Cathy

« J'crois pas qu'ça puisse tellement vous intéresser, me dit-il. Ça servira à rien, d'toute façon. C'est qu'un piano comme les autres... Comment qu'vous dites qu'vous vous appelez, déjà ?

— Henry War, fis-je.

— C'pour votre bouquin, c'est ça ? Comment qu'vous avez dit qui s'appelait ?

Anomalies de l'Espace et du Temps.

— Foutu nom ! »

J'ignorais s'il parlait du mien ou du livre. Il n'avait pas vraiment l'air d'avoir dit ça à mon intention. Ça n'avait pas d'importance. D'ailleurs, ce n'était pas mon vrai nom, et le livre était publié depuis trois ans. J'avais entendu parler de son histoire par une suite de confidences qui ne valent pas d'être explicitées ici, et j'étais content que l'homme existât bel et bien et qu'il conservât un vestige de son aventure : comment m'offusquer qu'il jugeât mon pseudonyme ou mon titre mauvais ? J'étais son obligé ; il m'avait d'ailleurs bien accueilli jusque-là, assez bien du moins pour que je ne me sente pas de porter un jugement sévère sur lui.

Il me conduisit sans façons à une grange, après une cour de ferme baignée d'une claire lumière d'avril et des restes d'une ondée. Des flaques reflétaient le ciel bleu, dans des nids-de-poule. L'air sentait bon la campagne fraîche, humide et belle, lavée.

La clé de la grange, que l'homme sortit de sa grosse poche en toile, était une ferronnerie d'un ancien métal, rustique et épais. Il la glissa dans la serrure, la tourna en un claquement, puis poussa le panneau lourd.

La pénombre s'abattit quand nous entrâmes dans la grange. C'était un vieux bâtiment aux denses odeurs de pierre et de produits inconnus, vaste, sans fenêtre qu'une petite ouverture vitrée, loin sur la gauche, par laquelle filtrait une lumière chiche à travers une toile d'araignée. Partout, un fatras de choses rouillées et inutiles, des cartons, des bidons remplis de morceaux de verre, des pots de peinture, des machines entières ou par morceaux. Rouille, huile, angles coupants, toutes négligences offertes par la conscience d'un grand espace de stockage ; quand on a de la place, pensai-je, on ne choisit pas, on garde tout, on entasse sans réfléchir...

Il ne se retourna pas, marcha avec vigueur, sans un mot. Une étagère ici, avec des livres probablement infestés de moisissures, sacrilège pour écrivain.

« C'est là » dit-il enfin.

Le piano était contre un mur, près de la vitre, même pas protégé ni couvert. Un piano droit, dit d'expression, donc vertical, avec son panneau et son couvercle, de ce beau noir laqué classique mais qui, là, était enfoui sous une poussière épaisse et sale.

« Il est là depuis dix ans ? dis-je.

— Pardi ! L'a pas bougé ! »

Je n'y connais pas grand-chose en piano, mais chacun peut se douter qu'un instrument essentiellement composé de bois supporte difficilement de rester une décennie entière dans une telle négligence, parmi l'humidité altérant tout, tiraillant les matières, écartelant les cordes, accueillant les insectes et la vermine, sous cette vitre dont la lumière dure en été devait tomber sèchement sur ces parois, radier comme un poêle, peser sur les surfaces, écailler les peintures et fendre inexorablement la structure du coffre comme de vulgaires planches de chauffe. Même pour moi qui ne suis pas musicien, c'était assez pénible à voir : chez moi comme chez beaucoup, il se rattache toujours à de belles machines fragiles et destinées à l'art une conscience tendre et précautionneuse, sollicitude, déférence et même révérence. Ça ne signifie pas qu'on s'imagine que ces objets sont conçus par de petits artisans misérables italiens qui ont la larme à l'œil au moment de les vendre, mais cela suscite tout de même le sentiment d'une valeur qui mérite un peu plus de soin que le traitement négligent fait à une ancienne pièce de tracteur.

Un gâchis. L'homme dut me trouver alors mauvaise mine.

« Oùsqu'on aurait pu l'mett', d'toute façon ? Ça prenait trop d'place dans l'salon, et ma femme è sait pas en faire. Pis elle voulait mett' un buffet bas au lieu d'ça.

