7. Parfum de cannelle
Je ne connais pas ma date de naissance. Je ne sais pas quand je suis née, ni où, ni si d'autres personnes ont aidé ma mère à accoucher. Je n'ai jamais non plus été déclarée. Je suis ce qu'on appelle une enfant fantôme.
Qui n'existe pas.
C'est étrange, de se dire qu'on vit, mais qu'on n'est rien pour personne. Que la société ne nous reconnaît même pas. On n'est personne. Un fantôme, réellement.
Ma mère m'a gardée quelques mois. Quand elle m'a trouvée devant sa porte, j'étais en bonne santé, je devais avoir deux ou trois mois. J'avais un nom de famille, mais pas de prénom. Une semi identité, j'étais à moitié quelqu'un.
Elle ne m'a pas nommée. Elle ne m'a jamais dit son nom, non plus. Je m'appelais « fille », « toi », « petite », « gamine ». Moi, je ne parlais pas beaucoup, alors je n'ai jamais cherché à connaître son nom, puisque je n'avais pas besoin de l'appeler.
Pendant un peu moins de cinq ans, cette vieille femme a été la seule personne que j'ai connue. Elle m'a appris à vivre, tromper les gens, fuir, parler, manger, trouver de la nourriture. À l'âge de quatre ans, elle m'a mis un couteau dans la main. Je crois qu'elle savait qu'elle ne ferait pas long feu. Il fallait que j'apprenne à me débrouiller.
Ce jour-là, je me suis entaillé la paume, profondément. J'en garde une cicatrice. J'ai alors refusé de toucher à tout ce qui pouvait s'avérer tranchant.
Elle était brusque, parfois même cassante, sèche. Mais il y avait ce quelque chose qui faisait qu'elle m'aimait. Ce quelque chose qui l'empêchait de m'abandonner. C'est ce même quelque chose qui fait que je suis née et que ma mère s'est assurée que j'allais vivre. Une sorte d'instinct maternel, cette incapacité à laisser un enfant seul.
Elle avait l'habitude de partir de longs moments, sans vraiment prévenir. Je le devinais avec des détails : la nourriture en abondance dans le frigo et les placards, le téléphone laissé près de mon lit, la maison pour une fois rangée... Je n'avais pas peur, et puis j'avais la télé à moi toute seule, ça me faisait plaisir. Je jouais dans le jardin, aussi, j'inventais mes méchants et les combattait en les bombardant de cailloux.
Elle faisait aussi beaucoup de jardinage devant la maison, là où je n'avais pas le droit d'aller. En fait, il m'était interdit de sortir de la propriété. Un jour, elle avait passé la journée à s'occuper des roses dehors. J'avais faim, alors j'ai voulu voir où elle en était. Je l'ai découverte étalée sur le sol, le sécateur encore coincé entre ses doigts, une tige de fleur sur le ventre. Elle ne respirait plus.
J'ai compris plus tard qu'elle était morte d'une crise cardiaque. Comme ça, d'un coup, en coupant les roses dans son jardin.
J'avais cinq ans, mais j'ai compris que je ne devais pas rester. Pour la première fois – si on se fie à mes souvenirs – je me suis aventurée dans les rues. J'ai couru longtemps sans réfléchir. C'est ce jour-là que le tourbillon est apparu. Ce flot de pensées immortelles, trop nombreuses, trop fortes.
J'ai vécu n'importe comment pendant plusieurs années, sans parler à personne. J'étais totalement libre, puisque rien ne me retenait : je n'aimais personne et personne ne m'aimais. Je ne respectais aucune loi, aucune règle. Je me contentais de vivre, sans rien ni personne pour me diriger.
À sept ans, j'ai rencontré Erine et Flèche et les autres. Ils étaient comme moi, des enfants qui n'existaient pas, vagabonds. Au début, je ne disais pas un mot. Je criais quand on m'approchait trop.
Erine me traitait en riant de sauvage. Elle m'admirait, sans réellement le dire. C'était toujours la première à vouloir que je raconte mes années passées à survivre sans personne. Elle trouvait ça incroyable.
Il m'a fallu de longs moment pour trouver mon nom. Cannelle. Il est soudain apparu comme une évidence. J'ai toujours eu avec moi ce foulard léger, doux et fin qui portait l'odeur de cette épice. Ma mère – la vraie – me l'a laissé et c'est tout ce qui me permet de me la représenter. Quand j'ai annoncé mon choix aux autres, ils ont applaudi chaleureusement et crié mon nouveau prénom dans la nuit. Ça m'a fait rire.
Et puis, la police nous as trouvé. Je suis redevenue sauvage, plus que jamais. Je me débattais, je ne parlais pas, je criais. Erine et Flèche ont été emmenés loin de moi et séparés. J'ai beaucoup pleuré. Quand Hanaé m'a emmenée avec elle, c'était pareil.
Au début, Iñaki et Meryl avaient peur de moi. Ils se cachaient quand j'approchais. Moi aussi, j'étais terrifiée, d'ailleurs.
Enfin, l'amour. Il est apparu à petits pas, discrètement. D'abord, il s'est fait minuscule, caché, avant de prendre de plus en plus de place, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus l'ignorer. J'ai pris Meryl et Iñaki sous mon aile, je les ai aimé comme jamais je ne l'avais fait. Je suis allée les attendre à la sortie de l'école pour intimider ceux qui leurs posaient des problèmes. Je n'ai pas fermé l'œil pour chasser les monstres qui peuplaient notre chambre. J'ai ri, j'ai crié, j'ai pleuré avec eux.
C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à vivre.
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