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Ce n'est qu'à ce moment qu'il sut, occasion typique d'un mariage, invité par un couple qu'il connaissait mal, qu'il n'appréciait guère, dont il trouvait l'union un peu ridicule, pour quelque raison. Jamais il n'avait deviné, jamais il ne s'était même posé la question, jamais il n'avait envisagé rien que cette possibilité.
Ça le surprit, impromptu ; ça le saisit, le transit comme une révélation. Ça le foudroya, le révolutionna, comme tout ce qu'on considère un jour sous un angle entièrement nouveau, comme toutes les choses, immobiles et muettes, qu'on oublie, qu'on ignore longtemps, un vieux meuble par exemple, qui s'atténuent hors de vos perceptions jusqu'à se figer dans la toile de fond de l'ordinaire, et dont on découvre la présence tout à coup, l'origine, l'intention, l'importance ou la valeur.
Elle l'avait invité à danser.
La musique vrombissait depuis une heure sur le parquet, projetée des enceintes professionnelles, une mécanique sonore, grondant, vibrant dans l'air nocturne où éblouissaient des lumières, où l'espace s'agitait de mouvements, où une opacité moite et odorante élevait des suggestions, contrastant avec la mondanité des habits, costumes et robes, imprégnant l'observateur d'une sensation de bizarrerie, comme sont toutes les occasions sociales, toutes les fêtes d'exception, tous les rites codifiés qui ne retrouvent pas la normalité évidente des usages quotidiens. Aussi, il buvait avec elle, la parole devenant rare : la puissance écrasait leurs conversations rendues difficiles, leurs regards scrutaient vers la piste quelque curiosité à observer, signes, talents, folies, qui ne s'y trouvaient pas. Et bientôt, ils avaient tout dit, tout.
C'était une femme banale qu'il connaissait de vue depuis l'enfance, pas même belle, pas remarquable, d'une intelligence raisonnable et vive, assez passable. Elle faisait un passe-temps pas désagréable et sans risque, sans défi. Mais une lassitude, cependant, avait commencé à l'envahir, poignant comme une masse. Ce tourbillonnement dont il était témoin l'avait peu à peu gagné de vertiges, de nausée, d'un sentiment vague de dégoût, d'infect, de dérision. Voir ainsi remuer des inconnus lui avait progressivement communiqué une solitude et un rejet, même avec elle, dont il ressortait plus ou moins accablé et amer. Cette atmosphère humide de divertissement avait fait à son intellect l'effet d'une déchéance, d'une animalité, d'une bêtise, d'une absence d'élévation dont il n'avait pas réussi à se défaire et qui montait, montait en lui, en une pente irrépressible de différence et de dépression, le harponnant. C'était à peine s'il parvenait à masquer ce malaise ; ses silences gênés croissaient sous les plafonds de cette mêlée affreuse, dans le bourdonnement migrainal, dans la consternation de tout, quand elle avait aventuré :
« Allons danser. »
Aussitôt, elle avait saisi son bras, enlevée de sa chaise d'une brusque motivation à laquelle il n'avait pas résisté, par fierté et par flegme, par entraînement de passivité, aussi, depuis une heure. Il se moquait de ces gens qu'il méprisait, il obéissait mollement, veulement, à demi hypnotisé par ses pensées pessimistes, notamment par l'idée obsédante d'une chambre et d'un revolver. Il avait pourtant senti, dans la pression de cette main de femme, une nervosité piquante qu'il n'eût pas pu interpréter si vite, et bientôt elle l'avait conduit sur la piste au cœur de la foule, dans l'étourdissement des danseurs. Songeant alors qu'il ne savait pas danser, il dut indiquer par son attitude qu'il ne resterait pas un quart d'heure, pas plus de cinq minutes, peut-être pas plus que le temps nécessaire d'une chanson. Après, il retournerait à la chambre et au revolver.
Or, c'est à cet instant précis que tout débuta.
Il la vit, métamorphosée, transfigurée : elle le fixait d'un regard entièrement changé, d'une intensité bouleversante, d'une détermination guerrière, farouche, défiante, qu'il ne lui aurait jamais imaginée. Une complète altération s'était opérée en elle, quelque chose de totalement imprévisible et fou. Il le perçut d'abord à ce regard d'une insondable franchise, adressé comme une provocation, mais ce regard fut remplacé à son attention d'homme par ses mouvements : elle dansait, dansait immédiatement et avec conviction, dansait avec art et avec charme, tout son corps fluide ondulait sans qu'elle eût jamais besoin de baisser les yeux. Au contraire, son regard haut, altier, était une démonstration, et une aisance, la preuve indéniable d'une ardente supériorité : combien de temps, se dit-il en un éclair, avait-elle attendu cette occasion de le stupéfier ? Il donna le change, simplement, mais, subjugué, il l'incitait sans le vouloir, par sa contemplation, à une performance, parce qu'elle ne pouvait que percevoir le sortilège qu'elle lui infligeait, en dansant. Ses hanches étaient un appel, une sensualité explicite, affolante, irrésistible ; ses seins frémissants sous la robe semblaient renaître au plaquage que ses tiraillements imposaient aux moires et aux dentelles ; ses cuisses, invisibles, indiquaient sous le tissu doublé le galbe musculeux grâce aux subtiles contorsions qu'il fallait pour accomplir certaines volutes d'une indécelable certitude ; ses pieds, légers, enfoncés dans des talons fins sans doute inconfortables, décelaient une agilité ignorée capable de retourner le déséquilibre logique de ce support en prodigieux, en indevinable, en insoupçonné numéro d'élégance et de résistance virtuose.