— Et c'est sur ce piano que votre filleule jouait ? demandai-je aussitôt pour me remettre de cette sensation désagréable. Rien n'a changé ? Aucune pièce ?

— Le même tout comme j'vous dis ! P'têt que la police y'a touché un peu, mais j'crois pas qu'elle a pu emporter quoi qu'ce soye.

— C'est donc à cet instrument-là que vous l'avez vue... que vous l'avez vue... comment disiez-vous ? »

Il prit un air embarrassé. Puis il grogna plus bas :

« Oh ! ça j'l'ai pas dit à la police. »

Puis il releva son visage et sa voix :

« Oui, M'sieur, j'disais qu'elle a disparu. Mais j'le dirais pas à d'autres qu'à vous, ou bin p'têt à quèqu's-uns qui savent déjà. Mais faudra rin dire dans vot' bouquin, ou d'toute façon j'dirai qu'vous avez inventé.

— Je vous promets, dis-je, que personne ne viendra vous embêter. »

Il parut... bizarrement résigné, comme s'il savait que, quoi qu'il arrivât, il me raconterait toute l'histoire, qu'il y était destiné, qu'il ne pourrait pas s'en empêcher ou que, pour quelque raison mystérieuse, il fallait qu'il la raconte ou même peut-être qu'il me la raconte, à moi. J'imagine qu'un paysan ne voit pas entrer quotidiennement dans sa maison un journaliste ou un écrivain qui lui fait des questions, et ce lui est probablement une sorte d'aubaine que de pouvoir parler à ces gens, que de pouvoir parler tout court. Je ne prétends pas qu'un rural se sente flatté d'être au cœur de telles attentions, parce qu'il n'est foncièrement pas un être public, cependant il n'a pas coutume, dans le petit village où il vit et où l'on n'a pas grande matière à discuter, de refuser la conversation à qui la lui demande : c'est une sorte de courtoisie et d'honneur, c'est aussi la règle pratique dans les espaces circonscrits où il est délicat de s'attirer les inimitiés du voisin qu'on côtoie chaque jour, que de rendre les sollicitations qu'on vous présente, et nombre d'esprits simples se sont fait prendre à témoigner d'inconvenances parce que des curiosités a priori aimables et sincères en ont obligeamment forcé, par interrogations successives, l'intimité et la pudeur (la dissimulation et la méfiance en ce sens sont des usages citadins, en sorte qu'on pourrait dire, en jouant du paradoxe, que plus on est urbain, plus on est rustre). Ce n'était certes pas mon intention, mais, l'eût-elle été, je crois que j'aurais obtenu tout ce que je voulais de ce campagnard et de sa franchise trop innocente.

« Vous me dites qu'elle avait disparu ? Physiquement disparu, n'est-ce pas ? C'est bien cela ? »

Je lui garantissais son anonymat, j'y étais résolu. Je n'avais alors même pas le souhait d'un article, ni le projet d'une nouvelle, et j'ai veillé à ce que ce récit ne puisse le compromettre en rien : je sais d'expérience que personne ne l'importunera et que mes lecteurs se contenteront de croire, comme toujours, en quelque pure et originale invention.

Mais j'avais besoin de savoir, une fois encore, de vérifier et de compiler. Ces étrangetés, que j'avais découvert récurrentes, aussi « anomales » soient-elles, obéissent nécessairement à quelque règle du cosmos : que ces règles ne s'appliquent qu'à de rares et spécifiques occasions ne signifie point qu'elles n'existent pas ou qu'il n'y a que le hasard pour les justifier : découvrir et comprendre au juste les particularités de ces occasions, voilà le but de mes investigations et ce que la répétition des constats doit, à quelque terme, je l'espère, infuser en mon esprit. Ainsi, je suppose que tôt ou tard, à force de témoignages, à force d'en entendre la cohérence, à force d'observer et de toucher matériellement des indices, des pièces, des vestiges et des traces de plus en plus chaudes, quelque illumination naîtra de l'incompréhension de ces phénomènes, et que je parviendrai à déduire des liens tangibles entre ces cas, à mettre enfin le doigt – un doigt exact et sûr, un doigt positif et scientifique – sur la concordance, la coïncidence, et finalement sur le secret de ces incongruités dont les potentialités, à ce que je crois, sont immenses. Et je devine qu'avec cela, qu'avec rien que la conscience de la vérité intrinsèque de cette relativité, et des conditions de relativité de l'espace et du temps, je pourrai, très pratiquement, bouleverser l'ordre communément admis de ce que...

