2.2. Viral 14
Louis rampa dans le sable brûlant jusque dehors, la poussière dévorant sa peau et ses yeux. Une fois sortie de la carcasse métallique, la chaleur était accablante. Respirer était pratiquement impossible, il fallait prendre de petites inspirations espacées d'abord pour habituer les poumons à la chaleur, économiser les gestes pour ne pas s'épuiser. Tout n'était que réflexe naturel chez Louis, mais il sentait derrière lui que le bouclé respirait difficilement. Il ne devait pas être un rôdeur. Il avait plutôt l'air d'être un sédentaire. Au lieu de parcourir les routes, poursuivie par la mort comme Louis, il avait du vivre jusqu'à présent dans une ville, au sein d'une communauté de survivants. Techniquement, cette ville ne devait pas se trouver bien loin. Louis plissa les yeux, essaya de repérer les formes d'une ville à l'horizon. Le sable tournoyait autour d'eux quand il lui demanda :
« C'est quoi, ta ville ? »
Il dut reposer la question pour entendre la réponse. Viral 14. A ce nom, il leva les yeux au ciel, du sable s'introduisant sous ses paupières. Viral 14 était une ville de hippies qui avaient développé un genre de religion post-apocalyptique dans la région. Ils adoraient la terre et sa poussière, s'acharnaient à y faire pousser de misérables légumes, bénissaient le Soleil et vivaient dans les ruines réaménagées d'une ville oubliée. Ne se nourrissaient d'aucune viande humaine. A vrai dire, leur business fonctionnait plutôt bien. Louis avait souvent entendu dire qu'ils étaient lourdement approvisionnés notamment par les villes alentours avec lesquelles ils établissaient une sorte de troc, ce qui leur valait de réguliers pillages de rôdeurs, mais la plupart étaient déjoués. Ils savaient se défendre. Louis décida de ramener le bouclé à Viral 14. Ils lui offriraient probablement de l'eau en retour. Ramener les corps des deux femmes dévorées pour les enterrer lui vaudrait davantage de respect – et de vivres – si il omettait avoir mâchouillé l'une d'elles. Louis essuya son front avec son t-shirt, empêchant la sueur dans ses cheveux de dégouliner sur son visage. La tempête était trop proche, le sable venait brûler sa peau maintenant à découvert. Ils n'avaient pas le temps d'embarquer les cadavres jusqu'à sa voiture, qui d'ailleurs n'était pas de ce côté du train.
Le type zieuta la plaie béante dans l'abdomen de Louis sans un mot. Louis lui confia un sac avant de s'engager dans l'ascension du wagon pour passer de l'autre côté. Il n'y avait aucun espace entre les compartiments, ce train était comme un long serpent. Toucher le métal allait brûler leur peau, mais il n'y avait pas d'autre moyen : le train était à l'envers, penché sur un flan. Ils n'avaient pas le temps de creuser le sable de l'autre côté des fenêtres. Mais les parois étaient lisses, sans rien à quoi s'agripper. Louis dégaina un fusil et troua la carcasse en trois coups afin de pouvoir y loger ses doigts et grimper. Il monta le premier. La balle dans son ventre remuait et déchirait un peu plus sa chair à chaque mouvement. Ses mains, ses avant-bras, son ventre devenaient rouges au contact du fer chauffé par le soleil. Ses doigts se coupaient en se glissant dans les trous, le poids de son corps et du sac chargé d'armes approfondissant les plaies. Des gémissements lui échappaient à chaque mouvement. Quand il parvint à se hisser au sommet, il se jeta dans le sable de l'autre côté, lui aussi brûlant, mais presque frais comparé au train. Il soupira et grogna en se relevant, son corps en feu, et repéra la vieille carcasse de la Cadillac noire de son père un peu plus bas sur la route de poussière. Ses doigts couverts de sang cherchèrent la clé dans sa poche et Louis courut presque pour la rejoindre. Il ne se retourna pas quand il entendit l'autre type crier de douleur en descendant du train.
