CONTE 4 : Renaissance

Madeline avait toujours voulu avoir un enfant. Un poupon tout rose qu'elle aurait câliné et aimé de toute son âme. Un bambin turbulent mais adorable qui aurait couru partout. Un petit prince ou une petite princesse. Un bébé joufflu qu'elle aurait pris plaisir à voir grandir et s'épanouir. Pendant des années, Madeline avait entretenu ce rêve pieux, mais à son grand désespoir, jamais la vie ne fut capable de s'accrocher à l'intérieur de son large abdomen qui, pourtant, semblait la désirer aussi fort qu'elle.

Quand son mari mourut, Madeline renonça à ce rêve. Elle était trop vieille de toute façon, et veuve en plus de ça. Ça n'arriverait pas, c'était comme ça, elle devait se faire une raison.

Ainsi, quand cet homme arriva dans son auberge, Madeline ne fit pas plus attention à lui qu'à n'importe quel autre client. Il était bourru, pas très poli et ses manières à table donnaient envie à la pauvre femme de le jeter à la porte. Un seul détail chez lui l'intrigua et la rendit plus douce à son égard qu'elle n'eut réellement envie de l'être. Où qu'il aille, l'homme transportait avec lui un couffin.

Il était veuf, disait-on, et pas assez riche pour engager une nourrice pour son nouveau-né. Pour autant, il ne semblait pas spécialement y être attaché. Il le trimballait juste à son bras parce qu'il n'avait pas vraiment d'autre choix. Malgré la brusquerie de ses mouvements et la tessiture de sa voix, qui en aurait fait fuir plus d'un, le nourrisson restait toujours calme et silencieux. Un angelot, pensait Madeline. Un don du ciel.

Bien qu'elle ne fut pas le moins du monde attirée par l'homme, elle commença alors à se rapprocher de lui. Elle lui proposa de garder l'enfant, de le changer, de lui apprendre à marcher. Bien vite, pour plus de facilité, et parce que ça ne lui coûtait rien, l'homme s'installa chez elle. Madeline travailla deux fois plus, pour offrir à l'enfant ce qu'il y avait de meilleur, mais elle dut aussi composer avec les humeurs de l'homme. Souvent, il buvait plus que de raison, tous les jours il trouvait une nouvelle raison de crier. Il en vint ainsi à se croire chez lui et usa de l'amour que Madeline portait à son enfant pour l'asservir. Elle s'occupait seule de la maison, de l'auberge, de l'éducation de l'enfant. Elle paya pour l'envoyer à l'école et empêcha à maintes reprises son père de lever la main sur lui.

Souvent, si ce n'est à chaque fois, les disputes commençaient de la même façon. L'homme s'énervait contre l'enfant, critiquant sa sensiblerie, ses choix vestimentaires, ses amis. Il menaçait alors de l'envoyer à la mine, pour l'endurcir, disait-il, pour en faire un homme. Parfois, l'enfant se rebellait et criait à son tour, souvent, il se contentait de pleurer, et toujours, Madeline s'interposait. Elle suppliait l'homme de le laisser tranquille, de lui laisser de temps de grandir. L'enfant était en bonne santé, et gentil, et honnête. Il fallait juste attendre, lui offrir le loisir de s'épanouir à son rythme. L'homme détestait qu'elle se mêle de leur relation. Sa colère grondait alors, ses poings s'abattaient, les insultes fusaient.

Jamais l'homme ne put toucher l'enfant. Pas une fois, il n'eut l'occasion d'enfoncer ses phalanges crasseuses dans la mâchoire ou le ventre de celui-ci. Et ainsi, l'enfant grandit et ses parents vieillirent. Bien qu'il n'ignora rien de son statu, il considéra toujours Madeline comme étant sa mère. Bien plus d'ailleurs qu'il n'estima que l'homme était son père.

Quand l'enfant eut seize ans, cela faisait déjà deux ans qu'il n'habitait plus à l'auberge. Il repassait encore régulièrement pour voir Madeline, mais évitait autant que faire se pouvait de rencontrer son père. Ce jour-là, hélas, la chance ne fut pas de son côté. Comme il en avait l'habitude, l'enfant s'introduisit dans la maison par la porte de derrière. Il savait qu'elle restait toujours ouverte et il évitait ainsi la cantine de l'auberge, où son père passait l'essentiel de ses journées quand il n'était pas à la taverne. En se glissant dans la cuisine, il aurait dû tomber sur sa mère, car de cette pièce elle pouvait surveiller la réception sans trop souffrir du bruit des clients attablés.