Mais n'importe.

« È s'app'lait Catherine, dit-il, mais ici on l'app'lait just' Cathy. »

Il prononça le « e » intérieur de « Catherine » : « Catheurine » ; ça en faisait un nom étrange, artificiel, difficile.

Et c'est debout dans cette grange et face à ce memento (un piano droit à l'abandon) – il finit par s'asseoir sur une barrique ou je ne sais quoi derrière lui – qu'il débuta son récit.


                                                                       ***


Ce récit, je ne veux pas l'abandonner à l'accent terreux, aux maladresses d'expression de cet homme, ni au rire intempestif du lecteur ; je ne veux pas y adjoindre cet irrespect et cette distance. L'homme dont il s'agit n'était pas un écrivain, il n'avait pas l'art des effets, oui mais il parlait avec clarté, de cette étonnante et prosaïque exactitude qu'on trouve particulièrement chez les mentalités rurales, et ses souvenirs n'étaient manifestement pas falsifiés, il n'exagérait rien, il n'inventait pas, il ne mentait point pour combler des lacunes : c'était une de ces loyautés qui n'ont ni l'envie ni la faculté de s'imaginer des problèmes ou d'instruire des légendes. Et je voudrais me faire le relai de ce qu'il me raconta de façon aussi concrète et aussi claire, sans ce pittoresque un peu décalé et peut-être ridicule qu'il employa (mais auquel nous finirons peut-être par revenir quand ça n'aura plus tant d'importance) cependant que les images tirées de sa mémoire surgissaient nettes et franches, ravivées tantôt par mes questions. Il avait quelquefois dans le regard l'émotion pudique d'un individu que les sentiments embarrassent et qui ne sait pas comment les exprimer, cependant je crois pouvoir dire que ces sentiments étaient sensibles et réels, et même qu'ils étaient profonds et vrais, peut-être plus profonds et plus vrais que les représentations de culture qu'une personne trop bien éduquée tend à se fabriquer à partir de films ou de livres dont il a besoin pour remplir sa vie d'émotions et d'événements factices.

Car il avait aimé Cathy sans aucun doute, il l'avait aimée dès qu'il l'avait connue, à sa façon gauche et rude de paysan, bourrue et gênée, elle, cette curieuse petite créature fragile de onze ans qui parlait un autre langage, qui se comportait d'une autre manière, langage et manière du Paris d'où elle venait. L'événement qui la fit mettre en pension dans ce village est terrible mais il n'a rien de surnaturel, et je ne voudrais pas en faire une péripétie de roman : l'appartement de ses parents (elle était fille unique) avait brûlé, ses parents avec. Elle était donc devenue orpheline, et ces gentils campagnards figuraient sa plus proche famille qu'on avait été chercher, auxquels on avait proposé la petite à garder. Comme ils avaient du cœur et assez de quoi entretenir la gamine : ils acceptèrent.

On jugea – ou plutôt c'est quelqu'un de la ville qui en jugea, un spécialiste, et je tairai comme mon narrateur prononçait le mot « psychologue », – qu'en plus des affaires de Catherine qui n'avaient pas brûlé – « Catheurine », on l'appelait encore ainsi à l'époque –, on ferait venir son piano, que l'incendie avait préservé, pour la distraire de son chagrin, comme elle jouait depuis longtemps, et afin d'induire en elle l'idée que son foyer, que symbolisait la présence de l'instrument, était à présent dans cette nouvelle maison. On fit donc déménager ce meuble qu'on installa dans le salon carrelé de tommettes disjointes, et on fit tous les égards possibles pour que cette pauvrette fût bien, elle qu'on ne savait comment prendre, qu'on ne connaissait point, dont on ignorait l'étendue du malheur, car elle ne parlait guère, jamais de son ancienne vie, et parce qu'on ne devinait pas comme l'esprit des petites Parisiennes était fait. Qu'on se représente comme ces rustauds, quoique de bonne volonté et fort capable de compassion, se trouvèrent désemparés, ne sachant parler douleur, n'ayant aucune notion de communication et de pédiatrie, n'ayant même jamais eu d'enfants (le mari ayant attrapé les oreillons tard), et vivant dans une tradition d'œuvres taiseuses où les maux se diluent dans l'aveuglement du labeur quotidien. Ils firent de leur mieux, avec leur générosité propre, n'osant heurter la fille de leur insistance et de leurs grosses manières, affichant comme ils purent leur ouverture, tâchant de se faire accessibles et discrets comme les parents des villes qu'ils se figuraient, pour ne point la dissuader de parler, si elle voulait. Mais elle ne voulait point, jamais : elle parlait peu, ne confiait rien, et ses hôtes ne surent jamais s'ils devaient en tirer de l'humiliation parce qu'ils ne savaient pas y faire, ou si, peut-être, la fille ne ressentait pas tant d'atteinte qu'on le supposait.