Louis atteignit la voiture en riant. Il jeta le sac sur le siège arrière et ouvrit le coffre. Des armes, des munitions. Et deux bidons d'essence ! Il remercia presque les morts. Mais ses trois bidons d'eau avaient disparu. Il espérait en obtenir à Viral 14. Levant les yeux, il suivit la route du regard et aperçut une tâche grise au loin, un peu surélevée sur une colline. A peine trente minutes de voiture. Il était impossible d'échapper à une tempête de sable mais Louis était certain d'arriver en ville juste avant que l'orage de sable ne la balaye. Il referma le coffre et sauta par-dessus la portière pour s'asseoir au volant. Les voleurs n'avaient pas l'air de l'avoir trop esquinter. Il démarra le moteur et la portière côté passager s'ouvrit.
« Attends ! »
Dès que le cul du bouclé fut sur le siège, Louis embraya, son pied nu sur les pédales, et le départ brusque de la voiture referma la portière sans l'aide de son passager.
Le trajet se fit dans le silence, à l'exception de quelques gémissements lorsque le type voulait bouger. Le vent les pressait de rejoindre la ville, poussant la voiture vers l'avant, comme s'il s'excusait d'avance des dégâts qu'il allait faire. Dans son rétro, Louis trouvait pourtant que la tempête semblait s'affaiblir. Il remarqua que ses yeux avaient épousé une teinte bien plus rouge que la dernière fois qu'il s'était vu dans un miroir. Ses paupières roses encadraient maintenant des tâches étranges. Le bleu de ses yeux avait commencé à disparaître quelques années auparavant, disparaissant lentement pour laisser place à une couleur de sang qui se répandait en dehors de ses iris qui n'avaient plus de forme précise. Le soleil influençait chaque individu différemment, Louis en tirait une vision presque parfaite, jamais ennuyée par la lumière. En revanche, il n'y voyait plus rien dans le noir. Sa vision ne s'adaptait plus à l'ombre ni à la nuit. Même allumer un feu n'aidait pas, il ne voyait pas au-delà des flammes. Il ne voyageait que de jour, se cachait la nuit, ses autres sens de plus en plus aiguisés quand se couchait le soleil. Quand le monde redoutait l'astre du jour et son enfer, Louis, lui, se sentait en sécurité.
Une fois que la Cadillac eut franchi les murailles de Viral 14, le passager s'anima. Louis pila lorsqu'il désigna une maison. La tempête était déjà là, le sable vrillait dans l'air, rendant l'atmosphère presque opaque. Cependant Louis parvenait à discerner les figures curieuses des habitants qui ouvraient leurs portes ou poussaient les rideaux derrière leurs fenêtres. Tandis que le bouclé sortait de la voiture en boitillant, une femme aux cheveux courts et gris accourut pour la soutenir.
« Harry ! Que le Soleil soit loué, tu es sauf !
Elle lança un coup d'œil vers Louis.
− Porta et Ivy ? Où sont-elles ?
Le bouclé remua la tête et le visage ridé près de lui s'assombrit. La vieille s'adressa alors à Louis.
− Toi, tu peux cacher ta voiture dans le garage derrière la maison. Verrouille bien les trois portes, la tempête va être violente. Rejoins-nous par l'arrière. »
Louis hocha la tête. Alors qu'il fit rugir le moteur, il perçut sur lui l'éclat des grands yeux verts de celui qu'il avait ramené auprès des siens. Rapidement, il roula jusque derrière la bâtisse, vers le bâtiment de béton qui avait été à moitié enfoui dans le sol afin de mieux le protéger. Il arrêta la voiture, en sortit, glissant une arme dans son pantalon en lambeaux, ne cherchant pas à la dissimuler, et fit comme il lui avait été dit et rabaissa les trois murs métalliques bien qu'un seul fût déjà particulièrement solide. Quand il courut pour rejoindre la maison où s'étaient barricadées le bouclé et la vieille femme, il dut se battre contre le vent. La poussière était soulevée par le souffle enragé du désert puis recrachée comme du poison doré sur toutes les vies qui avaient survécu jusque là. Des flammes en poudre, capables de tout consumer sur leur chemin. La plaie à son ventre était plus noyée par le sable que par le sang. Un adolescent l'accueillit dans la maison et des femmes se dépêchèrent de barricader les portes et les fenêtres derrière lui. Le silence enveloppa alors Louis et la pénombre de l'intérieur le dérangea immédiatement. Il se cogna contre une chaise puis fit tomber une bouteille en plastique quand il se recula. Il n'y voyait plus grand-chose, juste des étincelles de lumière émises par les trous des volets. Quelques bougies vacillaient dans le noir, l'avertissant des différents murs devant lui. Une main sèche s'enroula autour de son bras, l'attira contre un corps maigre. Il reconnut la femme aux cheveux gris.