Il n'avait pas encore atteint la porte de cette pièce qu'une main l'empoigna. Dans le fauteuil devant la cheminée, se trouvait son père. L'enfant fut surpris de découvrir à quel point l'alcool avait ravagé son visage. Des veines éclatées parcouraient ses joues crevassées, son nez semblait souffrir d'un rhume éternel et ses yeux n'auraient pu être plus vitreux s'il était devenu aveugle.

Cette stupéfaction lui fut fatale. L'homme profita de son avantage et frappa sans sommation. La vue de ses cheveux longs, de ce maquillage, de cette jupe hideuse et colorée. Il le savait. Il le savait qu'il n'aurait jamais dû être si complaisant avec cet enfant, avec cette femme qui, toujours, avait cherché à le protéger, à le pervertir.

Pendant des minutes entières, les coups plurent. Coup de pieds, coups de poings, crachats, insultes. Roulé en boule à même le sol, l'enfant pleurait, criait, priait pour que ça s'arrête. Quand l'homme tomba à ses côtés, pourtant, l'enfant eut un doute. Jamais les Dieux n'avaient répondu à ses appels, alors pourquoi est-ce qu'aujourd'hui... C'est alors qu'il remarqua la tache qui se répandait sur le sol. Et cette ouverture béante sur le crâne de l'homme. Ce sang qui se mélangeait à ses cheveux et aux lattes du parquet.

Plus imposante qu'un Dieu, c'est sa mère qui se tenait au-dessus de lui. Le tisonnier dans une main, l'autre tendue dans sa direction.

Cette nuit-là, enfant et mère transportèrent un lourd colis jusqu'à la rivière et s'en débarrassèrent. En rentrant au village, Madeline soupira d'aise, un poids lourd de seize années enfin retiré de ses épaules. D'une main rendue calleuse par les années, elle caressa la joue de l'enfant. Ce qu'il avait grandit son poupon, ce qu'elle était devenue forte sa merveille. Sans un mot, elle avait pris sa main, s'était relevée et avait séché ses larmes. Elle avait lavé son visage tuméfié et lui avait souri. Elle l'avait prise dans ses bras et s'était excusée. C'est elle qui aurait dû se salir les mains, avait-elle regretté, elle qui aurait dû la protéger. Mais Madeline avait secoué la tête. Non, ce n'est pas le rôle des enfants que de protéger leurs parents, avait-elle répondu. Néanmoins, savoir qu'ils en ont l'envie, dans un sens, ça rassure, ça met du baume au cœur.

Quelques semaines après ces événements, Madeline vendit son auberge et s'installa avec l'enfant dans le centre animé de la ville voisine. Chaque jour, elle prenait plaisir à se promener sur les quais et à discuter avec les vendeurs itinérants. Elle regardait les bateaux aller et venir et voyait l'enfant grandir et s'affirmer. Prendre position pour ses convictions. Il y a bien longtemps, Madeline avait rêvé d'élever un petit prince ou une petite princesse, mais tout ce qu'elle voyait à présent en regardant l'enfant, c'était une reine.

***

Et voilà le dernier texte du défi conte de Vicky Saint-Ange.
Que dire si ce n'est que ça a été une expérience vraiment chouette ? J'ai créé un nouveau livre (celui-ci, donc) pour reposter les contes et j'ai bien l'intention d'en ajouter un nouveau de temps en temps.

On va éviter de se fixer un rendez-vous régulier dans un premier temps, parce que j'ai Manoir Wand à terminer et puis, bien sûr, le Nano qui est sur le point de débuter.

Si vous avez lu tous les contes écrits cette semaine, vous avez dû remarquer que tous se déroulent dans le même univers et que les destins des personnages des divers contes se croisent. Je ne sais pas du tout où je vais avec ça, mais j'aime assez l'idée. Et comme chaque histoire se tient seule ça ne devrait pas trop me bloquer de ne pas savoir ^^

Je vous laisse avec le thème abordé ici et je vous dis à bientôt.

« Écrire un conte où le personnage principal est amené par amour (parental, filial, conjugal, ...) à accepter de faire des sacrifices, de subir des formes d'abus ou de déconsidération, avant d'accepter une forme de rédemption envers lui-même. »

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