Seulement, elle jouait au piano ; elle ne faisait que ça.

Toute la journée, et quelquefois la nuit, elle promenait ses doigts graciles sur le clavier, dans un demi-délire proche des somnambules, inspirée, absente, comme une poupée qu'anime vaguement un engrenage : c'étaient toujours des musiques tristes, languides, d'une accablante expressivité, réalisées sans partition, improvisées sans doute. On devinait en elle la pratique et le talent rien qu'à percevoir la fluidité dont elle exécutait ses airs, mais on ne s'arrêtait guère pour la regarder jouer, c'eût été un renfort de peine, un spectacle trop pathétique, car son regard s'abandonnait on ne savait où, sans larme, pâle et figé comme la lune, livide même, perdu, égaré, enfui, et son esprit semblait battre la campagne, dans sa musique ou au-delà, dans quelque lieu qu'on ignorait et dont la pensée arrachait le cœur ; elle avait l'air sage, trop sage, loin de l'épanouissement d'une jeune fille qu'on eût préféré voir folâtrer dans l'agitation et dans les rires, avec des jupes, des brindilles et des amis. Mais l'instrument servait à excuser cette mine quand on ne voulait plus y prêter attention, parce qu'on savait les musiciens toujours propres à cette sorte d'exaltation hyperbolique quand ils se concentrent, et cela, peut-être, suffisait à expliquer son état, même si elle l'avait, elle, cette expression épuisante, toute la journée, toute la journée et quelquefois la nuit.

On ne parvint jamais à lui faire dire ce que signifiaient pour elle ces heures interminables où elle flottait entre deux réalités, et on ne voulait point la résoudre à cesser cette habitude, qui lui faisait du bien peut-être, bien qu'on estimât qu'il y avait, naturellement, quantité d'activités plus saines à exercer à la ferme, parmi les animaux, les champs et les arbres, les beaux arbres verts à feuilles et à ombres.

Il n'y eut qu'un jour, à table, où, à force de questions, on réussit à lui faire dire ce mot où elle enferma toute son explication, comme échappé d'elle d'une boîte à peine entrebâillée :

« Quand je joue, je suis avec eux. »

Et l'on ne douta pas, à sa façon de le dire, qu'elle parlait de ses parents, ses bons parents défunts là-bas, dans la capitale où son naturel et son esprit étaient restés. Elle était donc avec des morts ! c'était pour des morts qu'elle jouait : rien que cette représentation était affreuse ! Elle maigrissait aussi, et s'étiolait comme les squelettes ; elle était frêle et blanche bien plus qu'on en avait l'habitude en campagne, les doigts osseux, la nuque fine, elle allait décharner et dépérir, on la retrouverait morte un jour sur les tommettes ou on ne la retrouverait plus du tout tant elle serait consumée, évadée, évanouie... en fumée peut-être, en fumée comme les autres !