« Tes yeux sont ceux du Soleil, dit-elle d'une voix grave. Tu as été choisi comme l'un de ses favoris. Sois reconnaissant d'être fait pour le jour et non la nuit.
Louis fut étourdi une seconde, mais ne sut distinguer si ce fut à cause de la fatigue ou des conneries que déversaient son hôte.
− Notre communauté te guidera dans les heures sombres, jura-t-elle. Ce soir, je t'offre mon bras, pour te remercier d'avoir sauvé la vie d'un enfant des nôtres.
− Ah ! sourit Louis. Merci, ma bonne dame, z'êtes bien aimable mais allez plutôt vous occuper de... l'enfant des vôtres. »
Il se détacha de la poigne de la vieille femme et se concentra sur ses pas. Dehors, la tempête s'abattait sur Viral 14 avec une furie théâtrale, le sol tremblait autant que les volets. Pourtant, Louis était certain de l'avoir vue se calmer lorsqu'ils avait roulé vers la ville. Un soupir franchit ses lèvres, il était visiblement coincé ici pour plusieurs heures. Dans son dos, la forte odeur de transpiration indiquait un regroupement d'êtres humains non-identifiés qui semblaient s'afférer à barricader correctement toutes les entrées et les sorties. Avançant dans ce qu'il devinait être un corridor, il sentit vers sa gauche des relents de produits chimiques mêlés à un air humide. Il devait y avoir une baignoire pleine quelque part par là, un grand bac d'eau. Sa gorge le démangea un instant, asséchée. En revanche, c'était des effluves de nourriture qui lui parvenaient depuis la droite. Il reconnaissait l'odeur des légumes frais mêlée à celle de ceux qui avaient été grillés. Ses yeux s'agrandirent de surprise : du pain. L'odeur du pain chaud traînait au-dessus de lui, comme un fragment tout droit sorti des souvenirs de son enfance. Une cuisine ne devait donc pas être loin. Ses mains tâtèrent les murs jusqu'à trouver la pièce ouverte dont s'échappaient les odeurs du passé. Cela faisait des mois que Louis n'avait pas senti autre chose que l'essence, la chair cuite et le parfum du rien désertique. Pénétrer dans cette cuisine était comme retrouver quelque chose d'humain, mais c'était trop tard. Il n'était plus humain. Plus grand monde ne l'était. Vivre ici, c'était se voiler la face, tenter de faire perdurer quelque chose qui n'existait plus depuis longtemps.
L'humanité. Le passé.
Tout avait été brûlé.
Son pied buta dans un meuble. Une table grinçante, bancale. Le choc avait fait remuer quelques bidules métalliques qui étaient posés dessus. Quand sa main les toucha, il reconnut les formes piquantes des fourchettes, les arrondis des cuillères, les lames des couteaux. Qui utilisait encore des couverts ? Ce n'est pas comme s'il y avait encore des restaurants, ou une nécessité d'avoir du savoir-vivre, de l'élégance en public. Ils n'avaient plus grande utilité désormais, à part pour étriper quelqu'un, arracher un œil peut-être. Louis effleura un couteau. Il était fin, lisse, assez pointu, plein de dents étonnamment encore méchantes. Il n'avait pas la patience de chercher un couteau à beurre taille enfant. La balle dans son abdomen devait être extraite. Ses doigts s'enroulèrent autour de la lame et il sentit la maison trembler de nouveau. Quelque chose avait été projetée contre les murs à l'extérieur. Un hurlement déchira le silence entre les murs.
