Adorable laideur

« J'ai une grande nouvelle à t'annoncer » me dit-elle avec ouverture.

La clarté de la chambre, qu'inondait la blanche lumière d'un matin de printemps, rayonnait comme reflétée par du verre.

Elle était assise sur le lit, les bras en arrière, en un déshabillé appétissant, nuisette fine. Elle m'aimait et je l'aimais. Les femmes qui se savent laides ont toujours intérêt à s'habiller joliment ; elles se présentent avec le renfort de parures soignées, pour dissimuler leurs tares : c'est aussi de cette manière que leurs délicatesses et leur tact sont leur apanage. Or, elle était au visage extraordinairement laide, et elle ne pouvait l'ignorer.

« Une nouvelle ? » dis-je ajustant mon gilet.

J'aurais, moi, plutôt voulu que rien ne changeât. Depuis deux mois, la façon dont sa parfaite horreur attirait mon regard me réjouissait chaque jour. Mon attention se posait sur sa difformité, et je songeais sans cesse, la voyant : « Je suis l'homme le plus satisfait au monde. » J'étais comblé, l'amant d'un monstre singulier, d'une créature unique, d'une aberration. Elle était la seule dans son genre et presque de son espèce.

« Viens t'asseoir » ajouta-t-elle tendrement.

Elle semblait en pleine confiance de son effet prochain, comme préparant la surprise qu'elle goûtait déjà. Je m'avançai, trouvant, avant de m'asseoir, l'angle propice à distinguer son nez.

Elle tourna aussitôt la tête, comme un geste de défense, involontaire, un réflexe ancien, à la façon dont on se protège d'un coup ou dont on cligne des yeux quand vient le vent ou le soleil. Elle ignorait combien j'admirais la hideur de ce nez. Elle ne pouvait se retenir de se protéger de mes regards, de mes regards aussi, pauvre d'elle !

Elle soupira avec comme un long sourire aux lèvres.

« Henry, j'ai pris une décision, dit-elle. Tu seras content comme moi. »

J'eusse hésité à l'épouser s'il s'était agi de cela. Pour un tel nez, j'aurais pu, je le jure, engager ma liberté entière ; oui, rien que pour un tel nez. Un nez rare ! Un nez climatérique ! Un nez qui était une garantie.

Et comme elle commençait à parler – de son nez, justement –, je ne pus m'empêcher de me remémorer sa découverte, la découverte de cette femme, après tant d'infructueuses quêtes de la bonne laideur féminine, aubaine rarissime, manne providentielle.

Oh ! la laideur ! Non, ce n'est pas ce que vous croyez ! Il y a certes des laideurs grotesques et congénitales de malformation, d'autres laideurs imputables à des accidents de la vie avec brûlures et cicatrices, et toutes sortes de laideurs associées à la mauvaise santé : ces laideurs ne m'intéressent pas, car elles n'instruisent pas chez une femme le caractère que je poursuis. Elles ont alors l'excuse pour soulagement, elles inspirent la pitié, s'associent à des émotions de charité ; on leur trouve encore de la grandeur qui peut faire de ces femmes des prétentieuses et des sottes comme les autres. Seule une peine injustifiée et entretenue, un fardeau sans cause, bannit toute futilité.

Elle parlait, ma laide, et je ne tardai pas à deviner la conclusion de ce discours, espérant tout de même un dénouement alternatif et favorable, m'accrochant à un espoir, à une illusion, à la dérive inopinée de la conversation vers quelque développement imprévu.

« ... depuis toute petite, j'ai un complexe, tu sais, et si nous n'en avons jamais parlé tous les deux, il est impossible que tu n'aies pas remarqué... »

Comme j'avais reconnu, des années plus tôt, en la laideur l'origine des vertus chez la femme ! Qu'on mesure combien les femmes qui ont conscience de leur beauté sont vaniteuses et stupides ! Qu'on examine mathématiquement à la finesse de leur peau, à l'harmonie de leurs proportions, aux avantageuses charnures de leurs courbes, tout ce qu'elles ont abandonné d'esprit et de charme ! Quoi ! elles ont tout : pourquoi se donneraient-elles du mal ? La beauté leur tient lieu partout de laisser-passer, de succès, de triomphe, elles n'ont guère besoin de briller d'autre manière, c'est jeune qu'elles s'aperçoivent, aux douceurs qu'on leur fait, depuis le papa tendre et les premiers garçons célébrants, qu'il leur suffit de valoriser leur extérieur pour être reçues où elles veulent, à quoi elles consacrent bientôt la plupart de leurs pensées et de leurs efforts.