On l'incitait à manger, on l'incitait à s'ébattre, mais ni l'appétit ni l'animation ne venait, et l'on n'osait pas la contraindre. Le « père », inquiet, se demandait quoi faire, bien que son existence de fermier l'obligeât à bien d'autres considérations pratiques que l'évanescence morbide d'une fillette de onze ans, quand un jour, en quelque gros remuement de chien, comme les esprits lourds savent s'ébrouer, il se décida, il résolut de lui parler, une conversation ferme pour éclaircir cette nuée maladive, mais avant cela il voulut, en manière de sollicitude et de préparation, la regarder jouer un quart d'heure, lui qui n'aimait pourtant guère la musique, qui n'était point sensible à de telles élaborations, avec son âme terrestre qui n'avait jamais de temps pour rien, qui ne semblait faite pour rien de spirituel et sacré. Et il s'engourdit, là, un moment dans la contemplation où des doigts gracieux et légers hypnotisaient sa pensée ; en agriculteur épais, il ne savait approcher l'art sans s'endormir, appartenant à cette engeance médiévale de ceux qui travaillent tant et si incessamment qu'ils sont toujours foncièrement épuisés et proches de s'assoupir, que leurs puissants corps consomment presque tout de suite le repos que l'occasion leur trouve, que leur cerveau surmené et désaccoutumé de ne pas réfléchir profite de la moindre rêverie pour tirer dans le sommeil le premier soupçon de réconfort et de vigilance qu'il peut extraire pour la veille revenue.

Il allait s'endormir, oui, et il faillit le faire, mais avant cela il vit – une chose.

Il crut à une courte hallucination d'abord, car les doigts voletaient de touches en touches, et son regard, peinant à les suivre, myopement s'épuisait et confondait des visions, anticipant des mouvements qui ne venaient pas ou qui le surprenaient en sens contraire, si bien qu'il avait l'impression que les mains qu'il voyait se multipliaient à celles qu'il envisageait, comme des fantômes, comme des expectations, comme des auras. Et cette contradiction de la réalité et des fantasmes lui faisait un éblouissement malaisé où son esprit, ahuri, se perdait et se fondait, instable et confus, voulant réaccommoder sans cesse.

Mais alors, il crut voir une main disparaître aussi. Et c'est ce qui le redressa sur sa chaise, interloqué, gêné par ce trouble devenu réel et qui n'allait pas avec sa bonne santé et son solide sens des réalités. Ce n'était pas toutes les mains, d'ailleurs, qui avaient disparu, mais seulement deux phalanges et demie de la main droite, et c'est ce qui le rendit dérangé et furieux : que l'illusion ne s'appliquât pas, comme elle aurait dû si c'en avait été une, à la perception de l'autre main.

Les touches s'abaissaient encore, pourtant, impossiblement, sous ces spectres invisibles de doigts directeurs.

Il quitta brusquement sa chaise pour effacer cette vision, pour réfléchir, pour prendre le temps de se résoudre : le vrai n'allait décidément pas, il lui fallait encore mieux un souvenir.

Rien ne lui vint jamais. Jamais une idée. Il y songeait toujours cependant, et jamais il n'y pensait. Ça ne voulait rien dire : il n'y a rien, sans doute, dans les mains des jeunes parisiennes, qui s'en allait ainsi. Le soir même, il vérifia qu'elle avait des doigts, au moment du repas : ils étaient bien là tous les dix.

Il préféra par la suite ne plus la regarder jouer du piano, peut-être de peur que sa raison disparaisse à son tour. C'était trop de tracas, et il était sûr d'avoir bien vu, la première fois.


                                                                       ***


« J'savais qu'è disparaissait, c'étai' à devenir fou ! Toutes les fois qu'on l'entendait, je m'rappelais la fois que j'l'avais vue sans sa bonne demi-main, avec les touches qui s'baissaient quand même, et j'm'empêchais d'y r'garder, j'en avais des tremblements dans tout l'corps, c'était pas possib' à supporter ! J'partais aux travaux d'ferme, j'restais quéqu'fois dans mes champs, comme ça, rien qu'à pas pouvoir rentrer, comme un bestiau ! Et ma femme qu'était point beaucoup à la maison non p'us en c'temps-là, vu qu'on avait b'soin d'elle ailleurs. »

J'écoutais toujours.

« Et pis v'là qu'une nuit, y'a la musique, mais tard, bin p'us tard qu'les aut' fois. J'me réveille, et pis j'sens là une odeur de fumée, pas forte, comme quand y'a une bûche qui s'est tassée un peu dehors d'l'âtre. J'descends don' par sécurité, sans réveiller ma femme, pis j'vois la Cathy qui joue d'c'te piano, toute fine, toute blanche, avec d'la fumée par-dessus elle, mais pas une fumée naturelle, pas normale, plutôt comme une vapeur sur la bouilloire. È continue à jouer, et pis j'la vois d'moins en moins, comme si qu'è devenait transparente, comme si qu'è s'fondait dans l'air ! Et pis bientôt, y'a p'us qu'les touches qui tombent sur l'piano, et pis les touches se r'lèvent d'un coup au miyeu d'la musique, et pis c'est fini : la p'tite Cathy elle est p'us là. »

Ses yeux brillaient comme deux trous d'eau luisant dans la pénombre.

