34. Une vieille dame au nom de fleur
Oui, Marguerite était vraiment une vieille dame : elle avait 97 ans quand je l'ai connue. Elle était célibataire et elle aimait qu'on lui dise « Mademoiselle Marguerite » ! Elle était toute menue, mais quelle force de caractère !
C'était la propriétaire de la maison où nous habitions, il y a bien des années. Au rez-de-chaussée vivait une retraitée un peu artiste. Mademoiselle Marguerite occupait le premier étage. Le deuxième étage était loué par un couple de fumeurs. Mademoiselle Marguerite les tolérait mais ne pouvait supporter les mégots de cigarettes devant la porte d'entrée ; on la voyait souvent armée d'un balai pour éloigner les mégots de son bout de trottoir. Nous logions au troisième étage, quatre femmes en colocation vivant en communauté. Le quatrième étage voyait se succéder des jeunes couples. L'un déménageait à l'arrivée du second enfant. L'autre se séparait après quelques mois de disputes. Les suivants étaient des musiciens et nous supportions les vocalises et autres instruments... Au cinquième étage se trouvaient les greniers et les « chambres de bonnes » comme on en voyait dans les constructions anciennes : chacun des appartements disposait donc d'une chambre de bonne au cinquième. Sur le toit s'étendait la terrasse utilisée pour suspendre la lessive les jours de grand soleil. Les jours de pluie, on utilisait le séchoir du sous-sol, près du couloir des vélos. Le sous-sol donnait sur un petit jardin qui n'était pas visible depuis la rue. Mademoiselle Marguerite prenait grand soin de sa maison : elle avait fait repeindre les façades pour que ses héritiers – de lointains cousins qui venaient rarement la voir - reçoivent une maison en parfait état.
Dans son grand âge, Mademoiselle Marguerite se portait comme un charme. Elle avait renoncé à partir en vacances dans la pension de famille où elle avait ses habitudes : il n'y avait plus que des « gamins » de soixante-dix ans, plus personne de son âge avec qui faire la conversation ! Mademoiselle Marguerite souffrait de légers troubles de l'équilibre et il lui arrivait parfois de tomber, mais c'était toujours des chutes sans gravité. Je me souviens de ce jour où je l'ai aperçue avec un tuyau d'arrosage dans son jardin. J'ai eu peur. Je lui ai dit : « Mademoiselle Marguerite, faites attention, vous risquez de tomber ! » Sa réponse ? « Mais non, je me tiens au tuyau ! »
Quand je rentrais du travail, j'avais pris l'habitude de lui faire un petit coucou. Sa porte n'était jamais fermée à clé. Je sonnais et j'entrais, j'échangeais quelques mots et je repartais, heureuse de voir que tout allait bien. Ce jour-là, la porte a résisté : elle était fermée à clé. Personne n'a répondu à mon coup de sonnette. Bizarre ! Ce n'était pas dans ses habitudes... Était-elle sortie ? Une heure plus tard, je sonnais à nouveau. La porte était toujours fermée, tout était silencieux. Ce n'était pas normal. J'ai téléphoné à l'hôpital. On m'a confirmé que Mademoiselle Marguerite était hospitalisée. Je suis allée aux nouvelles. Je l'ai à peine reconnue. Elle avait fait une chute dans sa cuisine : elle était tombée sur le visage qui était maintenant gonflé et tuméfié. Elle m'a dit : « Quand je me suis retrouvée par terre, j'ai appuyé sur l'alarme : vous n'étiez pas là, c'est l'ambulance qui est venue. » Et après un moment : « Ils croyaient que j'avais un dentier et ils voulaient m'enlever mes dents ! » Tout l'intérieur de sa bouche était dans un état pitoyable. Pour le repas du soir, on lui a apporté des pommes de terre : elle n'arrivait pas à manger...
Après un séjour à l'hôpital, Mademoiselle Marguerite a été transférée dans une maison de soins : probablement qu'elle ne pourrait plus rentrer à la maison. Elle y est restée trois semaines. Je l'ai vue dépérir. Lors d'une visite, elle m'a demandé de faire les démarches pour arrêter son téléphone fixe et l'abonnement au journal local au 31 octobre.
Mademoiselle Marguerite est décédée dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre. Elle avait eu cent ans en juillet. Les héritiers ont vendu la maison pour une bouchée de pain au couple du deuxième étage. Qui maintenant balaie les mégots devant la porte d'entrée ?
Dans cette rue habitait Mademoiselle Marguerite...
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