Cet homme qui prend soin de nous, mon frère et moi, depuis plusieurs années comme une nourrice, je me rends compte que je ne sais pas grand chose sur lui. Mon père l'a embauché quand mon frère avait quatre ans, et moi j'en avais sept. Pour moi il fait partie de la famille, et pour mon frère encore plus je pense. Mon père, notre père à mon frère et moi, travaille beaucoup, et de ce fait, doit se rendre à divers endroits. Bien qu'il ne soit pas souvent là, je l'aime beaucoup ! Mon frère, je ne sais pas ce qu'il en pense. Du coup, comme il ne pouvait plus vraiment s'occuper de nous depuis que maman a disparu sans laisser de traces, il a engagé cet homme. J'ai décidé de l'appeler "mon prof" car il ne m'a jamais donné son vrai nom. Il est beaucoup plus jeune que mon papa. Au début, je ne lui faisais pas confiance, je ne le connaissais pas. Il ne me faisait pas peur mais je me méfiais de lui. D'habitude c'est maman qui nous couchait mon frère et moi, c'est maman qui s'occupait de nous quand on s'ennuyait... Pourquoi, elle a disparu ? La police ne l'a jamais retrouvée, et on ne sait même pas si elle est partie de son plein gré ou si on l'a enlevée... Parfois elle me manque. Mais bon, maintenant j'ai quatorze ans, je ne suis plus une gamine !

Mon frère n'a pas eu peur de lui non plus au début, il ne s'est pas méfié par contre. Je lui en ai voulu pour ça un certain temps. Mais quand j'ai compris qu'il était gentil, qu'il ne voulait que notre bien j'ai arrêté de le dévisager méchamment, de lui désobéir, ou de lui compliquer les tâches ménagères. Il ne me grondait pas pour ça d'ailleurs, il me faisait comprendre pourquoi ce n'était pas dans "notre intérêt commun" comme il l'appelait. Mon prof, je l'ai surnommé comme ça car il m'aidait beaucoup pour mes devoirs, je crois qu'il a un don pour expliquer les choses. Mon frère, lui, n'avait pas besoin d'aide, il suivait parfaitement l'exemple de papa : il travaillait beaucoup et n'était pas souvent là, mais comme pour papa, ça ne m'empêche pas de l'aimer. Je me souviens de la première fois où il nous à vus. Il nous a demandé si nous étions bel et bien frère et sœur car nous ne nous ressemblons pas beaucoup. Mon frère est blond platine et moi je suis brune ; Il est très grand, enfin pas à l'époque, et moi je suis de taille moyenne ; Il a un visage allongé et moi beaucoup plus aplati ; Il a des mains de pianiste et moi de petits doigts. Je pourrais passer une après-midi entière à vous compter nos différences, mais là n'est pas le sujet. Pourquoi est-ce que je sais si peu de choses sur mon prof ? Je ne lui ai pas posé de questions sur lui quand j'étais petite ? Cela me semble un peu gros, comment est-ce que j'ai pu lui faire confiance si je ne connaissais rien de cet étranger ? Et pourquoi je ne me souviens plus du visage de maman ? Rrrahh ! Pourquoi est-ce qu'à chaque fois que j'essaye de me rappeler de mon prof, je pense à maman ? Et d'ailleurs, pourquoi est-ce que mon frère qui est de nature méfiante ne s'est pas méfié de lui ? Bon d'accord, il avait quatre ans. Mais même ! Je me souviens qu'à trois ans il ne faisait pas confiance à la femme de ménage ! Et allez, je suis en train d'énumérer tout ce qui me semble étrange dans ma vie... Remarque, pourquoi pas.

Alors, pourquoi est-ce que l'on vit dans un manoir à l'écart de la ville ? Pourquoi est-ce que je fais des rêves ou les panneaux d'indications s'illuminent à leurs extrémités comme des vers luisants ou avec des oiseaux de fer gigantesques passant au-dessus de nos têtes ? Pourquoi est-ce qu'il y a une pièce dans le sous sol fermé à clé que personne n'a ouvert depuis 1734, c'est à dire juste avant la naissance de mon frère ? Pourquoi est-ce que la pluie se met à tomber quand on nous fait comprendre qu'il n'est pas l'heure pour sortir ? Et surtout, pourquoi est-ce que les années ne semblent pas avoir d'emprise sur mon prof ? Même ses cheveux n'ont jamais poussé ! Pourtant j'ai vérifié, il n'a pas de perruque. Et pourquoi maman a disparu ? Rrrah ! Pourquoi est-ce qu'à chaque fois que j'essaye de me rappeler de mon prof, je pense à maman !