« J'ai pas pu m'résoudre sur l'coup à l'dire à ma femme, j'pouvais pas ; c'est qu'après qu'j'y ai dit. C'est qu'le lendemain soir, quand on a eu vu les gendarmes, qu'j'y ai tout expliqué. Mais la Cathy, on l'a jamais r'vue, d'puis dix ans qu'elle a disparu, mais moi j'crois qu'elle est bin là où elle est, avec ses parents qu'elle a appelés et retrouvés avec sa musique. Alors voilà, on a juste r'misé le piano là, au cas où è r'viendrait, mais moi j'savais bin qu'non. Et voilà. C'est tout. »

Je continuais de me taire, dans cette obscurité d'animaux nocturnes.

« Et si c'est pour m'traiter de menteux comme d'autres, vous savez qu'c'est pas moi qui vous ai demandé d'venir. »

J'avançais la main.

« Non » fis-je.

Puis :

« Merci, Monsieur. »

Je me tournai alors à demi vers le piano.

« Est-ce que je peux l'examiner un peu ? Est-ce que ça vous dérangerait ?

— Faites comme vous voulez. Mais moi, j'aime autant pas voir. Et j'ai du travail. Quand vous aurez fini, vous pass'rez voir ma femme à la cuisine, è s'ra contente d'vous faire un café. Vous aurez qu'à r'fermer la porte après vous. »

Et il repartit, sans une poignée de main, un peu plus vite qu'il n'était entré, comme on se donne volontiers du mal pour fuir une idée gênante.

J'attendis qu'il fût parti, puis je glissai un doigt sur le piano : la poussière s'amassa, et le vernis apparut, qui paraissait n'avoir pas beaucoup souffert. Je ne sais pourquoi j'eus l'envie d'ouvrir le coffre, le capot horizontal du dessus – le « couvercle », mais c'est seulement après que j'appris comment ça s'appelait – ; je le soulevai d'un côté, et cette petite porte s'ouvrit latéralement avec une sorte de cale en métal solidaire, de façon juste assez espacée pour y pouvoir glisser la tête, ce que je fis. Dans l'entrebâillement, je ne distinguai évidemment rien, rien que ces entrailles incompréhensibles de bois et de cordes dans la lueur ombrée de la vitre grise, mais aurais-je pu me figurer autre chose ? aurais-je pu m'imaginer que Cathy serait là, à l'intérieur, momifiée par dix ans de sépulture aérienne dans l'atmosphère enténébrée de cette remise aux odeurs ? Il n'y avait rien bien sûr, et je refermai doucement le couvercle, m'apprêtant à quitter l'endroit.

Une dernière pulsion m'incita, avant de partir, à lever le « cylindre », ce long coffre à charnières qui abrite les touches d'un piano. Il coulissa sans mal et, au revers, je pus lire alors : « STEINWAY & SONS », marque célèbre même pour les profanes et je songeai décidément au sacrifice que c'était qu'un engin d'une telle valeur eût été laissé à la maltraitance des intempéries dans un endroit aussi vétuste.

Je crois que personne ne l'avait ouvert avant moi depuis dix ans. Je crois que la main qui avait caché ce clavier à la vue du monde l'avait fait hâtivement et sans soin. Et je crois que c'était ce fermier, avec son émotion rustre et néanmoins touchante, qui, dans son trouble, avait rabattu cette demi-boîte sur les noires et les blanches, de façon à ne plus jamais avoir à y penser, de façon à oblitérer de sa conscience ce qu'il y avait trouvé et à ne plus jamais devoir s'en souvenir.

Le clavier était complet, toutes les touches, tentantes – mais je n'en pressai aucune.

Seulement, sur plusieurs blanches, on discernait des traces de brûlure, comme celles de tout petits doigts fumants que avaient joué leur dernière mélodie.

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