« C'est une Araignée ! »
Une vague d'horreur submergea Louis.
Le mot résonna à travers différentes gorges dans les différentes pièces.
« Ce n'est pas une tempête, c'est une Araignée !
− Araignée !
− Faites sonner l'alarme.
− Tout le monde dans les souterrains !
− COUREZ ! »
Courir. Le couteau d'argent à la main, Louis ne savait pas où aller. Il ressortit de la pièce, suivit les vibrations des pas pressés et l'odeur toute particulière des corps en panique. Un cri strident résonna alors dehors, une alarme pour prévenir les autres réfugiés à travers la cité. Une main entoura son poignet, aussi délicate que le murmure qui suivit.
« Laisse-moi t'aider. »
Louis reconnut la voix et l'odeur presque familière de cette peau : le prisonnier. Une sensation désagréable glissa sur sa peau, saisissant tous ses muscles, l'abandonnant à l'impression que la température avait radicalement baissé tout en restant la même. A l'arrière de sa conscience, un rire résonnait, hystérique. Des frissons.
« Laisse le couteau, souffla l'autre. J'ai trouvé ce qu'il faut. »
Il remua une boîte en ferraille, et bien que Louis ne pût la voir, il en devina le contenu. Le couteau lui glissa des doigts et il se laissa être guidé par le bouclé. Un vacarme assourdissant s'écroula dehors, comme un cri de bête infernale. Le jeune homme le pressa et l'entraîna à la suite des autres qui courraient pour s'engouffrer quelque part, là où les bruits de leurs pas se perdaient.
« Ce sont les souterrains. Il faut descendre les grands escaliers de pierre, nous serons en sécurité là-dessous. Je ne te lâcherai pas. »
Suivre des inconnus dans leurs sous-sols et dépendre entièrement d'eux était le genre de situation que Louis évitait à tout prix. En vérité, il les fuyait comme la nuit. Aujourd'hui, il allait devoir faire une exception : une Araignée dévorait actuellement le monde autour de lui. Ces tempêtes d'un autre genre étaient dévastatrices, de véritables orages de mort. Elles s'étendaient sur des dizaines de kilomètres et pouvaient en parcourir des milliers sans faiblir. Leur violence et leur force croissaient avec le temps plutôt que de s'atténuer, réduisant tout sur leur passage à l'état de poussière. Le désert dont était désormais couvert le monde était leur œuvre. A vrai dire, les Araignées avaient surpris l'humanité, surgissant de nulle part, et avaient juré sa perte. Louis se souvenait encore des images satellites des premières tempêtes de sable qui s'étaient levées quand il était gamin. Les chaînes télé ne parlaient que de ça, de leurs dégâts et de leur forme étrange. Car n'ayant pas un seul œil mais plusieurs, de tailles variables, ces monstres météorologiques de vent et de sable ne mourraient qu'en se séparant, parfois des semaines après leur éveil. Elles n'étaient pas de simples vagues agressives poussées par le vent : elles étaient des ouragans sans pluie, des déluges qu'aucun scientifique ne fût capable d'expliquer avant qu'elles ne détruisent la majorité des civilisations.
Au fil de leur course dans le sous-sol, Louis remarqua que la main de son guide s'était glissé dans la sienne et la tenait fermement. Son attention s'appliquait à rester sur le mouvement de ses jambes pour ne pas tomber sur ce qu'il devinait être de la roche brute mais il se surprit ensuite à accrocher sa conscience au contact pressé contre sa peau et serra à son tour la main de l'autre. Si Louis laissait filer un peu plus sa concentration, il se reposerait alors entièrement sur le type, et Louis ne le voulait pas. Cependant il était si tentant d'oublier qu'il était seul dans une communauté de citadins païens quand il pouvait encore sentir l'odeur chaude du corps du gars et l'éclat de ses grands yeux verts qui s'ouvraient régulièrement dans ses pensées depuis que Louis était incapable de les discerner dans le noir. Son regard le hantait. Le Soleil aussi fort continuera-t-il de briller jusqu'à exploser un beau jour ne pourra plus brûler Louis après ces yeux là.
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