"Dis-moi, cela fait combien de temps que tu es sur ce hamac ? me demande mon prof.

-Je sais pas...

-Qu'est-ce que tu fais ? Tu te reposes ?

-Non, je réfléchis...

-Viens, aide moi à plier la nappe.

-J'arrive."

Bien plus tard, dans l'après-midi, je vois un caillou de la taille de mon poing. Il flotte dans les airs, ou plutôt il lévite. Totalement immobile. Je m'approche, et le touche du doigt, rien ne se passe. J'essaye d'appuyer dessus pour le ramener au sol, mais même en grimpant dessus, il reste immobile. C'est la première fois de ma vie que je vois une chose pareille... Pourtant, cela ne m'effraie pas, cela m'intrigue. J'essaye de l'attraper, avec succès. Et maintenant ? Je le lance au hasard dans l'herbe non loin de moi, mais il rebondit dans les airs comme sur un sol invisible. Et enfin, quand il s'arrête, il disparaît momentanément pour réapparaître quelques dizaines de centimètres plus bas. Sur le sol. Je retente l'expérience, mais le caillou rebondit normalement dans l'herbe. Déçue, je rentre à la maison.

Ce soir, on mange de la soupe. Préparée par les soins de mon prof. Je ne sais pas si je dois le croire quand il me dit que je suis fatiguée, il ne m'a pas crue quand je lui ai raconté mon histoire à propos du caillou qui ne voulait pas toucher le sol. Mais cette fois, mon frère l'a vu aussi. Mon prof a disparu sous nos yeux pendant quelques instants et a réapparu sans aucune raison ! Bien sûr il nie les faits... On en a reparlé avec mon frère, mais la discussion n'a pas vraiment abouti. Cette nuit c'est décidé. Je vais ouvrir la porte fermée depuis 1734 ! Ouvrir cette porte, ce serait comme faire un bond dans le passé, aujourd'hui on est en 1746. Un bond de plus de dix ans. Ce sera plutôt impressionnant !

Il est tard, je ne sais pas quelle heure exactement. Je sors de ma chambre à pas de loup. Je gagne lentement la cave et prends sur le chemin la clé de la porte qui se trouve derrière un des tableaux du couloir.

La porte est en bois de sapin, dessus il est gravé "dernière ouverture 1734", et rien d'autre bizarrement. J'entre la clé dans la serrure et la tourne, la porte s'ouvre. Satisfaite, je lance un dernier coup d'œil sur la gravure et remarque que ce n'est plus la même ! Il est désormais écrit :"dernière ouverture 1746". Juste, pourquoi ! J'ai ouvert la porte et la gravure a changé non seulement deux lettres de son contenu mais aussi de place sur la porte. Tant pis, je n'ai pas le temps de m'attarder là-dessus. Je rentre et une lumière blanche m'aveugle. J'entends une voix indifférente que je ne connais pas qui dit : "Éjection du serveur".

Je me réveille dans un lit, des tuyaux sont plantés un peu partout dans mon corps. Je regarde autour de moi, je vois une femme qui me dit avec un sourire : "Tu as fini par venir me rejoindre ?

-Qui êtes-vous ?

-Je vois tu ne te souviens même pas de moi... Je suis ta mère. Et malheureusement, je n'arrive plus à me connecter."

Autour de moi, je vois mon frère, il a lui aussi d'innombrables tuyaux plantés un peu partout dans son corps, mais il en a un derrière le crâne que je n'ai pas, ou plus. Et à côté de lui, il y a mon père, une petite plaquette lumineuse est posée sur leurs yeux à chacun. Sur celle de mon frère il est écrit : "Connecté depuis dix ans". Sur celle de mon père : "Connecté depuis quatre minutes".

L'esprit perdu, je regarde pas une fenêtre étonnamment grande, et je les vois, les poteaux lumineux aux extrémités dont je rêve souvent. Je lance un regard perdu vers celle qui dit être ma mère, à coté d'elle il y a un calendrier, la date inscrite est : "2489"...