« ... je sais bien que tu fais semblant de ne pas voir, et aussi que tu t'arranges toujours pour ne pas en parler, de façon à ne pas me blesser... »

Une femme belle est un grand vide : tout ce que la nature met dehors aux apparences, elle le retire dedans aux profondeurs. S'il existait une invention, une machine, pour révéler à l'extérieur le contenu d'un être, et, comme un filtre, rendre à l'illusion l'aspect nu de la réalité, on ne passerait pas dans une rue ou sur une place, où circulent tant de femmes parées pour séduire tout le monde de leurs jambes et de leurs seins, de leurs bouches peintes et de leurs fesses moulées, sans un dégoût immense et de violents haut-le-cœur ; tout dégoulinerait et coulerait sur le pavé comme un ichor vénéneux et une sanie pestilentielle.

Rien de plus monstrueux, en somme, qu'une femme belle ; j'avais en moi cette invention et cette machine, ce filtre spirituel inséré en mes sens : n'importe où j'allais, la beauté d'une femme vue m'inspirait la purulence infecte et jaunâtre d'une plaie impudiquement ouverte en plein jour.

« ... c'est mon nez. Nous savons, n'est-ce pas ? ce qui ne va pas avec mon nez. J'en ai beaucoup souffert étant jeune, et je te remercie tant de ne jamais me l'avoir remarqué. Mais à présent que tu... »

Ah ! ce nez ! J'étais fou de ce nez, fanatique même : une femme avec un tel nez, si absolu, ne pouvait être sotte ni superficielle. Disproportionné, cartilage surnuméraire, et bossu, gibbeux et plus voyant que la lune par nuit noire dans une plaine, ce nez... ! Droit pourtant, et pas crochu, plutôt carré que pointu, rigide et saillant, ostensible et redoutable comme un ordre : on n'aurait su dire de quelle couleur étaient ses yeux ni quelle forme avaient ses lèvres tant il n'y avait plus que ce nez au milieu de ce visage, ou plutôt le visage n'était qu'un nez, elle avait un visage-nez, et même un nez-visage. Quelle adorable femme, assurément, et quelle laideur élogieuse !

« ... et je suis si heureuse d'avoir pu reprendre confiance en moi, grâce à toi ! Je ne croyais pas qu'avec ce défaut affreux, quelqu'un pût m'aimer jamais. Mais à présent, j'ai pris ma décision, et tout ce que tu me diras de consolations et de flatteries ne suffira pas à me faire changer d'avis »


***


Je retournai à mon appartement avant midi.

Terrible. À croire qu'il y a dans tous les êtres une disposition irrépressible à se ressembler, à s'unifier, à se solidariser jusqu'à la disparition ! Ah ! ces critères imbéciles et cette grégarité ! Ah ! le manque de solitude, de cette solitude qui rend dense et fort ! Tous ces exemples unanimes qui servent d'antichambre à la laideur véritable, à la laideur profonde ! Même chez les femmes bonnes demeure cette volonté de s'abaisser aux conventions, de se niveler, de se contraindre à l'ordinaire. Or, un tel nez, nivelé ! Quel crime ! Quel attentat !

Je franchis le seuil en ajustant mon col et en vérifiant l'exactitude de mes boutons de manches.

Quel dommage ! Mais pouvais-je lui dire, lui expliquer ma manie et mes raisons ? Comment aurait-elle pris, dans l'orgueil de son amour-propre de femme, que je l'aimais justement parce qu'elle était laide ?

Sans doute ne m'aurait-elle pas aimé si exceptionnel, et elle eût préféré plutôt se conformer au monde que s'en remettre à mes arguments. Or, je n'avais pas la force de la convaincre : tâcher de le faire, c'eût été essayer de l'élever, c'est-à-dire la savoir basse, vile, faible, et donc être condescendant.

N'avait-elle pas dit, du reste, que sa résolution était prise ?

La mienne, donc, l'était tout autant.

Elle deviendrait commune et fate, comme les autres, après l'opération.

Je la quittai donc dès le lendemain de sa sinistre annonce.

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