Ce qui le saisissait le plus, captivant comme l'emprise, révélateur comme l'impudeur, ostensible, c'était la passion qu'elle mettait dans cet hypnotisme, tout le feu qu'elle irradiait en sa direction, la projection de son être vers lui, la séduction, l'invite, la cour et l'offre. Dans ce déploiement, elle trouvait des passes irrésistibles où il devait poser ses mains sur la cambrure de sa taille, des tours insinuants où il devait plonger son regard dans son décolleté affolant, des rapprochements charnels où il devait humer le parfum attirant de ses cheveux et de son cou comme s'ils lui appartenaient. Il se sentait manipulé, possédé sous cette intensité pétrifiante, victime et consentant, la proie d'un charme délicieux ; une chaleur irradiait qui le laissait incrédule, la vivacité subite de cette créature rayonnante l'abasourdissait, le figeant dans une froideur muette et ridicule. Sa contemplation l'empêchait d'agir, ému – pourtant il ne l'avait jamais trouvée belle ! Ce retournement le plongeait, lui, dans un émerveillement qui le paralysait. Et il se savait piètre, si piètre à répondre, ne sachant, dans l'instant, que réfléchir et songer...
Bientôt, la musique s'arrêta, se fondant dans une autre, un rythme asensuel qu'elle ne voulait pas suivre. Le sortilège était fini ; elle s'arrêta net, se tut. Ils marchèrent jusqu'à leur table, éloignés, refroidis. Une gêne les saisit ; il ne savait quoi dire.
Le temps était passé.
***
Ce n'était peut-être pas la peine après tout, se dit-elle, d'avoir tant espéré de lui : sa stupidité plaidait en sa défaveur, il n'était sans doute qu'un esprit brillant dont la vivacité ne passait pas la parole. La vitalité, manifestement, lui manquait : à présent, il ne l'intéressait plus. Dommage. On mise quelquefois sur des potentiels qui ne se réalisent jamais, un bon cheval aux muscles luisants qui s'avère trop gâté et ne sait pas courir. C'est décevant tout de même. Ça se produit, néanmoins. Il faut savoir continuer, changer d'idée, modifier ses projets. Mais c'est dur. Un pincement, toujours. Tant pis.
Il demeurait perclus, là, sans beaucoup parler, et elle commençait à s'impatienter. Elle redoutait le moment où il reprendrait ce ton élégant, poseur, dont elle l'avait naguère aimé, parce qu'elle le savait vide à présent, une parure, une feinte, un réflexe acquis de salon, de joli cœur. Elle n'était certainement pas aussi douée pour improviser des conversations mondaines, mais son art, à elle, n'était pas fondé de postures et de poses ; son art était tissé de vie, et non de conventions. Elle triomphait de la vie, il ne vainquait que des usages. Tous deux ne jouaient pas dans la même catégorie, vénéraient deux maîtres opposés, ils étaient éloignés l'un de l'autre par la spontanéité et la saine vigueur. Comme il avait paru maladroit, sur scène, loin des codes qu'il connaissait par cœur !
Elle ne pensait plus, il est vrai, qu'à se débarrasser de lui, des anciennes promesses de sa présence, de son charme trompeur et éventé, d'une nostalgie de paille qui la blessait encore. L'indifférence qu'elle éprouvait se teintait d'un agacement né de la déception : il avait échoué à l'épreuve, elle l'avait pourtant espéré, là. La persistance de cet échec, se rappelant à elle en la présence insistante de ce corps distingué et factice, lui communiquait une nervosité, l'impression d'un leurre, comme le souvenir du pantin qui lui avait plu, qui l'avait trompée. Elle se désolait de l'obligation qu'elle se sentait de rester en sa compagnie. Mais ça ne durerait pas, il allait falloir en finir.
La musique, soudain, se coupa, figeant les danseurs. Tous tournèrent la tête vers l'origine de l'interruption, là où quelqu'un était tombé, sous quelque déséquilibre, arrachant un fil derrière une enceinte, parmi les huées et les rires. Comme il fallait réparer, l'employé s'agenouillait déjà, avec une pince. Il n'en aurait pas pour longtemps.
Dans le silence, les convives attendaient, interrompus, souriants, bienveillants.
Et ça la surprit alors, impromptu ; ça la saisit, la transit comme une révélation. Ça la foudroya.
Elle l'avait presque oublié, relégué au passé, comme inséré déjà dans un souvenir sans attachement, dans un souvenir gris et mort, quand elle entendit le son, puissant, mâle, qui venait de lui, de sa poitrine forte. Quand elle se retourna, il chantait déjà, d'un beau chant supérieur et audible de tous, d'une voix audacieuse et artiste, d'une voix colorée de vie et de feu.
Il comblait le silence d'une profondeur superbe, et tous les visages étaient tournés vers lui qui vibrait dans l'air ses notes graves et claires, formidables presque.
Un chant moitié gaëlique, inspiré et touchant comme un hymne, mélodieux et maîtrisé comme un vaste tableau de nature, emplissait largement l'espace, les convives, les meubles, les couverts, les murs. On aurait dit un instrument à lui seul, perfectionné et pur. Jamais elle n'aurait cru, jamais elle n'aurait pu imaginer à cet instant...
Elle en resta saisie, émue, interloquée. Presque pudique, à présent. Fascinée. Envoûtée. Mais un surplus d'âme la traversait désormais, palpitant son cœur d'affection et animant ses lèvres d'un ravissement.
Car il la fixait d'un regard ardent, comme s'il chantait pour elle seule.
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