10. Le royaume brisé

Talia était morte vendredi soir. Ça avait été silencieux, discret et complètement invisible. Comme un plongeur qui fend l'eau sans provoquer aucune éclaboussure.

Elle avait prétexté un repas entre amies, comme ça arrivait souvent. Eridan l'avait suppliée de rester manger avec eux. Elle avait refusé fermement, avec un sourire. Orion n'avait rien dit ; il avait regardé la petite Naos de cinq ans et, comme s'ils connaissaient déjà l'avenir, tous les deux, ils n'avaient plus souri durant toute la soirée.

Il y avait toujours eu des groupes opposés, dans cette famille. D'abord, papa et maman, les plus grands, ceux qui dirigeaient. Le roi et la reine, qui dirigeaient le royaume avec fermeté et sourires, qui s'embrassaient en cachette, quand les enfants étaient couchés, et riaient devant des films débiles. Ensuite, Eridan et Altaïr, les rieurs et énergiques, qui trouvaient l'espoir là où ne l'attendait même plus. Et enfin, Orion et Naos, les deux silencieux et poétiques, qui semblaient toujours avoir un train d'avance par rapport aux autres. Ça avait toujours été ainsi. Il n'y avait aucune raison que ça change.

Jamais l'écart entre eux n'avait été aussi grand. Papa dirigeait, les rieurs souriaient et les silencieux se taisaient. Le repas avait été simple, mais bon : la purée d'Aleksei était la meilleure. Plus tard, Eridan apprendra qu'en réalité, il ne faisait que mélanger du lait et une poudre jaune bizarre tirée d'une boite cartonnée, signée purée Mousline.

À ce moment là, ils ignoraient que ce serait le dernier jour qu'ils goûteraient ce plat qu'ils adoraient. Désormais, il serait synonyme de mort.

Talia n'avait pas hésité longtemps. Elle avait éteint ses phares pour filer à toute vitesse dans la nuit noire. Peut-être formait-elle encore un plan dans sa tête. Peut-être qu'elle avait déjà tout préparé depuis longtemps. Son pied restait fermement collé à l'accélérateur. Quand elle a vu un camion en face, elle n'a pas hésité. Sa vitesse à encore augmenté, jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment proche du véhicule. Au dernier moment, elle a violemment tourné le volant.

Le verre a explosé de partout. Au même moment, il s'est mit à pleuvoir. Triste coïncidence. Talia a pensé à ses enfants, alors que la voiture retournée lui cachait la vue des étoiles. Elle a voulu murmurer quelque chose, mais déjà son corps ne lui répondait plus. Alors, elle s'est contentée de sourire.

Les sirènes de la police et du SAMU ont retenti très vite. Le chauffeur avait été épargné et il avait réussi à appeler des secours. Thalia, elle, n'entendait déjà plus les battements de son cœur. Elle était partie.

Aleksei a été très vite averti. La nouvelle a été violente, dure, accablante. Il en est tombé à genoux.

Dans sa chambre, dans son lit, Orion a frappé son oreiller de son poing et a étouffé ses sanglots. Il l'avait senti. Il n'avait rien fait. Il aurait dû la retenir. Talia n'écoutait jamais Eridan, mais elle prêtait toujours attention à l'avis d'Orion. Pourquoi n'avait-il rien fait ?

Les autres avaient été informés par la voisine, le père étant absent. Tout en remontant ses lunettes sur son nez et en secouant tristement la tête, elle avait regardé les quatre enfants sans mère.

— Votre maman est partie. C'était une connasse : c'est elle qui a tué mon chien.

Rien de plus. Rien de plus qu'un voyage, une connasse et un chien mort. Eridan a voulu poser une question, mais Lily-Anne était déjà dehors, occupée à pleurer son cabot idiot décédé depuis deux ans. Altaïr s'était dit que si elle n'arrivait pas à se remettre du décès de son chien, il leur serait impossible de panser la blessure béante laissée par la disparition de leur mère. Orion s'était avancé pour expliquer, d'une voix blanche. Son frère et ses sœurs devaient savoir.

« J'ai entendu papa, cette nuit. Il est arrivé quelque chose à maman. Quelque chose de grave. »

Eridan n'avait pas dit un mot. Il était partit, comme ça, de la même manière que sa mère : en souriant. Ça n'avait pas de sens, il ne comprenait pas. Pourquoi elle voudrait les laisser tous seuls ? Tout allait bien, pourtant. Elle était la reine, la plus belle des reines, la souveraine parée d'or, adorée par son petit royaume, aimée par son roi. Pourquoi elle voudrait les laisser tous seuls ? Son sourire était si magnifique, elle était si belle, si rayonnante. Pourquoi elle voudrait les laisser tous seuls ? N'étaient-ils pas suffisants pour la satisfaire ? Et puis, où est-ce qu'elle était partie, d'abord ?

Eridan n'avait pas réalisé que partir, parfois, c'était mourir.

Aleksei était revenu en claquant la porte. Altaïr et Naos avaient entendu son cri dans la rue, alors qu'il sortait de la voiture. Ça leur avait fait peur, de voir leur père qui avait si mal. Elle s'étaient serrées l'une contre l'autre, en tremblant légèrement.

Comme souvent, Aleksei était allé d'abord voir Eridan. Quand il rentrait, il prétextait vouloir l'aider à faire ses devoirs, et en fait, ils parlaient pendant des heures et le lendemain, Eridan revenait avec un mot dans son carnet disant qu'il n'avait pas fait ses exercices. Ça faisait sourire maman et elle signait simplement pour dire qu'elle avait vu, mais jamais elle ne s'énervait. Elle savait. C'était important.

— Maman est morte.

C'était la première chose qu'il avait dit en s'asseyant près de son fils. Eridan avait éclaté de rire. Un gloussement faux, cassé, qui n'y croyait pas, qui espérait une mauvaise blague. Il avait ri longtemps, puis, il ne savait pas trop comment, ni quand, les rires s'étaient transformés en sanglots. Aleksei avait grimacé et avait attiré son enfant contre lui, pour le serrer contre son cœur, en promettant silencieusement qu'il serait toujours là, que ce allait rentrer dans l'ordre, qu'il allait le protéger. Eridan avait attrapé les vêtements de son père, s'y était agrippé entre un sanglot, s'y était accroché au milieu d'un autre éclat de rire. Il trouvait ça bizarre, comme réaction, les rires au milieu des larmes. Jamais il n'avait rigolé comme ça. Ça l'effrayait un peu. Enfin, il essayait de ne pas y penser et de simplement se laisser bercer par les mouvements lents de son père, rassurants, protecteurs. Tout allait s'arranger. Son père allait régler tout ça. Ça irait mieux, même si ça n'allait pas du tout. C'était obligé. Aleksei l'avait promis sans même prononcer un mot et ça, c'était plus fort que tout.

Ce que personne ne savait encore, c'est que la mort de la reine a bien trop vite entraîné la chute du roi, puis celle du royaume tout entier.

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