1.2. Les Secrets d'un Homme

Comme un voile vaporeux sur le monde, l'obscurité était tombée. Les pieds endoloris du bouclé traînaient avec fatigue sur le parquet lisse et brillant. Le clair de Lune s'y reflétait vaguement depuis la large porte fenêtre qui s'élevait au bout du couloir. Elle était gigantesque, comme un mur de géant ouvert sur rien d'autre qu'un monde unique et fantastique : le royaume paisible et silencieux d'Archibald Edison. Quand Harry avait grimpé non sans effort les escaliers d'ébène plus tôt dans la soirée, errant sans le savoir à la recherche de souvenirs habilement perdus derrière un meuble et d'échos de rires embrumés accrochés aux lustres, il s'était senti étouffé par toutes les portes et les volets fermés. L'image grossière et blessante d'une prison de gris et de froid lui était parvenue comme un vice et il l'avait détestée avec ardeur. Cette villa était un paradis évident, d'une beauté italienne rare et précieuse, et elle se devait d'être parcourue de liberté pure, et de liberté seulement. Alors avec véhémence, il s'était appliqué à déverrouiller chaque poignée et pousser chaque volet de bois, et peu à peu, il l'avait retrouvée et réveillée : sa jolie liberté. Une première brise indécise avait soufflé dans une chambre, puis une autre dans un salon, plus précise. La belle bâtisse emplie d'âges différents et disséminés aux quatre coins des étages avait commencé à respirer. Bientôt, le vent courait joyeusement dans les corridors et soulevait les rideaux en riant.

Oui. Le vent riait, et ses éclats résonnaient tel du cristal précieux tombant sur le sol en une illusion. Harry avait entendu ce rire cristallin qui avait bercé ses jours et ses nuits d'antant, et il avait voulu le saisir, le garder tout contre lui pour ne plus jamais le laisser fuir. Autrefois, il avait joué avec lui, lui avait parlé doucement sur un oreiller et de temps en temps, il s'était tu pour l'écouter. Mais aujourd'hui, Harry avait grandi et le vent était devenu plus mystérieux à ses oreilles. Peu importait de toute manière, il l'aimait toujours, avec autant de ferveur, peut-être même plus. Parce que ce soir-là, se tenant sur le grand balcon qui dominait les vergers romantiques, Harry posa un regard troublé et attendri sur le cerisier en fleurs. Au loin, il semblait scintiller dans la nuit comme une constellation terrestre, et le bouclé ne s'entendit pas murmurer tout bas qu'il le trouvait merveilleux. Le vent se réchauffa un instant, comme rougissant d'être observé par le jeune homme, et Harry le sentit. Il sourit avec bonheur. Ce soir, tous deux n'étaient plus des enfants, et Harry eut la naïve envie de faire l'amour au vent. Quelle drôle d'idée, pensa-t-il en mordant sa lèvre. Doucement, il se détourna du beau cerisier, et le vent glissa tendrement sur sa joue, tombant au creux de son cou dans une caresse discrète. Et sous sa peau mate, son âme s'agita encore.

Nerveusement, Harry observa les peintures de paysages rocambolesques et les portraits de créatures inconnues accrochées aux murs, puis s'attarda sur les meubles anciens de plusieurs générations répartis devant lui. Tout était comme neuf, inondé d'une beauté radiante. Rien n'était comme ailleurs, pourtant tout semblait si ordinaire. Un classique désiré, une disposition rationnelle. Pas un grain de poussière ne traînait. Tout était à sa place, à la même et exacte place qu'une décennie plus tôt. Ce fut alors la chute prodigieuse de sa logique énervée. Harry sentit le vent venir se blottir dans son dos dans un geste soudaine, tendre et singulier. Il ferma alors les yeux, et se rappela de tous les gestes imbibés d'étrangeté de son grand-père. Ici, c'était un autre monde. Ici, la nature était en paix. Ici, le vent était vivant. Subjugué, quand il rouvrit ses yeux désormais aussi clairs que ceux d'Archibald, il comprit toutes les choses qu'il n'avait jamais su saisir.

Ici, il n'était pas seul.

Dans un élan d'euphorie nouvelle, se précipitant au rez-de-chaussée, dévalant les escaliers en colimaçon, il rejoignit la grande cuisine et explora tous les placards, un à un. Vide. Vide. Tous vides. Il tourna sur lui-même, s'essayant aux premiers pas malhabiles d'une danse qu'il commençait à peine d'entrevoir dans la pénombre de sa vie, excité à l'idée de trouver un trésor, de résoudre les mystères d'Archibald, de percevoir enfin la mélodie sur laquelle il devait synchroniser ses gestes. Sur la table de bois rouge, bien au centre, il remarqua une râpe de métal disposée sur une petite assiette d'argile. Un bout de papier jauni y était attaché par une petite ficelle blanche :

Il n'aime que le zeste d'orange. Alors donne-lui du zeste d'orange.

Attention, jamais de citron. Sinon il t'en veut et te mordille les orteils toute la nuit.

Emporté par les flots puissants d'une vague déferlante de ravissement, Harry ne put retenir son rire un peu timbré. C'était ça, alors ? La féerie énigmatique de ce monde qu'il n'avait jamais connue ? D'un pas rapide, il partit jusqu'à l'orangeraie éclairée par la Lune à la recherche d'un fruit qu'il ramena aussitôt. Ses doigts tremblaient d'excitation quand il rapprocha la petite assiette et commença à zester l'écorce de l'agrume dans sa totalité. Il essuya le tout rapidement du bout des doigts, déposant la râpe dans l'assiette. Il avait si souvent vu son grand-père répéter ce geste, tous les matins, aux aurores les plus pâles. Maintenant, c'était son tour. Il s'éloigna un peu, reprenant son souffle, s'appuyant sur le plan de travail, et en attendant que quelque chose se passe, il découpa son orange en quartiers, humant son parfum. Le vent eut un éclat de rire, traversant la pièce avec entrain. Ce fut à cet instant précis qu'Harry l'aperçut pour la toute première fois de son existence. Une petite créature aux yeux immenses et adorables sortit de l'ombre rassurante d'un meuble. Le brun sourit en observant le petit animal au pelage clair, légèrement tacheté de blanc. Il ressemblait à un petit écureuil aux oreilles de chat. Il était tout simplement si mignon ! Timidement, il regarda Harry avant de grimper prestement au pied de la table, pointant et remuant sa truffe qui était indéniablement attirée par l'odeur du zeste gentiment mis à sa disposition.

A sa grande surprise, le bouclé vit trois autres petites bêtes rejoindre leur ami parti en éclairage. Il se hâta alors à la quête d'autres fruits puis revint en râper le zeste pour les nouveaux arrivants... qui étaient maintenant sept. Il ricana doucement, sous leurs regards émerveillés, tous tournés vers lui. Le plus petit d'entre eux l'observa plusieurs secondes et vint même se frotter contre ses doigts. Harry décida de le baptiser Tictac. Il ne sut pas vraiment pourquoi et s'en trouva stupide, mais il était si heureux.

Sur son front, il sentit la caresse délicate du vent qui souffla sur ses cheveux. Son cœur frappait avec vigueur dans sa poitrine, si fort qu'il l'entendait tout à travers lui. Harry devint nerveux. Il se tourna enfin vers le cerisier à l'aspect lunaire, toujours droit à l'horizon, trônant au milieu du labyrinthe. Il mourrait d'envie d'y aller, de découvrir ce qui s'y cachait résolument depuis son enfance. Même s'il le savait déjà... d'une certaine façon.

Là-bas, c'était le vent. C'était avec lui qu'il gambadait gaiement, ses pieds nus dans l'herbe tendre, lorsqu'il était enfant. C'était lui qui lui chatouillait les côtes à en rire jusqu'aux aurores alors qu'il se tortillait sur le sol, essoufflé. C'était lui, le vent heureux, qui l'avait si souvent poussé dans le petit lac aux eaux claires, lui arrachant des cris de surprise. C'était lui, le doux vent, qui voulait le tenir par la main alors qu'il explorait les jardins colorés. C'était lui, le beau vent, dont il était tombé amoureux.

Son cœur battait la chamade, prêt à tout rompre en lui, alors Harry se résolut à quitter ses nouveaux amis puis sortit d'un pas timide. Son grand-père avait toujours tout su... Archibald Edison, un botaniste de renom ? Non, c'était un magicien. Un homme au cœur pur qui s'était dédié à la protection de ce petit univers de l'Italie du Sud, caché aux yeux du monde entier. Milles choses encore attendaient Harry ici bas, milles merveilles plus époustouflantes les unes que les autres, et il allait toutes les découvrir au cours de sa vie, sans plus tarder. Il allait protéger ce royaume. Mais ce soir, exceptionnellement, il n'y avait de place que pour une seule merveille.

L'esprit passionné et le corps brûlant de curiosité, l'héritier d'Edison erra sur cette terre riche d'enchantement, ses pas le guidant irrémédiablement au centre du labyrinthe de fleurs aux airs majestueux. Mais le vent s'était tu, il était devenu secret et puis... il avait disparu. Assis au pied du cerisier, des flocons roses s'échouant joliment sur ses boucles, Harry l'attendit. Il l'attendit toute la nuit... puis tomba dans un sommeil exquis. Il rêva de tant de choses absurdes, si bien qu'à son réveil, il crut rêver encore. Il battit mollement des paupières, ébloui par la lumière souriante du Soleil matinal, et posa son regard nuageux sur une silhouette vague et éparse, penchée au-dessus de lui. Il distingua ensuite un visage ravissant, bien qu'il ne fût pas humain. Non. Le garçon près de lui était fait de pétales de fleurs qui dansaient joliment dans l'air. Des fleurs pâles de cerisier. Harry se redressa brusquement, stupéfait par ce qui se jouait devant ses yeux. Le garçon se volatilisa, surpris, avant de réapparaître timidement, caché derrière le tronc, semant des dizaines de pétales qui s'échouèrent sur l'herbe verte. Dans sa poitrine, le cœur du grand bouclé explosa. C'était insensé. Ebahi, il admira le jeune homme de longues secondes, posant sa main contre l'écorce de l'arbre japonais. Il était si beau qu'Harry en eut mal au cœur. Dans son extase, il voulut l'approcher, mais le garçon de pétales recula un peu. Le bouclé lui offrit un sourire rassurant.

- Tu as peur de moi maintenant ? souffla-t-il en l'observant avec tendresse.

L'autre remua doucement la tête. Il ne le craignait pas, il était tout simplement... intimidé.

- C'est toi, pas vrai ? demanda gentiment Harry avec des yeux brillants d'amour. C'est toi, le vent ?

Il le vit hocher légèrement la tête.

- Tu m'as fait tomber dans l'eau quand j'étais gamin, lui reprocha-t-il alors simplement en souriant.

Alors il l'entendit rire. Ce son était si merveilleux que le brun du s'appuyer entièrement sur l'arbre pour ne pas en tomber à la renverse. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top